Le roman de Gombrowicz se déroule dans une Pologne à la fois contemporaine où l’on suit des joueurs de tennis, un millionnaire agonisant, une jeunesse aristocrate désœuvrée qui se promène en décapotable - et une Pologne reculée où les relents de féodalisme s’échappent encore des marais bordant le château de Myslotch, ténébreux ombilic à l’œuvre.
Paul Kalinine, dans sa préface de 1977, estime que Les Envoûtés constitue à la fois « un exercice de style » et « un renouvellement du genre » : « il réussit le prodige de le réinstaller au cœur de notre temps et de son temps, en lui faisant porter la charge de son vécu personnel, de ses mythes et de ses obsessions » [1]. Nous ne reviendrons pas sur les similitudes entre la vie de l’auteur et le roman, dont voici l’essentiel :
« On retrouve, dans les Envoûtés, la lignée maternelle des Kotkowski, misanthropes et fous, sous le masque transparent des princes Holchanski, et les pitoyables vagabondages de leur dernier survivant transposent à peine les rondes nocturnes de Boleslaw Kotkowski. La fiction romanesque se nourrit des traditions intimes, privées, de la famille réelle. En même temps, la folie, la décadence, le renoncement de la noblesse à son rôle historique, ce grand abandonnement où elle se complaît, définissent la représentation mythique que Gombrowicz se forge de la Pologne : terre hamlétique de l’autodestruction où l’humilié triomphe de l’humiliateur en s’humiliant davantage. [...] La donnée autobiographique nourrit et renforce l’analyse sociologique. Qu’il s’agisse des classes déclinantes de la grande et moyenne noblesse confinées à Myslotch et Polyka, du cercle ambigu des demi-mondaines, des milieux populaires de la capitale, ou d’excentriques, comme le millionnaire Maliniak, le romancier combine son expérience rurale et citadine, tire résolument parti de sa pratique de toutes les catégories sociales. [...] derrière la famille et ses traditions, derrière la Pologne et ses réalités historiques et sociales, se profile Gombrowicz avec ses mythes, sa morale, son écriture. » [2]
Ce qui retiendra toute notre attention est la question de l’identité - au cœur de l’œuvre de Gombrowicz, au cœur de ce roman, au cœur du château même.
En admettant que ce roman-feuilleton n’ait été qu’un travail ‘alimentaire’ [3], le roman noir est par lui-même très propice à l’exposition des questions identitaires qui travaillent Gombrowicz. A la source du genre : Le Château d’Otrante d’Horace Walpole, en 1764, puis les romans de Radcliffe, de Lewis et cetera. Le château constitue dès l’origine le personnage principal : Otrante, Udolphe, Silling ou Usher, il est en lien tellement étroit avec l’identité des personnages qui y évoluent que son architecture ressortit à une ontologie. Le mystère de ces châteaux est celui de l’être : les descriptions de Walpole ne font jamais apparaître la bâtisse en entier, comme si elle était irreprésentable, mais insistent sur les souterrains et les labyrinthes où l’imaginaire gagne ce que l’identité perd. Poe, dans La Chute de la maison Usher, montre la folie à venir par une lézarde que le voyageur observe à son arrivée ; l’importance des catacombes où tout se résout dans Le Moine est une figuration efficace de l’inconscient d’Ambrosio. Déjà, en 1771, Madame du Deffand avait écrit à Horace Walpole : « je m’imagine que votre âme et votre château se ressemblent par leurs singularités [...] et par leurs bizarreries » [4].
Witold Gombrowicz s’efforce, dès le second chapitre, de poser la présence massive du château de Myslotch, « curiosité la plus remarquable de la région » [5], comme suit :
« La lune éclairait à perte de vue une plaine où quelques arbres découpaient des silhouettes fantastiques. Un cours d’eau scintillait dans la nuit pâle - c’était le Mukhawiets qui s’attardait et s’épandait sur ces bas-fonds de marécage. [...]
Une haute butte surgissait, insolite, au milieu des marais. Elle était couronnée d’une bâtisse énorme, plus surprenante encore.
Chymtchyk, qui était myope, distingua seulement la lourde masse du colosse de pierre flanquée d’une puissante tour qui s’élevait, solitaire, orgueilleuse, féodale, au-dessus de ces espaces désolés... La brume peu à peu noyait le pied du château.
Mais c’est gigantesque ! s’écria le conseiller.
C’est le mot, enchaîna le professeur. [...] Une ruine croulante, parfait exemple de l’abandon où sont laissées nos demeures seigneuriales. [...] Le château que nous venons de voir a connu des époques de splendeur, ajouta-t-il non sans nostalgie, et voici ce qu’il en reste : un simple amas de pierres, triste retraite d’un insensé, et tombeau d’une famille qui s’éteint... Depuis cent ans déjà la folie hante ces lieux. » [6]
Tous les poncifs du genre sont présents : la présentation nocturne d’un château en proie à la déréliction à l’instar de la noblesse décadente qui lui survit à peine ; le ‘colosse de pierre’ qui rappelle Otrante, et la folie Usher. De plus près, le château paraîtra « plus redoutable encore et plus fantastique » dans son « orgueilleuse et morne solitude » [7]. Les personnages qui l’abordent sont bel et bien dans cette nuit sensible, mentale et morale qu’Annie Le Brun évoque comme climat du genre noir dès le XVIIIe siècle. Il s’agit d’une « couleur en quête de formes » [8], écrit-elle, et nous comprenons que « l’architecture noire, première tentative d’édifier une demeure humaine entre le néant et l’absolu » [9], a une signification ontologique foncière. Maya, l’héroïne du roman avec Walczak, en perçoit (au début) l’agonie puisque « ce château désert, perdu parmi les eaux, les brumes et la tourbe, était pour elle l’image même de la mort, d’une existence touchant à son terme » [10]. En tant que jeune aristocrate dont la maison familiale de Polyka sert de pension, Maya se sent au terme de sa lignée, certes, mais ce qui sourd en chacun des personnages en présence du château de Myslotch est ce que Freud a nommé das Unheimliche, « l’inquiétante étrangeté ».
L’esthétique du roman noir est précisément celle de l’Unheimlich qui « ressortit à l’effrayant, à ce qui suscite l’angoisse et l’épouvante » [11]. Est unheimlich ce qui est à la fois familier et inquiétant : « l’inquiétante étrangeté est cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier. » [12] Que l’équivalent anglais de unheimlich soit haunted en parlant d’une maison explique la prédilection du roman gothique pour les demeures, surtout lorsque celles-ci sont familiales, ce qui est bien le cas dans le roman de Gombrowicz. Le heimlich et le unheimlich coïncident : c’est ce qui n’appartient pas à la maison et pourtant y demeure. Comme le constate Freud, « ce qui paraît au plus haut point étrangement inquiétant à beaucoup de personnes est ce qui se rattache à la mort, aux cadavres et au retour des morts, aux esprits et aux fantômes. » [13] Et de fait, le château de Myslotch est hanté non seulement par les errances nocturnes d’un prince devenu fou mais surtout par une présence qui se manifeste dans une pièce particulière, celle où les substances changent de forme : la Vieille Cuisine : « Fallait-il être sot et naïf pour tenter de se débarrasser du professeur en le logeant dans la pièce ‘hantée’ ! Mais Kholawitski n’avait pas le courage d’affronter lui-même l’intrus. » [14] Cette pièce est l’ombilic vers lequel convergent toutes les attentions, tous les mystères et toutes les angoisses. Mais Les Envoûtés possède d’autres caractéristiques unheimlich.
Les personnages principaux, Maya et Walczak, sont dans une relation qui répond de façon quasi parfaite à ce que Freud délinée ainsi :
« Il s’agit du motif du double dans toutes ses gradations et spécifications, c’est-à-dire de la mise en scène de personnages qui, du fait de leur apparence semblable, sont forcément tenus pour identiques, de l’intensification de ce rapport par la transmission immédiate de processus psychiques de l’un de ces personnages à l’autre [...], de sorte que l’un participe au savoir, aux sentiments et aux expériences de l’autre, de l’identification à une autre personne, de sorte qu’on ne sait plus à quoi s’en tenir quant au moi propre, ou qu’on met le moi étranger à la place du moi propre - donc dédoublement du moi, division du moi, permutation du moi -, et enfin du retour permanent du même, de la répétition des mêmes traits de visage, caractères, destins, actes criminels, voire des noms à travers plusieurs générations. » [15]
Dès les premières pages en effet le narrateur souligne que la jeune Maya Okholowska, aristocrate championne de tennis et son nouvel entraîneur Walczak sont semblables, ce qui ne manque pas de mettre ce dernier mal à l’aise en entendant le rire de Maya : « Walczak, interrogeant les ténèbres grandissantes, ne pouvait réprimer une étrange inquiétude. » [16] Leur premier entraînement de tennis, ce jeu où le retour du même est la règle, met en évidence la ressemblance : « entre leurs deux styles, il ne sembl[ait] pas y avoir de notable différence », remarque Walczak ; et il n’est pas le seul à faire ce constat tant la lutte devient acharnée. Le double qui au départ, rappelle Freud, était une assurance contre la disparition, donc contre la mort, est devenu, dans le narcissisme qui caractérise tant Maya, l’Unheimlich qui annonce la mort. Les spectateurs ne peuvent s’empêcher de le faire remarquer :
« - Comme ils se ressemblent ! [...] Et quel couple merveilleux ils forment ! Comme ils se ressemblent - on dirait le frère et la sœur !
- Je ne vois pas la ressemblance, répondit sèchement Mme Okholowska.
- [...] Et pourtant, il y a je ne sais quoi de semblable, cette détermination, cette violence de tempérament [...]. » [17]
Les uns après les autres les personnages s’en rendent compte, le professeur n’étant pas le dernier :
« Etonnant ! pensa-t-il. Comment ne l’ai-je pas vu tout de suite ! Ils sont faits l’un pour l’autre ! Il suffit de les regarder ! Ce n’est pas une simple ressemblance, c’est un accord profond, une sorte de correspondance secrète qui les pousse irrésistiblement l’un vers l’autre. Ils se rencontrèrent et ils se reconnurent... Roméo et Juliette ! » [18]
Mais cette « troublante parenté de leurs natures, [...] comme si leurs mouvements obéissaient aux mêmes mystérieuses lois » [19] est unheimlich et non euphorique. Le prénom de Walczak n’est jamais prononcé par la jeune fille, car Marian est trop proche de Maya. Cette similitude de destin les liera jusque dans le crime qu’ils n’ont finalement pas commis - sauf que chacun pense que l’autre l’a commis. Ils se pensent unis par le mal, « c’est-à-dire le principe d’identité » [20] dans le vocabulaire de Gombrowicz. En polonais, opętany veut dire ‘possédé, fou, démoniaque, énergumène’ ; Maya et Walczak sont tout cela l’un pour l’autre : ils ont l’Unheimlich de la folie dont parle Freud : « le profane se voit là confronté à la manifestation de forces qu’il ne présumait pas chez son semblable, mais dont il lui est donné de ressentir obscurément le mouvement dans les coins reculés de sa propre personnalité. » [21]
Witold Gombrowicz pose la question du mal non en termes axiologiques mais discursifs, à l’instar de la mutation opérée très tôt dans le roman noir : « Imperceptiblement, écrit Annie Le Brun, le discours sur le mal se transforme en discours noir, voix longtemps indistincte, longtemps confuse, transmettant non pas ce qui se dit mais ce qui se fomente au fond de l’homme. » [22] L’Unheimlich est aussi « ce qui devait rester un secret, dans l’ombre, et qui en est sorti. » [23] ; et ce qui sort de l’ombre, dans un roman noir, c’est d’abord le château, lieu de « l’antiquement familier d’autrefois » [24], le chez-soi.
Le romancier polonais poursuit la machinerie qui, dans le roman noir, travaillait à la « mise en doute d’un sujet que l’époque entière s’effor[çait] de construire de tous côtés » [25]. Ainsi Maya et Walczak sont-ils attirés vers le château de Myslotch qui est leur inquiétant chez-soi : « Walczak avait de plus en plus peur, des ténèbres ou des esprits qui les hantaient, ou encore des présences devinées et qui pouvaient à tout moment se glisser sous ses pas ou jaillir des fourrés. » [26] Comme dans d’autres romans noirs, le château est certes important dans les Envoûtés, lui qui semble « vivre de sa vie propre » [27], mais Gombrowicz renouvelle le genre en plaçant au cœur du château un objet imaginaire dont le rôle est le même :
« les objets imaginaires constituent la seule et unique réponse à cet égarement de l’esprit à lui-même. Là réside d’ailleurs tout le secret de leur naissance convulsive : ils surgissent du vide pour donner forme au vide. Construction provisoire pour avancer sur le néant, construction inventée pour affronter l’informulé, construction interrogative pour trouver le sens. [...] Et leur surgissement désigne très exactement le carrefour problématique où viennent se confondre aventure plastique, aventure sensible et aventure métaphysique. » [28]
Cet objet qui hante le château à partir de la Vieille Cuisine et qui contrevient aux lois de la nature est banal :
« Enfin Grégoire lui toucha le coude et, sans un mot, lui indiqua d’un doigt furtif une serviette de toilette grise de poussière qui pendait à une vieille patère métallique. Elle tremblait légèrement [...]. Mais ce mouvement était étrange. La serviette ne s’agitait pas librement dans l’air, elle tremblait tout en restant tendue, comme si une main invisible l’eût maintenue par le bas. [...] Le spectacle de cette serviette tendue qui tremblait avait quelque chose de répugnant. C’était horrible à voir. » [29]
Autre visiteur, le sceptique professeur, qui éprouve les mêmes sensations : « [Il] resta un bon moment à observer sa contraction cadencée semblable à celle d’un lombric. C’était donc cela qu’il avait senti à peine entré dans la pièce - cette serviette. Hideux spectacle. Elle semblait secouée de nausées. » [30] L’inquiétante étrangeté provenant de cet objet banal touche tous les personnages qui s’en approchent mais le destin de Maya et Walczak paraît de plus en plus lié, au fil du roman, à cette serviette. Le reste d’animisme auquel Freud [31] fait référence pour expliquer l’Unheimlich peut caractériser le narcissisme des deux jeunes héros, mais leur relation à la serviette comme à eux-mêmes semble encore plus ancienne et non anthropomorphe.
Dès les premiers chapitres est avancée l’hypothèse selon laquelle Maya et Walczak seraient frère et sœur. Après avoir même utilisé l’expression « coulés dans le même moule » [32], l’auteur ne donne plus guère d’élément avant le chapitre IX dans lequel le professeur, un historien, rapproche Walczak de François, fils illégitime du Prince (devenu fou à cause du chantage de son fils disparu depuis) : « François rappelait vaguement Walczak. Non, c’était une illusion. [...] Le professeur était tout bonnement le jouet d’une analogie, celle de Maya avec Walczak, celle de François avec le prince, celle de François avec Walczak - que de rapprochements possibles ! » [33] dit malicieusement le narrateur. Il se pourrait bien que Maya et Walczak soient jumeaux.
Leurs profondes similitudes de caractère conforteraient cette supposition, de même que ces épisodes troublants dont la simple parenté ne peut rendre compte. Ainsi, la première fois que Walczak voit Maya, dans le train qui les ramène vers leur Heimat, le jeune homme s’étonne :
« Tiens, se dit-il, c’est sans doute cette demoiselle Okholowska.
Il ne put apercevoir son visage, dissimulé par son bras, mais sa posture était des plus étranges. Son corps, svelte et délicat, élégamment vêtu, semblait avoir été jeté dans un coin. Ses jambes reposaient sur l’autre banquette, genoux relevés. Elle était penchée de côté, la tête presque au niveau des pieds. [...] Walczak la contemplait avec une curiosité si intense qu’il en oubliait où il se trouvait et où il allait. A vrai dire, elle n’était pas son genre. [...] Il y avait toutefois en elle quelque chose qui l’attirait au point qu’il n’arrivait plus à s’en détacher. Soudain, il comprit : « Mais elle dort exactement comme moi. » Et cette découverte le stupéfia. » [34]
La position de Maya, qui lui rappelle la sienne, est une position qui remonte à la nuit fœtale dont Gombrowicz nous donne d’ailleurs plus tard un épisode encore plus explicite. Surpris dans la chambre de Maya, Walczak s’enferme dans une armoire. Peu après, son fiancé arrive dans la chambre et voilà Maya qui choisit la même cachette !
« Au bout de quelques minutes, Maya eut l’incroyable sentiment qu’elle n’était pas seule dans le noir. Elle se tenait si près de Walczak qu’elle l’effleura. Elle tendit instinctivement le bras et toucha les doigts d’une main.
Qui était là ?
Elle se rejeta de l’autre côté, se replia sur elle-même. Elle se demandait si elle n’était pas devenue folle. Ils se figèrent dans une totale immobilité, retenant leur souffle. [...]
En même temps sa pensée travaillait fébrilement - était-ce lui, n’était-ce pas lui, Walczak, ou pas Walczak... ? Si c’était lui... Eh bien ? Eh bien ? Mais c’était affreux, que faire ?... [...]
[Le fiancé] se leva et prit une enveloppe. Au même moment Maya se serrait contre Walczak - était-ce lui ? - légèrement, mais en se laissant aller avec un total abandon.
Il fallait si peu de chose pour le faire, tout juste relâcher quelques muscles. Et quel ne fut pas son bonheur quand une main rude saisit la sienne dans le noir.
Elle lui rendit son étreinte avec une joie secrète. » [35]
A ce moment ce couple merveilleux pourrait n’être que celui de deux êtres prédestinés comme il en existe tant dans la littérature, sauf que cet épisode dans l’armoire met en scène un rapport prénatal entre les deux personnages dont une des principales caractéristiques, dans le roman, sera une entente prélinguistique, instinctive. Une scène de bal le prouve : « Ils s’étreignirent soudain dans une entente qui semblait dater de toujours et plongèrent dans le flot des danseurs. [...] Un admirable chorégraphe veillait au tréfonds de son être ! » [36] Dans d’autres circonstances que l’inclusion dans l’armoire, cette scène renvoie bel et bien à « la scène primitive noire dans laquelle le sujet sans langage est contenu et encouragé au niveau prélinguistique par un milieu qui l’englobe » [37], celui du « royaume ensorcelé de la danse où les mouvements se muaient en sons et les sons en mouvements » [38]. Leur ressemblance est somatique avant d’être psychique mais elle se manifeste notamment dans leurs rêves communs : « J’ai souvent rêvé de vous, et toujours de la même façon », dit Walczak, « je vous voyais dans une salle blanche. Et dans un coin je ne sais trop quoi pendu à un clou qui bougeait. Il tressaillit. Elle se souvint aussitôt du rêve qui la tourmentait si souvent. » [39]
L’on revient ainsi à cet objet unheimlich qui, en tant que manifestation de « l’antiquement familier d’autrefois » [40], est fascinant et repoussant : « l’intrus » de la pièce hantée, ce qui s’est surajouté au château, ce qui est sorti de l’ombre. Bien que Maya et Walczak aient un lien privilégié avec cette serviette, les autres personnages sont également troublés parce qu’ils sont concernés comme tout être humain. Tous peinent à en définir la nature : peut-être « quelque répugnant animal » [41] ? Le professeur est celui par lequel nous obtenons les éléments les plus précieux :
« Seule la serviette, toujours tendue, tremblait, inlassablement parcourue de répugnantes contractions à présent manifestes autant qu’inexplicables. On avait l’impression qu’elle s’était démasquée, qu’elle avait cessé d’avoir honte, qu’elle s’offrait même en spectacle. Son mouvement rappelait bizarrement celui du médium au cours d’une séance spirite, ou encore une femme en couches. Elle semblait vouloir expulser d’elle quelque chose dans les affres d’un enfantement. » [42]
Au-delà de la fascination du professeur, c’est la seconde fois qu’il est question d’une femme en couches. La première mention était intervenue juste avant qu’on ne nous parle de la serviette, à propos de la mère de François, femme du Prince morte en couches. Il faut alors comprendre que « ce tissu qui se gonflait », « c’était peut-être un torchon, ou un animal », Maya ne distinguait pas bien, et après en avoir rêvé, elle « s’était réveillée épuisée et baignée de sueur » [43] - cet élément unheimlich est ce que Peter Sloterdijk nomme « l’accompagnateur originel » [44].
L’espace intime prénatal est selon lui bipersonnel ; il ne s’agit pas d’une monade mais d’une dyade dont les éléments sont l’Avec et l’Aussi : « nous donnerons à l’organe par lequel le présujet plane en communiquant dans sa caverne un nom préobjectif : nous l’appelons l’Avec. » [45] Ainsi la créature nommée Aussi l’est « parce que le Soi fœtal ne découle que du retour de l’Avec vers l’Ici, qui est un ‘aussi-ici’ », et être face à l’Avec signifie « revenir du là-bas qui marque un premier lieu vers l’ici où grandit l’Aussi » [46]. C’est donc l’effacement de l’Avec qui permettra à l’Aussi de devenir un Moi, parce qu’il m’aura permis de sentir la nécessité d’être complété :
« En tant que le quelque chose le plus humble et le plus silencieux qui s’approchera jamais de nous, l’Avec se retire aussitôt que nous avons voulu le suivre avec des regards destinés à le retenir. Il est comme un sombre petit frère qu’on a placé à notre côté afin que la nuit fœtale ne soit pas trop solitaire, une petite sœur qui, à première vue seulement, n’est là que pour dormir dans la même pièce que toi. » [47]
La lecture que l’on peut faire des rapports de Maya et Walczak de ce point de vue est la suivante : pour eux, cette vieille serviette qui se tortille fait figure d’accompagnateur originel, un Avec autrefois familier et pourtant étranger désormais car il a fallu s’en défaire pour devenir : de heimlich il s’est changé en unheimlich, il habite dans le château et pourtant il y semble superfétatoire, c’est un intrus. Face à l’Avec « nous aurions un mouvement de recul et lutterions vraisemblablement avec la nausée si ce quelque chose spongieux nous était présenté sous son apparence visuelle » [48]. Sloterdijk en rapproche l’effet du ‘visqueux’ analysé par Sartre, « liquide vu dans un cauchemar et dont toutes les qualités s’animeraient d’une sorte de vie et se retourneraient contre moi » [49]. Si tous les personnages ressentent cette « méchanceté concrète et forcenée » [50] évoquée par le professeur, Maya et Walczak entretiennent un rapport quelque peu différent avec cet Unheimlich.
En effet, ils sont l’Avec l’un de l’autre : dans l’armoire qui leur rappelle la nuit fœtale, le bonheur est total d’être en présence ; lorsqu’ils jouent au tennis - à la fois partenaires et adversaires - ou lorsqu’ils sont côte à côte et silencieux, à se promener ou à danser, leur entente est pleine, ils sont un « couple parfait » [51]. Dès qu’ils sont situés dans ce que le devenir a fait d’eux : un garçon aux façons grossières et une élégante aristocrate [52], l’ancienne familiarité se transforme en « implacable haine » [53] et « peur viscérale » [54] l’un de l’autre. Le meurtre de l’écureuil par un Walczak que Maya défiait - cet écureuil qui « ondulait » ou « plutôt palpitait » dans les mains du garçon, « comme s’il se mouvait lui-même, ou enflait » et qui évoque « quelque chose d’étrange et de monstrueux » [55] à Maya - préfigure l’acte par lequel Walczak saisirait la serviette et la jetterait tout simplement par la fenêtre de la Vieille Cuisine.
Dans leur relation, il est dit que Walczak prend possession d’elle qui « lui devenait de nouveau ‘semblable’ et en éprouvait une douloureuse volupté » [56]. Il faut entendre cet envoûtement au sens propre : architectural (le château où les ancêtres se sont succédé) et maternel de « voûte utérine ». Avant l’épreuve finale dans la Vieille Cuisine, qui n’est que l’analepse symbolique d’une autre scène, Maya fait le même rêve de la pièce blanche (prolepse d’une scène réelle) et voit le répugnant chiffon « se tordre dans la bouche de Walczak qui étouffait » [57] ; le familier d’autrefois se mue en Unheimlich terrifiant. Walczak est ainsi plus proche de l’Avec que ne l’est Maya ; c’est pourquoi il peut faire office de médium lors d’une séance spirite lors de laquelle François l’envoûte et que Walczak semble étouffer encore [58]. Il devient clair alors que François (qui n’est autre que Handrycz, un paysan des environs) a un lien de parenté avec Walczak, donc avec Maya, qui fait un rêve éveillé où elle naît :
« Tout cela était irréel et pourtant vrai. Il aurait suffi d’étendre les bras, pour toucher les murailles humides. Elle en avait une certitude totale. Elle traversait de mystérieux péristyles sans hésitation, confiante en celui qui la conduisait, quel qu’il fût.
Dans le lointain, une petite lumière se mit à briller, qui grandit et devint plus nette. Elle reconnut un vitrail multicolore comme il s’en rencontre parfois dans les couloirs des vieilles abbayes [...]. Elle voulait voir quelque chose derrière les verres de couleur. Mais le dessin du vitrail s’animait, les lignes ondulaient et grouillaient comme des serpents. [...]
Elle sentait les tièdes pulsations du sang dans ses doigts qui restaient soudés à ses joues baignées de larmes. Entre ses doigts, elle percevait toujours aussi nettement la lumière non plus unie mais multicolore.
Non, elle ne dormait pas ! Elle entendait même sa propre respiration, accélérée, interrompue parfois par un soupir spasmodique. [...] Quelqu’un était près d’elle - il n’y avait d’ailleurs personne d’autre - qui avait eu enfin pitié d’elle à la voir lutter contre son impuissance. Il avait certainement poussé les battants de la petite fenêtre, car les verres colorés avaient disparu.
Elle regarda par l’étroite ouverture, percée dans une épaisse muraille. Elle savait qu’elle allait découvrir quelque chose de terrible. » [59]
L’anamnèse de Maya la renvoie à son état fœtal englobée dans ce placenta translucide où serpentent les vaisseaux sanguins. La présence qu’elle sent auprès d’elle est celle de l’accompagnateur originel - l’Avec ; mais la conviction de Maya est différente qui pense qu’il s’agit de Walczak :
« Elle aperçut une scène étrange comme au travers d’un épais rideau. Sous un angle insolite, comme si elle était placée plus haut ou plus bas. Oui, plus bas. Dans une pièce blanche flottaient des silhouettes aux raccourcis curieux. De grands pieds, de longues jambes, des troncs réduits, des têtes presque inexistantes.
L’un des spectres s’approcha de Maya. Il se pencha vers elle. Elle crut deviner à travers le rideau le contour d’un visage familier et pourtant si changé qu’elle fut parcourue d’un frisson [...]
Qui était-ce ?... Walczak à coup sûr. Qui d’autre s’attendait-elle à voir ici ? Les yeux lui sortaient des orbites, blancs et globuleux comme chez un noyé. Un visage bouffi, livide, et les lèvres gonflées, avec des sombres reflets métalliques. » [60]
On peut ainsi penser qu’ils étaient jumeaux, que Walczak est né le premier, naissance difficile - peut-être l’enfant était-il étouffé par le cordon ombilical, ou par son père ? - suivie par celle de Maya. Mais à cette scène originelle se superposent des souvenirs encore plus anciens qui réunissent Walczak et François / Handrycz. Car Maya se rend compte que ce spectre n’est pas Walczak mais Handrycz qui s’étrangle de sa propre main, comme François l’avait fait sous les yeux du Prince pour le punir. Nous apprendrons plus tard que François ne s’est pas tué (contrairement à ce qu’avait cru le Prince) mais a perdu la mémoire. Maya (dont le père a disparu) et Walczak seraient les enfants de Handrycz, fils naturel du Prince.
Dans la Vieille Cuisine blanche où le Prince l’avait enfermé, François a manqué son suicide : il s’est étranglé avec un chiffon sous les yeux de son père qui regardait à travers « une fente » [61] de la porte, il s’est évanoui, le Prince l’a cru mort, et une deuxième fois l’a abandonné en le jetant par une ouverture située juste derrière la cheminée. La Vieille Cuisine est une matrice. François répétait déjà avec le chiffon ce geste originaire par lequel il avait été traumatisé dès la naissance en coûtant la vie à sa mère, « morte en couches ». Il avait tenté, dans la Cuisine-Matrice où le Prince l’avait placé, de retrouver l’Avec par ce geste désespéré commis à l’aide d’une serviette. Devenu amnésique après sa chute - deuxième naissance - et sous l’identité de Handrycz, François s’est uni à une jeune aristocrate (répétant la ‘faute’ parentale) sans savoir que des jumeaux s’apprêtaient dans la Cuisine ; ou peut-être a-t-il assisté à leur naissance et c’est de cela dont Maya conserve le souvenir.
Quant à Maya et Walczak, ils ont été séparés dès la naissance sans que l’on sache qui a élevé le garçon : peut-être Handrycz au début, puis il l’a abandonné à ce serrurier si dur envers son ‘fils’. Destinés à se retrouver dans leur chez-soi de Myslotch, Maya et Walczak ont fait plus que d’autres l’expérience du Unheimlich qui sourd de la Vieille Cuisine, cette matrice dans laquelle pendent encore, à côté de la cheminée, dans un coin, les restes de l’accompagnateur originel : la serviette-placenta. Peter Sloterdijk nous rappelle justement que, dans certaines traditions, « le placenta était suspendu pour sécher dans un coin dissimulé de la maison, par exemple dans la cheminée » [62]. Dans leur relation gémellaire, Maya est toutefois dépendante de Walczak, comme s’il était plus proche de l’Avec qu’elle et qu’il lui donnait son énergie. Voilà pourquoi la solution est venue de lui, lorsqu’ils se sont retrouvés enfermés (par le fiancé, comme dans l’épisode de l’armoire) dans l’obscurité de la pièce où leur destin se jouait : en présence de la serviette unheimlich, seul Walczak a su qu’il suffisait de la prendre et de la jeter pour s’en désenvoûter.
Ce faisant, Walczak a rendu son énergie à l’Avec : cela le fait vieillir et le marque en même temps comme l’aîné : « sa tête était blanche comme du lait, comme s’il avait subi un charme » [63]. L’objet démoniaque est redevenu cet ange qui ne pose pas de problème de relation, et la gémellité devenue problématique est désormais sereine : « il est caractéristique du jumeau, mais aussi de l’ange », écrit Sloterdijk, « de ne pas avoir de problème d’accès à leur partenaire », car « à l’intérieur de la bulle, l’extase, l’être auprès de l’autre, est l’état normal » [64]. Maya ne dit pas autre chose pour conclure :
« J’avais l’impression qu’il était différent de moi. [...] pendant longtemps nous avions douté l’un de l’autre. Mais maintenant que la confiance est là, aucune aventure, même la plus terrible, ne pourra plus nous atteindre. Et aucun fluide n’aura plus d’emprise sur nous. Nous sommes devenus... imperméables. » [65]
Witold Gombrowicz a donc écrit un roman très inactuel et intempestif. Les ingrédients du genre noir sont présents mais, à l’instar du voyant Hincz dont la pénétration est moquée, le romancier semble avoir réduit les fantômes au tissu qui leur sert traditionnellement de cosmétique. L’objet trivial et démoniaque (serviette ou torchon !) fait du familier une source d’horreur. La Vieille Cuisine où il sévit est une demeure ontologique primordiale, une Matrice tant génésique que narrative puisque les destins de l’ensemble des personnages s’y nouent. Le démon de la pièce blanche est unheimlich, il fait peur parce que l’auteur à l’inconvenance de révéler ce qui devait rester celé : l’autrefois familier qu’il a fallu oublier pour vivre - l’accompagnateur originel dont l’obscène ombre portée dans la réalité n’est qu’un sac visqueux appelé ‘placenta’. Mais le ‘torchon’ immonde et démoniaque fut en son temps une présence vitale et bienfaisante : Ange de la Vieille Cuisine !