Le 23 décembre, devant plus de 25 000 admirateurs venus agiter leurs drapeaux blancs frappés du soleil rouge, l’empereur a fêté ses 80 ans. Devant la foule rassemblée dans le froid et scandant Banzai (longue vie à l’empereur), Akihito, entouré de l’impératrice Michiko et d’autres membres de sa famille, notamment le prince héritier Naruhito et la princesse Masako, a salué la foule comme le veut la tradition depuis le balcon du Palais Impérial. Dans son rôle, il a évoqué les souffrances dues aux catastrophes, faisant référence aux victimes du tsunami et d’autres catastrophes naturelles qui ont frappé le Japon. Mais il a surtout rendu un hommage appuyé à son épouse, l’impératrice Michiko, première roturière à épouser en 1959 un membre de la famille impériale. Elle incarne avec lui, la fonction impériale version moderne : c’est elle qui a élevé ses trois enfants et pour l’anecdote, a confectionné leur repas pour l’école dans la fameuse boîte Bento que toutes les mamans préparent à leurs enfants. « Être empereur, est parfois une tâche solitaire mais l’impératrice m’a toujours apporté réconfort et joie » a expliqué celui qui se trouve à la tête de la plus vieille monarchie du monde depuis la mort de Hiro-Hito en 1989.
Le Japon vit en effet sous la plus vieille dynastie du monde. Des origines de l’archipel jusqu’à l’ère démocratique actuelle en passant par la période dite féodale des Tokugawa, la grande ouverture du Meiji, puis la phase militariste et impérialiste de la première moitié du XXe siècle, l’institution impériale a perduré et incarné l’esprit même de nation pour ses sujets. D’autant plus consensuelle qu’impuissante au plan politique, mais étonnamment moderne en raison de sa plasticité, elle reste ce centre beaucoup plus plein que vide, n’en déplaise au Roland Barthes de L’empire des signes (1970). D’ailleurs n’est-ce pas vers elle, aux heures les plus sombres de leur histoire, que se sont toujours tournés les habitants de la Japonésie ?
La plupart des Japonais adhèrent à la croyance en la spécificité de leur monarchie impériale. Leur fascination pour l’empereur ne se dément pas, qui fonde même une certaine « idéologie nippone » en conférant ainsi une unicité à leur pays. La propriété de la plus ancienne monarchie du monde, c’est de perdurer, d’incarner depuis la nuit des temps la continuité de la nation à travers une seule dynastie au règne ininterrompu, selon le vœu de l’une des divinités fondatrices du Japon, Amaterasu, déesse du Soleil. De cette déesse du Soleil descend tout droit, selon les annales locales, Kojiki et NihonShoki, compilées au VIIIe siècle par les scribes officiels, le premier empereur, Jinmu Tennō (660 avant J.-C.). Pour les érudits des Kokugaku / Études Nationales (fin XVIIe siècle), les premiers idéologues à s’appuyer sur l’étude philologique des textes, le caractère unique, sinon supérieur du Japon, tenait à l’origine divine et, à la différence de la Chine, à la continuité jamais interrompue de sa dynastie. Aux XIXe et XXe siècles, pour asseoir la réputation de spécificité et de supériorité du Japon, les nationalistes reprennent l’expression de Shinkoku / pays des dieux, que prônaient penseurs shintoïstes et bouddhistes aux XIIIe et XIVe siècles. En mai 2000 encore, Mori Yoshirō, premier ministre, n’hésite pas à utiliser la formule nationaliste d’avant 1945 : « Le Japon est le pays des dieux dont l’empereur est le centre ». Pour n’avoir rien de scientifique, cette mythologie d’une lignée impériale ininterrompue depuis plus de 2000 ans n’en a pas moins marqué fort les mentalités d’un pays qui ne connaît point en somme l’usure du pouvoir au fil du temps : ces querelles, ces changements dynastiques, ces remaniements, qui passent chez nous pour gage de vitalité d’un peuple à l’usure du temps. Au Japon, quand tout viendrait à s’effondrer, il resterait l’empereur à qui se raccrocher comme le garant de la continuité d’une terre qui vit dans l’espace-temps de ses mythes fondateurs. C’est ce phénomène unique au monde, de la pérennité d’un système impérial, qu’il nous faut tenter d’interpréter à défaut de le comprendre.
Des origines à la restauration de Meiji
un empereur sans pouvoir…
Cette perduration du système impérial au Japon, comparable à celui de la Rome antique avec la continuité dynastique depuis Remus et Romulus, pourrait s’expliquer par l’absence de tout rôle politique des empereurs, sauf peut-être aux temps très anciens ou en de rares occasions. Le titre de tennō / empereur du ciel aurait fait son apparition entre la fin du VIe et le début du VIIe siècle. Le Japon, qui se dote alors d’un État, emprunte ses structures politiques, juridiques et sociales, à la Chine. Pour se distinguer du grand voisin continental qui fait de l’empereur le « fils du ciel », les Japonais, eux, auraient donné à leur souverain un statut « au-dessus des hommes », interdisant ainsi le renversement du « mandat du ciel », possible en Chine en cas de défaillance ou d’impéritie du souverain. Un empereur divin ?
Ainsi naît ledit système impérial antique, mais, d’entrée de jeu, le pouvoir politique échappe à la personne de l’empereur. C’est sa famille, son fils ou son épouse, parfois sa mère, qui assurent le gouvernement. Lui, le tennō, n’est que le dernier recours, d’ordre essentiellement spirituel. À l’époque de Heian (794-1185), les familles aristocratiques confisquent l’exécutif. Les Fujiwara, notamment. Par une habile politique matrimoniale, ce clan s’infiltre dans la famille impériale et usurpe l’exécutif en mariant ses filles aux jeunes empereurs, lesquels abdiquent dès que l’un de leurs fils est en âge de présider au cérémonial de la cour. Le trône revient ainsi à l’impératrice douairière, une Fujiwara, dont le père, en sa qualité de grand-père d’un empereur mineur, s’octroie le pouvoir. Ainsi a-t-on pu parler de période Fujiwara à propos de l’ère de Heian. Ensuite, à la fin du XIIe siècle, c’est au tour des grandes juntes militaires de gouverner au nom de l’empereur, l’isolant des princes territoriaux et le maintenant sous étroite surveillance. Il en va de même sous les shōguns de la dynastie Tokugawa (1600-1868), qui relèguent l’empereur à Kyōto et transfèrent la capitale shōgunale de l’empire à Edo (actuelle Tokyo). Bref, entre les XIe et XIIe siècles, même si les décisions sont prises en son nom, le tennō est dépouillé de toute autorité directe. C’est le plus souvent un enfant qui, dès qu’adulte, abdique pour devenir un « empereur retiré » et ne règne plus guère que sur la cour, privé qu’il est de l’exécutif. Il ne faut pourtant pas s’y tromper : le seul souverain réel, c’est bien l’empereur, et le shōgun n’est, pour reprendre une expression de notre Ancien Régime, que le lieutenant général de l’empire, certes détenteur du pouvoir temporel, mais point du spirituel. Dans le système Tennō-Shōgun, c’est l’empereur qui détient le pouvoir réel, même s’il n’en use pas.
N’allons pas nous imaginer que tous ces monarques acceptaient d’être cantonnés au pur rôle spirituel de spécialiste des rites. Ainsi, l’empereur retiré Go-Daigo. Il s’attaque au bakufu / gouvernement militaire de Kamakura, mais se voit contraint à l’exil. Il parvient cependant à abattre le shōgunat de Kamakura en 1333 et fonder un régime impérial restauré qui dure 3 ans, de 1333 à 1336. Il tranche sur ses prédécesseurs, car il refuse d’abdiquer, convaincu qu’il est que le pouvoir impérial doit être total. Puis, les nobles et les militaires le destituent, qui installent un empereur fantoche de la branche nord dont descendent les empereurs actuels. Go-Daigo se réfugie dans les montagnes au sud de la capitale Kyōto ; de là, lui et ses successeurs de la dynastie du sud continueront de revendiquer leur droit de régner jusqu’en 1392.
En fin de compte, les essais de restauration de l’autorité impériale se soldent toujours par un échec qui ne remet pourtant jamais en cause l’existence même du statut impérial. L’impuissance politique de l’empereur a paradoxalement garanti sa survie, notamment à l’époque du sengoku / provinces combattantes, surtout entre les XVe et XVIe siècles. La cour impériale, qui perd alors ses dernières possessions foncières, en est réduite à vivre du mécénat des daimyō / seigneurs locaux ; l’empereur Go-Nara, dit la légende, survit en vendant des poèmes calligraphiés de sa main.
...mais dispensateur de titres…
Aussi impuissante soit-elle à gouverner, la monarchie conserve un rôle particulier, qui dispense titres et rangs à tous ces guerriers qui ont conquis leur pouvoir les armes à la main. En 1573, Nobunaga, premier des unificateurs du pays en quête du pouvoir suprême, chasse le shōgun de Kyōto, mais ne s’en prend pas au tennō, qui incarne la continuité de l’autorité publique, la légitimité dont Nobunaga a besoin pour agir. Les deux unificateurs suivants, Toyotomi Hideyoshi et Tokugawa Ieyasu, qui finit par l’emporter, se réclament à leur tour de l’empereur. S’ils procèdent ainsi, c’est que celui-ci, se situant dans la sphère du sacré, s’appuie sur une force qui n’est ni militaire ni économique. Certes la bénédiction de l’empereur est pure formalité pour nos unificateurs. Après la victoire de Sekigahara (1600), une fois la dynastie Tokugawa intronisée, l’empereur est confiné dans ses palais à Kyōto, sous étroite surveillance, réduit à ses prérogatives cérémonielles et aux nominations décidées par les shōgun Tokugawa.
...et détenteur d’une aura spirituelle et maître du temps
Tenue à l’écart de la politique, la monarchie doit son maintien à sa source profondément religieuse. Parmi les cérémonies d’intronisation de l‘empereur, le daijōsai, rituel des prémices, marque le partage du repas entre les kami / dieux, les ancêtres et les vivants par le tennō, l’intermédiaire entre ces pôles, qui se doit d’être en communion avec l’au-delà pour que la récolte soit abondante. Ministres et hauts personnages mangent plus tard les restes, la cérémonie de religieuse se fait alors politique et consacre par le partage du riz l’union de la communauté en un seul corps. Comme dans les royautés primitives, bien mis en évidence par les historiens des religions et les ethnologues, avec chaque souverain débute une nouvelle ère qui, par un retour aux origines, par la répétition de l’acte cosmogonique, abolit le temps. Le tennō a la maîtrise du temps, lui seul a le droit de changer le nom de l’ère. En 1989, à la mort de Hiro-Hito, les Japonais sont passés de la 64e année de l’ère de Shōwa / Paix brillante, à la 1ère année de l’ère de Heisei / Accomplissement de la paix, celle de son fils, Akihito ; les Japonais ne désignent en général pas leur empereur par son nom personnel, mais par celui de l’ère de son règne. Maître du temps et des rites, intercesseur avec l’au-delà, pilier de l’identité nationale - contrairement à la Chine où le « mandat du ciel » n’était pas définitif, on l’a dit -, l’aura sacrée de l’empereur ne pouvait et ne peut toujours être remise en cause. Ainsi, durant le régime des Tokugawa, écarté de tout pouvoir réel, l’empereur du Japon s’est tenu et maintenu en réserve jusqu’au choc de l’arrivée des puissances étrangères qui plongea encore l’archipel dans le chaos dont l’avaient préservé plus de 250 ans de Pax Tokugawa .
Le retour de l’empereur :
la restauration de Meiji et le nouveau Japon
En 1868, face à la menace occidentale, le Japon s’engage dans une ère nouvelle, dite de Meiji / Gouvernement éclairé. L’autorité impériale vient remplacer le shōgunat, sans doute affaibli, qui devient le bouc émissaire, le frein au changement, tandis que le tennō est érigé en ultime recours par les clans du sud, Satsuma et Chōshū. La survie du pays, l’avenir de la nation, même si le mot n’existe pas à proprement parler, passent par l’empereur. Si notre homme, Mutsuhito de son nom humain, ne manque pas de se manifester dans les occasions officielles, le pouvoir lui échappe en bonne partie. Les vrais dirigeants, ce sont les oligarques qui n’ont d’autre souci que de rattraper le retard du pays sur l’Occident et de le préserver ainsi de toute mainmise extérieure. Ils s’efforcent de constituer un régime puissant, autocratique, apte à mobiliser l’énergie nationale. L’empereur est désormais la source de tous les pouvoirs, aux côtés d’un Parlement faible et de « sujets » aux droits limités. En 1889, le Japon se dote d’un régime constitutionnel d’inspiration bismarckienne qui est censée faire passer la nation dans le concert international et contribuer à la doter d’un État fort. Le Japon entre dans la modernité par la réactivation d’un pouvoir impérial qui doit plus à l’ « invention d’une tradition » qu’à une restauration archaïsante.
L’empereur joue le jeu de la modernisation. Edo, la ville du shōgun, est rebaptisée Tokyo en 1872. C’est la nouvelle capitale, un pouvoir s’est substitué à un autre. L’habit suit, qui fait ici le moine. L’empereur remplace ses oripeaux par une tenue martiale que n’aurait pas reniée Napoléon III. Voilà notre homme qui imite dûment les monarques d’Occident, utilise le tout nouveau chemin de fer, multiplie les voyages dans l’archipel et s’aventure en Hokkaidō, ce qui accélère l’extension du réseau routier. Il inaugure les usines, les écoles, certaines installations très modernes, tels en 1872 l’arsenal de Yokosuka, construit par le Français François Léonce Verny ou les becs à gaz, montés par un autre Français Henri Pélegrin à Yokohama. La féerie de L’éclairage public symbolise les lumières de l’ère de Meiji qui comporte dans son nom l’idéogramme 明= lumière.
Pour asseoir le changement sur des bases solides, le gouvernement met en place un « culte impérial » qui fonde l’idée nationale sur la dévotion envers l’empereur, grand prêtre d’un culte shintoïque méthodiquement mué en religion d’État / kokka shintō, dont le japonologue Basil Hall Chamberlain, pas dupe, se gausse en parlant de « l’invention d’une nouvelle religion » là où le siècle suivant parlera d’idéologie de Meiji. Il se crée ainsi entre empereur et « sujets » un lien direct qui s’étend à toute la sphère sociale, famille, école, caserne, sanctuaire, et s’impose en siège ou dépositaire du kokutai / entité nationale, terme dont les Occidentaux n’ont jamais pu fournir une traduction satisfaisante, mais qui en vient à dénoter l‘essence du nationalisme en combinant la dimension militaro-impériale à un sentiment profond de supériorité. Le Japon, qui s’aligne sur l’Occident en l’imitant parfois et en l’adaptant le plus souvent pour mieux le contrer a d’autant moins de mal à se placer sur le terrain du nationalisme que le sentiment d’appartenance nationale, même s’il a évolué dans son histoire, semble avoir toujours constitué le souci majeur et suscité une émulation avec l’étranger et en premier lieu la Chine. Car il a tout ce qu’il faut le Japon pour nourrir le nationalisme : une mythologie nationale ravivée avec le shintoïsme officiel, croyance spécifique au Japon ; un peuple, bientôt une race à l’âme guerrière redéfinie dans le Bushidō ; des particularités de langue, de civilisation, etc., que les nationalismes d’Occident ont eu plus de peine à se forger. L’ultranationalisme est en germe.
Le Tennōmilitarisme
La constitution de 1889 érige en principe l’infaillibilité de l’empereur et affirme la filiation divine du chef de l’État qui nomme les ministres, responsables devant lui. Le Parlement discute, approuve le budget, fait les lois, mais seul l’empereur déclare la guerre et la paix ou bien ratifie les traités. En fait à partir de l’ère de Taishō (1912-1926), le processus décisionnel est du ressort des ministres en place. Les deux personnages les plus importants de la vie politique sont les chefs d’état-major de l’armée de terre et de mer. Par leur biais, les militaires, à l’abri de tout contrôle de la part du Parlement, interviennent dans la formation du gouvernement et dominent directement la vie politique. En janvier 1926, Hiro-Hito succède à Yoshihito, l’ère de Shōwa à celle de Taishō. Le 124e empereur du Japon passera pour responsable de la guerre de 15 ans, appellation nippone de la seconde guerre mondiale en Occident. En effet, alors même que le pays s’est ouvert, modernisé, démocratisé avec le suffrage universel instauré en 1925, mais qui exclut les femmes, c’est le dérapage à partir de 1926. Certains groupes nationalistes militarisent petit à petit le pays, imposent la censure, éliminent les libéraux et les communistes, confortés qu’ils sont par l’hostilité antiparlementaire et anti-industrielle issue de la crise économique de 1927 antérieure à la grande dépression mondiale. Ces groupuscules s’appuient sur le caractère divin de l’empereur pour parler en son nom et faire prévaloir leur point de vue face aux civils. Alors, l’empereur Hiro-Hito, auquel incombe selon certains la responsabilité de l’entrée en guerre du Japon, a-t-il été le jouet des militaires ou a-t-il tiré derrière le rideau les ficelles du « complot japonais » contre la paix ? Le débat n’est pas clos.
Il ne fait pas de doute que, durant le conflit la dévotion à l’empereur est portée à son paroxysme. Les soldats fanatisés par l’idéologie impériale apprennent à perdre le sens de l’humanité, la population se voit enjoindre par les militaires de mourir pour l’empereur afin d’atteindre à la gloire suprême. On connaît les charges-suicides désespérées des soldats au cri de tennō-banzai / gloire à l’empereur !, les avions kamikazes qui se jettent sur les navires américains, etc. Cette dévotion inconditionnelle, aussi incontestable soit-elle, n’a peut-être pas été aussi profonde qu’on l’a dit ou qu’on veut le faire croire : les lettres des kamikazes montrent que nombre d’entre eux adressaient leurs ultimes pensées à leurs parents, à leurs mères, parfois au temple Yasukuni, à Tokyo, destiné au repos des âmes des soldats, mais rarement à l’empereur au nom duquel cette guerre était menée ; leur volontarisme supposé, dont l’historiographie japonaise et occidentale s’est largement fait l‘écho, ne résiste pas toujours à l’analyse. Ces réserves ne permettent pourtant pas de douter du caractère avéré du fanatisme impérial et de la responsabilité du souverain.
Et pourtant, nombre d’historiens l’exonèrent de ces charges. Après tout, il est l’héritier d’une institution placée depuis toujours sous contrôle, donc sans responsabilité politique aucune. Seulement, le journal secret de Kido, ministre du Sceau privé de Hiro-Hito, dit bien que son maître, auquel était soumise toute décision, était parfaitement au courant des opérations militaires et sans doute aussi des exactions commises par l’armée impériale sur les fronts d’Asie. Voilà qui corrobore le fait attesté du sens scrupuleux des affaires de l’État que le souverain a toujours montré, pour ne rien dire de sa participation indirectement aux atrocités du seul fait de son approbation de la directive suspendant l’application des conventions de Genève et de l’autorisation par lui donnée à la recherche et à l’emploi éventuel d’armes chimiques par ses troupes. En outre, Hiro-Hito disposait par le palais d’une information parallèle, non gouvernementale et très différente. A-t-il participé directement à la prise de décisions ? Sans doute, mais celle-ci résultait d’un ajustement constant entre les organes du palais et les pouvoirs constitués. L’empereur ne pouvait intervenir, de crainte de faire perdre toute crédibilité à la bureaucratie, aux partis ou à l’armée. Les gouvernements japonais d’après-guerre, les historiens, les journalistes ont répété à l’envi, tout comme l’empereur lui-même, le cauchemar que furent les années de conflit pour lui. Peut-être, mais surtout à partir de 1944, lorsque les Américains amorcent la reconquête des îles du Pacifique jusqu’à celle d’Okinawa en avril 1945 en passant par les bombardements sur Tokyo en mars de la même année. Les hautes sphères de l’État savaient que la guerre était perdue, certains milieux projetaient même l’après-guerre. Conscient de la défaite, ne serait-ce que par sa visite des quartiers bombardés, Hiro-Hito a encore attendu la nuit du 9 au 10 août, après l’atomisation d’Hiroshima et de Nagasaki, pour décider dans son bunker surchauffé du palais impérial d’imposer sa décision de reddition à des fanatiques jusqu’au-boutistes qui s’inclinèrent, preuve s’il en est que le pouvoir de l’empereur pouvait s’affirmer dans les cas critiques, preuve a contrario qu’il n’a jamais cherché à s’opposer à la guerre et a nourri plus que de l’enthousiasme en apprenant les fulgurantes victoires du début. La responsabilité de l’empereur, si elle est avérée, atteste d’autant plus la force de l’institution qu’elle n’a pas été supprimée par l’occupant américain et que le général Mac Arthur l’a dûment maintenue comme ciment national utile, voire indispensable à la refonte et à la réforme du pays tout entier.
Une nouvelle monarchie après 1945
Hiro-Hito
Atomisé, ravagé, anéanti, c’est autour de l’empereur que le pays vient se rassembler, comme lors de l’irruption des barbares d’Occident au long nez au XIXe siècle. La défaite de 1945, qui marque pourtant une rupture dans les mentalités et dans les institutions, ne laisse pas moins subsister la figure de l’empereur en tant qu’elle renvoie aux mythes fondateurs et incarne l’éternelle identité de la nation quand tous repères semblent perdus et qu’il faut réussir à survivre. De là renaîtra le caractère sacré du monarque qui semblait disparu à jamais. Les funérailles grandioses de Hiro-Hito attestent la force du symbole en 1989 ; durant son agonie, les sujets viennent donner leur sang pour d’éventuelles transfusions, et certain de dauber sur le vampirisme impérial qui n’en finit pas... Le système persiste et s’adapte.
Pour le gouvernement japonais sous la coupe des ultranationalistes, la reddition n’était possible qu’à la condition de maintenir l’institution impériale, car ils ne concevaient pas que le Japon puisse survivre à la fin de la monarchie. Malgré les demandes de précision adressées par les autorités japonaises aux Américains sur le sort de l’empereur, la déclaration de Potsdam, ultimatum des Alliés lancé le 26 juillet 1945, restait floue sur ce point. Le 15 août 1945, pour la première fois dans l’histoire, c’est l’empereur lui-même qui s’adresse à ses sujets par le biais de la radio pour annoncer d’une voix chevrotante et dans une langue archaïque la reddition de l’empire
Le sort de l’empereur fut au cœur de la démocratisation imposé par les Américains. Le nouveau maître de l’archipel, le général Mac Arthur fait son choix : l’empereur ne doit être inquiété à aucun prix, contrairement aux souhaits des Russes, Hollandais, Anglais, Australiens qui réclament sa tête. Pour convaincre de cette nécessité Harry Truman, le général américain agite la menace du chaos et du communisme. L’empereur évite ainsi non seulement sa comparution devant le Tribunal des criminels de guerre au procès de Tokyo, mais aussi toute discussion publique sur sa responsabilité dans les méfaits commis par son armée en son nom. L’irresponsabilité de l’empereur est sans doute à associer en partie à ce que d’aucuns dénoncent comme l’amnésie collective du Japon face à ses crimes de guerre jusqu’à aujourd’hui. S’il n’a pas eu à être inquiété, pourquoi la nation, dont il est l’émanation, le devrait-elle ?
Et là encore, comme un invariant historique, la démocratisation passe par l‘impuissance politique de l’empereur. La Constitution imposée par les Américains stipule que l’empereur est dépouillé de sa souveraineté, réduit juridiquement à une position de symbole de l’État et de l’unité du peuple. Ses attributions sont purement formelles et cérémonielles, il ne dispose plus d’aucun pouvoir, toutes ses décisions requièrent l’aval d’un organe du gouvernement. Pour clore le tout, le 1er janvier 1946, Hiro-Hito renonce publiquement à sa divinité dans un édit impérial radiodiffusé qui stipule notamment : « Les liens qui Nous unissent à vous le peuple sont fondés sur la confiance mutuelle, l’amour, le respect, et ne s’appuie pas sur de simples légendes et superstitions. » D’un jour à l’autre, le pays découvre en Hiro-Hito un homme comme les autres. Les Américains le présentent comme féru de démocratie. On publie des photographies de lui en famille en train de déjeuner ou de lire le journal de l’armée américaine, Stars and Stripes. On le ballade, nouveau fantoche à la suite des autres, à travers toutes les préfectures comme son grand-père Meiji où il est ovationné par des milliers de sujets qui jusque-là n’avaient même pas le droit de lever les yeux sur lui. Une démocratisation forcée qui va parfois jusqu’à l’humiliation lorsque les soldats américains se pressent autour de lui pour réclamer des autographes, ou que montés sur les chevaux blancs de l’empereur ils parcourent en vainqueur l’enceinte du palais. Déchu de son ascendance divine, l’empereur, mais présent et bien présent…
Très vite, Hiro-Hito, qui peine à endosser son nouveau rôle, se recloître en son palais. En dépit de la pesanteur des rites, il s’y sent plus à l’aise. On ne le voit plus que lors du rituel des prémices de la récolte du riz le 23 novembre. La télévision montre sa vieille silhouette courbée sur les plans. Il apparaît aussi aux tournois de sumo, sport national par excellence, ou encore à son anniversaire, quand la foule vient l’acclamer à son palais en agitant des milliers de drapeaux nationaux. Bernard Dorin, ambassadeur de France rapporte de quelle façon en 1987, pour présenter ses lettres de créance, il est prié par le chambellan de la maison impériale de garder en présence du souverain les yeux baissés, car on ne regarde pas le soleil ! L’empereur apparaît là encore comme une essence religieuse invariante, l’incarnation d’un éthos nippon. Lors de ses funérailles et de l’intronisation de son fils Akihito, les anciens rites shintoïstes dûment célébrés provoquent controverse, car une partie de l’opinion publique y voit une entorse à la Constitution qui stipule que le shintō n’est plus religion d’État.
Akihito
À partir des années 80, l’ouverture croissante de l’archipel au monde et à la mondialisation voit le retour d’un discours traditionaliste identitaire, d’un néo-nationalisme qui cherche à réhabiliter le système impérial. L’extrême droite n’hésite pas à s’attaquer aux journaux ou aux personnes qui ont un comportement ou des paroles jugées sacrilèges envers l’empereur. Les nationalistes, membres de l’élite trouvent que cette constitution imposée par l’étranger est allée trop loin et souhaite la réviser afin de donner entre autres davantage de pouvoir à l’empereur. Dans ce sens vont les mesures adoptées, telles l’officialisation du système de datation par ère impériale (1979), ou la réactivation de l’hymne national, Kimigayo (1999). Qui plus est, les conservateurs attribuent même de nouvelles prérogatives à la monarchie : Akihito reçoit en audience les cadres supérieurs des Forces d’autodéfense, façon comme une autre de renouer le lien entre l’empereur et l’armée. La censure et l’autocensure persistent. Ainsi, la cour suprême a autorisé les musées à exclure de leurs collections des œuvres utilisant l’image de Hiro-Hito, et nombre de médias et de maisons d’édition évitent tout sujet lié à l’empereur de peur de représailles.
Les temps ont pourtant changé. L’ère de Heisei rompt sur bien des plans avec la tradition impériale. Les Japonais, très attachés à la monarchie-symbole via les membres d’une famille nucléaire apparemment normale, voient d’un bon œil la banalisation de l’union des princes avec des roturières ce qui était impensable avant 1945. La famille impériale entre aussi dans la société du spectacle et fait la une des journaux à sensations, ce qui pousse d’ailleurs le palais impérial à exercer une surveillance stricte et à ne diffuser que des images contrôlées. La classe politique et une grande partie de l’opinion publique se sont récemment inquiétées de l’éventuelle extinction de la monarchie, aucun garçon n’ayant vu le jour dans la famille impériale depuis 40 ans. Les règles de succession patrilinéaire furent au cœur des discussions. Alors que depuis l’ère de Meiji la tradition liait étroitement la monarchie au principe de masculinité, cas unique parmi les monarchies contemporaines, l’opinion publique était prête à accepter une succession par lignée féminine dans un pays où l’égalité entre hommes et femmes se concrétise difficilement. La naissance d’un enfant mâle, le fils du plus jeune des deux fils de l’empereur, en septembre 2006, a momentanément réglé le problème. Mais de telles discussions ne sont plus taboues.
Contrairement à son père, Akihito affiche une attitude moins fermée sur les problèmes de mémoire historique. Par exemple, il reconnaît publiquement des liens de sang entre la lignée impériale et les familles royales coréennes. Les chroniques anciennes attestaient d’ailleurs le fait. Il pourrait bien être confirmé par une investigation approfondie des Tumuli impériaux, ces grands tertres funéraires à la forme de trou de serrure élevés au IVe siècle. Mais l’Agence impériale qui en est la gestionnaire fait toujours obstacle à cette enquête.
Akihito et sa famille jouent aussi le rôle nouveau d’ambassadeur itinérant par des déplacements à l’étranger qui avaient été exceptionnels jusqu’alors. Le noyau impérial s’intègre à la diplomatie du pays qui cherche à s’attribuer un rôle grandissant dans les affaires du monde.
Récemment, les époux impériaux ont émis le vœux d’être incinérés et leurs cendres déposées dans un mausolée en la ville de Hachioji à l’ouest de Tokyo, au cimetière Musashino traditionnellement dévolu à la famille impériale. Le couple souhaite des funérailles aussi simple que possible, preuve à nouveau que Akihito n’a jamais cherché à jouer un rôle plus important que celui dévolue par la constitution, au grand dam de nombreux politiciens de droite qui souhaitent le renforcement de la fonction impériale, un retour en arrière à peine caché. Dans la tradition impériale, c’est l’enterrement qui prévalait, depuis les débuts jusqu’à l’ère Showa (1926-1989) avec quelques exceptions de crémation avant et durant l’ère Edo (1603-1867). Si l’enterrement est la tradition, l’agence impériale a cependant accepté les desiderata de l’empereur qui va dans le sens de ce qui se pratique aujourd’hui dans la grande majorité de la population japonaise. mais surtout parce que c’est le voeu de l’empereur et de l’impératrice, refétant en fait l’idée qu’ils se font de la fonction de la monarchie et du rôle d’un empereur réduit au strict symbole de l’État. La discussion sur les funérailles n’est plus un tabou. Deux mausolées, l’un pour Akihito, l’autre pour Michiko, devront donc être construit côte à côte, d’une dimension cependant inférieure à celles des mausolées de l’empereur Showa (Hiro-Hito) et l’impératrice Kojun. Pour en arriver là cependant, il faudra couper de nombreux arbres qui serviront à la construction alors que le choix de l’endroit précis des mausolées se fera en fonction de la sécurité par rapport au froid, aux pluies torrentielles et aux typhons. L’empereur est allé jusqu’à proposer de déposer à la fois ses cendres et celles de l’impératrice dans le même mausolée, mais l’impératrice a refusé cet honneur. Il y aura donc deux mausolées, celui de l’impératrice sera identique quoique plus petit que celui de l’empereur. Après la mort de Hiro-Hito, de nombreux événements furent annulés, autant nationaux que personnels et les funérailles donnèrent lieu à des polémiques, l’opposition considérant que la séparation d’avec la religion shintoïste n’avait pas été respectée. Rien de tel pour les futures funérailles de l’actuel empereur qui cherche par tous les moyens à ramener les cérémonies à de plus simples expressions, ce qui pourraient devenir la norme pour les futurs empereurs du Japon en violation d’une longue histoire.
Bien loin cependant d’être une simple survivance passéiste, l’institution impériale, tout centre vide qu’elle est, n’en continue pas moins de jouer à plein et avec une étonnante capacité d’adaptation, son rôle d’axe stabilisateur en un monde qui a perdu ses repères. Mais laissons le mot de la fin à Paul Claudel - le poète-ambassadeur (shijin-taishi) comme le surnommèrent affectueusement les Japonais - qui assista dans la nuit du 7 au 8 février 1927 en tant qu’ambassadeur de France aux funérailles de l’empereur Yoshi-hito : « l’Empereur au Japon est présent comme l’âme. Il est ce qui est toujours là et qui continue. On ne sait au juste comment il a commencé mais on sait qu’il ne finira pas. (…) Il est à la fois ce qui demeure et ce qui oblige le reste à changer, ce qui à travers les vicissitudes et le temps rattaché à la racine, impose éternellement à la nation l’obligation de ne pas mourir » (« Les funérailles du Mikado », L’Illustration, 26 mars 1927).
Pour en savoir plus
BOUCHY Anne, Guillaume Carré, François Lachaud, Légitimités, légitimitations : la construction de l’autorité au Japon, École française d’Extrême-Orient, Paris, 2005.
BIX Herbert, Hiro-Hito and the Making of Modern Japan, Duckworth, Londres, 2001.
KEENE Donald, Emperor of Japan. Meiji and His World 1852-1912, Columbia U. P., New York, 2002.
KESSLER Christian, « Le dossier Hiro-Hito », L’Histoire, n° 239, janvier 2000, pp.82-87.
SEIZELET Éric, Monarchie et Démocratie dans le Japon d’après-guerre, Maisonneuve et Larose, Paris, 1990.