Il est apparu dans nos précédentes analyses sur l’Orient [1] que celui-ci a servi à l’Occident dans la construction imaginaire de son identité. En tant que tel, l’Orient n’a d’existence que dans le cadre d’une pensée métaphysique qui s’appuie sur une conjonction des contraires et s’est lancée dans une quête nihiliste de l’Être. De cette époque de la pensée où le néant était envisagé négativement comme absence de la plénitude de l’Être, nous sommes sortis.
Ainsi, puisque nous ne sommes plus dans une économie du manque à combler, il devient inutile de se référer aux notions d’Orient et d’Occident. Ces leurres - les ‘Cercles de craie’ dont parlait Nietzsche - servirent non à masquer une Vérité qui nous deviendrait dès lors accessible, mais au nom même de l’accès à la Vérité-en-soi, Orient et Occident introduisirent le phénomène naturel de décadence au sein même de formes non décadentes de vie en ruinant la vie du corps. On devrait alors pouvoir faire revivre le temps de la tragédie grecque à l’époque de laquelle Apollon et Dionysos savaient se tenir en respect par l’art. A la lecture d’un monde contemporain qui ne prête apparemment plus beaucoup d’attention à l’opposition entre Orient et Occident, si ce n’est bien sûr à se laisser berner par les partisans du soi-disant choc des civilisations à la Huntington qui ont tout intérêt à ce qu’on les croie pour pérenniser leur vision [2], on constate que ce monde n’est pas caractérisé par la survenue d’une civilisation où les qualités de l’un et de l’autre se compléteraient. C’est un véritable effacement des différences entre Orient et Occident que l’on voit [3].
Le terrain de cette opération exhibe l’achèvement de la décadence par un nihilisme dont l’expression technique moderne ne doit pas faire oublier les affinités avec la Genèse. « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la » (Genèse, 1, 28) est le programme assigné par Dieu aux hommes. Bien plus tard, Descartes puis Newton sous couvert d’objectivité et de mathématiques firent du deus ex machina un horizon dont le XXe siècle se rapprocha terriblement. De l’artisanat grec à l’industrialisation puis au contrôle cybernétique de la réalité, l’outil a suivi l’évolution des rapports de l’homme occidental avec la nature : simple usage du monde, provocation fonctionnelle de la nature et enfin consommation par l’exploitation (Heidegger [4]). Peter Sloterdijk définit l’utopie comme « forme mentale, littéraire et rhétorique d’un certain colonialisme occidental imaginaire » ; ajoutant qu’« elle a constitué un élément essentiel de notre ‘prise du monde’ » [5]. Depuis que Nietzsche a montré la nécessité de l’illusion pour vivre, le projet de la Genèse peut être lu comme l’utopie d’un type humain décadent [6] dont le programme totalitaire est l’expression et le masque de son incapacité vitale.
Ce projet faustien est en passe de mettre le monde entier - ressources naturelles, biosphère et être humains - sous son contrôle. On peut alors s’apercevoir que dans l’achèvement de cette entreprise d’arraisonnement de la terre par la rationalité technique, le statut d’illusion métaphysique de l’Orient ne peut plus tromper personne. En tant qu’utopie chargée d’aider l’Occident à venir à bout d’un manque ontologique, l’Orient gardait une utilité. L’Occident a créé des utopies qui espéraient unifier le monde sous le signe d’une religion, d’un empire ou d’un modèle économique : la paix universelle devait être assurée par une république mercantile (Smith), une république des sciences (Condorcet), une Organisation des Nations Unies [7]. Il a fallu du temps, mais depuis que le monde entier se retrouve européanisé, c’est-à-dire ramené à la domination des techno-sciences occidentales, l’Occident n’a plus besoin de l’Orient : son monde de l’unité, ce monde de l’uniformisation et du Même, il l’a sous les yeux. L’Orient disparaît parce que l’ailleurs n’existe plus comme lointain : les communications instantanées rendent caduc l’espace que Kant considérait pourtant comme forme a priori de la sensibilité. Mais la métaphysique ne triomphe-t-elle pas en provoquant la rupture de la réalité première du monde grâce à l’élaboration d’une stéréo-réalité composée de la réalité actuelle des apparences immédiates et de la réalité virtuelle des trans-apparences médiatiques (Virilio) ? La Terre ne devient-elle pas un vaste ‘membre fantôme’ (Virilio) qui tend à se soumettre à l’œil unique du cyclope gouvernant la caverne ?
Le nœud d’Eros
A la technique pourtant le pouvoir d’Éros doit pouvoir nous soustraire, estime Jünger [8]. Sa puissance réside dans l’acceptation de la douleur comme faisant partie de l’existence. Le choix que la douleur impose à l’homme permet selon Nietzsche et Jünger de tirer des conclusions sur son état. Refuser la douleur, c’est être faible, décadent ; accepter qu’elle panache nos joies, c’est être accordé à la Vie. La problématique idéaliste du bouddhisme enjoint de ruiner le désir pour que cesse la douleur. Descartes pour sa part demande que le corps soit regardé comme une machine - il objective le corps. L’idéalisme qui poussait l’Occident vers l’Orient ne pouvait manquer de rencontrer cet entremetteur de l’outre-monde qu’est l’opium. Coïncidant avec le succès du pessimisme schopenhauerien, l’attrait pour les paradis artificiels lia très étroitement, par le colonialisme notamment, la drogue à l’Orient. L’extinction du désir (celui qui nous montre en vie) et la fuite d’un corps siège de la douleur sont caractéristiques du bouddhisme. Mais de son côté l’Occident avait développé une pensée qui lui permettait d’isoler la douleur en prenant de la distance avec le corps désirant. A partir du XIXe siècle les deux problématiques métaphysiques convergent : par les drogues et par la technique la vie paraît s’abstraire d’elle-même, à la recherche de l’Être.
Doit-on considérer Éros comme une force qui se manifeste par l’excès (Onfray) ou comme affirmation de l’Être à travers le néant (Bataille) ? Éros est participation à la Vie, donc participation au multiple et au chaotique. Ainsi son envers est-il l’Être - ou plutôt son absence qui se présente à nous comme néant. Éros se place alors inévitablement sur le mode du simulacre : celui de l’art, celui de l’artifice et celui de l’artificiel. Dans la tradition de la pensée de l’Être incarnée par la métaphysique, le soupçon qui touche Éros rejoint logiquement le malaise provoqué par l’artificiel, qui exprime le fait que « l’on ne peut pas dire dans un langage de l’Être ce que sont ‘par nature’ les machines, les systèmes de signes et les œuvres d’art. » [9]
A partir de Sade la définition d’Éros en terme d’excès - traduisant l’écart avec la métaphysique platonicienne du désir - s’accompagne d’une dimension mécanique. Le matérialisme du désir que les personnages de Sade expriment à partir des idées de La Mettrie, sont reconnaissables dans l’épicurisme tel que Michel Onfray l’analyse à l’aune d’une pensée du simulacre : « désirer suppose expérimenter les simulacres d’un autre dans son propre corps, assister en spectateur voluptueux à l’interférence des parties du réel dans la dynamique du grand tout », lequel n’est qu’« un genre de mécanique quantique, avec mouvements browniens » [10]. Même si l’on ne se résout pas au matérialisme, le fait de ne plus accorder de primat à l’Être oblige à réévaluer les simulacres en tant que nécessité vitale. Il n’est ainsi nullement surprenant que l’art amoureux, voire l’artifice érotique - si l’on considère la destination naturelle du désir qu’est la procréation - rejoignent l’artificialité de la technique.
Avec la fin de l’illusion métaphysique d’un Orient de l’Occident s’est imposée la figure d’un Éros mécanicien. Mais s’il plonge ses racines dans le nihilisme, c’est qu’il se sait simulacre créé à partir de la vie corporelle et néanmoins apte à penser l’absence de l’Être. Son nihilisme ne représente que le revers de la créativité et de la faculté de vouloir (Sloterdijk). Il n’obéit pas à une économie ascétique et décadente mais, dans sa forme mécanicienne, témoigne du fait que « la nature et l’Être ont perdu leur monopole ontologique » et qu’ils « se sont vus provoqués et remplacés par une série de créations artificielles sorties du néant et par l’émergence d’un monde postnaturel issu de la volonté. » [11] Cet Éros-là ne cherche pas à abolir le temps mais jouit du devenir, il ne court pas derrière l’Unité mais chante le Multiple.
L’Asie comme altérité
C’est comme cela qu’il faut également comprendre la théorie de l’Exotisme de Victor Segalen. Le poète est mû par la libido sentiendi - le désir de sentir le Divers du Réel. S’il se plaint de ce que la technique favorise l’uniformisation du monde, sa démarche consistant à sortir de l’idéalisme pour enrichir son Moi au contact de la diversité phénoménale n’est pas sans analogies avec l’essence de la technique. Avec Segalen, on sort enfin du discours sur l’étrangeté de l’Orient et l’on se mesure à l’altérité de l’Asie, et surtout de la Chine comme pays du Divers incarné. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas d’avoir un miroir qui lui fasse croire à sa complétude, ou qui le mène vers l’Être et son Unité. Héritier de Nietzsche par Jules de Gaultier, il est convaincu de l’inaccessibilité de l’Être et même de la nécessité d’empêcher l’intrusion insupportable de l’Absolu dans la vie. Illusoire et beau, tel lui semble le monde. Comme Nietzsche mais aussi comme les taoïstes, Segalen pense - au contraire des bouddhistes, que ce caractère illusoire n’est pas un mal mais une condition nécessaire de la vie. La valeur de l’illusion pour la vie n’empêche pas Segalen de lutter contre ses formes décadentes : c’est la raison pour laquelle il condamne un exotisme idéaliste et solipsiste (celui de Loti par exemple) qui n’a que faire de l’Autre.
Car l’Autre pour Segalen c’est le Divers, et le Divers c’est le Réel, qui lui apprend qui il est, à la réserve près que Segalen bute toujours sur l’absence de l’Être et débouche sur un vide, néant connoté positivement. Il est en cela proche des taoïstes. Mais contrairement à eux qui désirent se fondre dans le monde, eux dont les œuvres ont pour but de se mettre au diapason de ce qui meut le monde - Segalen veut garder le Multiple grâce au pathos de la distance. En sortant comme il le fait d’une pensée de l’Être, il participe à la remise en question de la différence entre sujet et objet, si caractéristique selon Peter Sloterdijk de la modernité. Dans sa théorie de l’Exotisme en effet, et à l’instar de l’histoire de l’artificiel, « une bonne partie de ce qui était jusqu’ici le spirituel est transféré dans la sphère des choses, et ce qui était jusqu’ici le subjectif dans le périmètre de l’objectif. » [12] Pourtant le Réel n’est pas l’Être, il a ses insuffisances que l’Imaginaire doit compenser. L’Imaginaire est l’Autre du Réel, et dans le jeu entre l’un et l’autre l’Être se dérobe et se dérobera toujours. C’est sur du Néant que l’œuvre d’art construit, tout comme l’artificiel de la technique.
Lorsqu’il se mesure à l’altérité chinoise et qu’il crée à partir de cette rencontre une œuvre qui a pour ambition de parfaire le Réel, Victor Segalen prouve non seulement qu’il n’a pas cherché à se ‘convertir’ à la pensée chinoise, mais il va même à l’encontre de celle-ci comme de la pensée classique. Il y a près de trois mille ans cette pensée a débuté « sous l’impression terrassante d’une nature qui paraissait à tout jamais achevée et semblait avoir une avance irrattrapable sur toute action humaine » [13], ce qui se caractérisait notamment par une esthétique de la mimésis. L’Autre de la Nature était toujours le néant. Or la pensée humaine telle qu’elle s’est développée jusqu’à révéler ses possibilités dans la modernité s’est mise à conquérir ce néant par une série de créations artificielles. Le jeu de l’Imaginaire et du Réel chez Segalen en est une expression dont l’efficience est d’autant plus évidente qu’elle met fin à cette vieille ontologie de l’esprit qui irréalise la matière asiatique sous le voile de l’Orient.
Le programme d’Exotisme de Segalen s’élabore sur une pensée du néant, de l’inaccessibilité de l’Être et de la représentation - l’Imaginaire. La méthode mise au point pour sentir le Divers est similaire au perspectivisme nietzschéen. Selon Segalen, après avoir « dépecé le monde, différent de soi » [14], le sujet doit épouser pour un temps une des parties de l’objet pour laisser éclater le Divers en lui et en l’autre partie. L’Autre est conquis dans le Réel et sur le Réel grâce à l’Imaginaire, et cette conquête se fait sur le mode du défi, non sur celui de la connivence. L’Empire du Milieu est régi par le Vide au centre duquel trône un Empereur qui incarne l’Inconnaissable. Et pourtant toute une cité est construite autour de lui selon une géomancie qui, portée par une parole commandant aux phénomènes, entend s’assurer symboliquement la maîtrise de l’espace.
Depuis le XVe siècle, l’espace du Dehors n’est plus tant le terrain de découvertes que celui d’expérimentations pour l’Europe. Les « routines de l’expansion » dont le but est « l’ouverture d’espaces de possibilités élargis » [15], et par quoi l’emprise artificielle sur le globe s’est accrue, caractérisent aussi le voyage en tant qu’il montre un changement des rapports entre objet et sujet. L’évolution du récit de voyage montre que l’aventure - ce qui doit advenir - est remplacée au cœur du récit par le moi. A tel point que l’aventure semble avoir déserté le voyage à l’époque où le monde est globalisé. Si au XIXe siècle le ‘Voyage en Orient’ est une interrogation angoissée sur un personnalisme hérité du Moyen-Âge ‘subjectiviste’ (Sloterdijk), il apparaît non moins clairement qu’au XXe siècle les voyages en Asie illustrent une « désubstantialisation progressive » et une nihilisation de l’âme » [16]. Ainsi cet éminent voyageur que fut Nicolas Bouvier définit-il le voyage comme exercice de dépouillement de soi par dissolution de la personnalité. Il n’est certes pas question de parvenir grâce au voyage à une totalisation du réel - désormais obsolète par ce biais -, mais de faire du cheminement un jour de connaissance au fond de soi (Segalen), voire une exploration de l’espace du dedans (Michaux), durant lesquels le voyageur fait la découverte de l’expansion du domaine du néant.
C’est la raison pour laquelle la problématique du manque qui s’exprimait dans les voyages en Orient est remplacée par l’expérience du vide : plus de désirs d’aurores de l’Être mais une fascination pour la vacuité taoïste et bouddhiste. A voyager l’on découvre vite que le Réel dépasse l’imagination. Cependant, comme l’Être se dérobe, le voyageur doit profiter du voyage pour hisser sa vie à la hauteur de son Imaginaire : réconcilier les images (Cees Nooteboom), ne plus rester passif devant le paysage et intervenir (Henri Michaux). Héritier lointain de l’animisme de héros du voyage tels que Jason ou Ulysse, puis du personnalisme de Marco Polo, le voyageur moderne qui s’oppose en paroles au règne de la technique - est gagné par « les concepts asubjectivistes et machinistes de la pensée », même s’il a tendance à s’allier avec l’Antiquité et le Moyen-Âge contre le monde moderne (Lacarrière, Le Bris) [17]. Ainsi, sans partager les présupposés théologiques de la science, le voyageur est celui que tente la diversité du monde, celui qui sait que la nature intervient dans son destin.
Le sens de la terre
Car une des conséquences de la fin de l’Orient métaphysique est justement l’attention portée à ce que Nietzsche appelait la ‘Volonté de la Terre’ ou le ‘Sens de la Terre’. Savoir si cela signifie qu’il était matérialiste ou non [18] est pour nous d’un moindre intérêt que de comprendre ce qu’en ont retenu les poètes. Ce fut précisément le point de départ de Kenneth White dont la pensée et la pratique poétique constituent une transition et un compromis historiques entre l’animisme et le personnalisme et - de façon plus discrète, entre le personnalisme et le machinisme. En effet le personnalisme s’est notamment illustré par la quête romantique de l’Orient que l’on retrouve chez White sous l’espèce de la recherche d’une plus grande densité de vie et de l’Unité. L’animisme est quant à lui une façon de prendre en compte les forces de la terre, forces chthoniennes qui s’expriment en Éros et auxquelles nul être humain ne peut se soustraire.
La vision esthétique de White est ancrée dans le désir de créer une poésie du cosmos. À cette fin il emprunte des chemins explorés par Heidegger où l’être et le langage entretiennent une relation ontologique étroite. C’est la raison de leur intérêt commun pour les idéogrammes chinois où les Occidentaux pensent qu’une perception immédiate des sources ontologiques est possible. Avatar du désir d’unité des Occidentaux, car si les idéogrammes ne sont certes pas motivés par des idées, ils le sont par des conventions culturelles et historiques. Kenneth White est héritier du romantisme en ce qu’il est obnubilé par la recherche d’un ‘paysage archaïque’ qui fasse sortir l’humanité de la névrose et de la séparation. Par comparaison, lorsque White croit en un langage originel, Ponge assure qu’il est impossible d’établir un passage entre le dictionnaire et le monde.
Ainsi l’animisme prend-il chez White sa revanche sur le personnalisme en soutenant que le monde est parcouru par un réseau de relations au sein duquel l’homme peut trouver sa place s’il fait le vide en lui. Il rejoint de la sorte la voie du vide prêchée par les adeptes du Tao et du zen, voie qu’il rattache à l’Ereignis heideggerienne - l’éclaircie sur l’être. À partir de là sa pensée se développe dans deux directions. L’une qui s’oriente vers l’intégration des puissances dionysiaques de l’animisme, l’autre vers l’ascension des symboles apolliniens, le tout devant culminer dans un immanentisme transcendantal. Animiste est son attirance pour le shinto et pour le chamanisme. Concilier le dépouillement spirituel et les forces d’Éros est sa quadrature personnelle. Pour ce faire Kenneth White tente de dégager les linéaments d’un érotisme solaire par lequel les surnihilistes - ceux qui rendent le vide positif - doivent accéder au ‘monde blanc’.
Ce ‘monde blanc’ fait partie de la mythologie personnelle de White qui cherche à lui donner une vérité historique et culturelle. Il définit ainsi une aire hyperboréenne, crypto-celte, au sein de laquelle l’opposition de l’Orient et de l’Occident n’aurait plus raison d’être. (Ce n’est certes pas un ‘dépassement’ qui s’impose - plutôt un effacement.) La fin du personnalisme s’accompagne chez White d’une remise en question de la coupure entre sujet et objet dont il tire un élan vers l’unité qui le fait se qualifier de celtaoïste. Le monde blanc est celui de l’éclaircie sur l’être, c’est un monde d’une pureté nirvanique. Le problème est que la fidélité à la Terre, dont Éros est le garant, débouche sur l’extinction tantrique des sens. Le présupposé whitien est que Éros et logos entretiennent une relation ontologique avec ‘le vrai monde’, le monde archaïque de l’unité. On perçoit ici les limites du compromis historique puisque le poète ne parvient pas toujours à entériner la coupure épistémologique entre l’être et l’étant, entre le phénomène et la chose-en-soi, cédant à une tendance gnostique. Contre Heidegger qui estime que la différence ontologique ne peut pas s’inscrire dans le langage, Kenneth White espère trouver un langage ontologique en adéquation avec l’origine, une ‘parole de l’aube’.
Pourtant la pensée et la poésie whitiennes tournent résolument le dos à l’idéalisme. Alors, d’où vient l’impression que le nihilisme de la métaphysique n’y est pas dépassé ? Probablement du fait que le monde blanc de l’unité a pour fonction vitale d’assurer un auto-voilement de l’insupportable et d’instaurer un monde médiateur de présences sensibles. C’est à ce prix que le poète peut assurer la transition vers une nouvelle étape de la psyché. En affirmant que le monde blanc est un monde ‘non interprété’, Kenneth White laisse supposer que la lecture devra en être faite sur le mode impératif de la volonté - et non sur celui d’un indicatif prisonnier de l’illusion de la Vérité. On peut ainsi comprendre la création de la géopoétique, à la croisée de la science et de la poésie, comme l’espace du jeu entre le Réel et l’Imaginaire.
En effet ce que la géopoétique cherche à mettre en œuvre par la science moderne est moins d’ordre ontologique qu’esthétique. En donnant droit de cité au chaos, White essaie non seulement d’en contenir la force dissolvante en refusant l’assujettissement à la nature, mais il tente d’établir le rapport de l’homme à la Terre sur des bases esthétiques où les énergies, les rythmes et les formes permettent l’affirmation d’une représentation renouvelée du monde. À l’instar du wen chinois par lequel l’homme aménage l’univers, l’intériorise et le recrée pour y trouver sa place, Kenneth White propose - sans la nommer - une transition vers le machinisme. Il souhaite que le monde qui se prépare soit « en accord avec la terre, tout en s’en séparant », il doit « y prendre son origine, tout en étant autre chose, quelque chose comme l’accomplissement de la terre... » [19] L’art et l’artificiel se rejoignent en cette proposition qui intègre la nature dans le champ d’une volonté humaine qui y prend sa source mais la domine et la parachève en donnant « un sens humain » à la Terre (Zarathoustra).
Les créateurs de valeurs
De l’impossibilité épistémologique d’accéder à l’en-soi, Nietzsche conclut à la valeur vitale de l’illusion. Si bien que le seul mode de vie pour l’être humain est le simulacre. À l’origine de l’existence se trouve l’horreur mutilante de l’individuation, contre laquelle la fiction est - hormis la mort - le seul recours. Grâce à l’art et à la fiction la présence est projetée dans la représentation et devient supportable. La fable de l’Orient fut une puissante fiction pour l’Occident, mais sa faiblesse insigne résidait dans son caractère décadent. C’est en effet contre le corps et contre la vie naturelle qu’elle s’est construite, laissant percevoir çà et là les limites de son efficience. Ainsi vit-on les forces chthoniennes et animistes tenter de se manifester face à l’idéalisme et au subjectivisme. Il n’en ressortit qu’une représentation ambivalente de l’Orient [20]. L’art est le domaine où l’artiste sait imposer sa singularité et ses propres valeurs, l’art consacre le Divers parce qu’il se détourne, comme le dit André Malraux, d’un Imaginaire-de-Vérité où règne la loi de l’universel, au profit d’un Imaginaire-de-Fiction.
L’artiste est ainsi le modèle de ce que le surhomme pourrait être, c’est-à-dire un créateur de valeurs. Si l’on peut estimer que le chef-d’œuvre artistique est à la fois cette singularité qui émerge d’un ensemble régi par un code commun de valeurs et qui en impose de nouvelles valables seulement pour lui, ou presque - alors la voie du surhomme est celle de tout homme qui élève son goût à la hauteur de catégorie esthétique pour devenir ‘l’inventeur de soi-même’ (Nietzsche). Un exemple préfigurant cette conception du surhomme pourrait être le roi-sage chinois qui inventa les caractères idéographiques. Loin d’être un tyran, ce roi-sage est considéré comme un fondateur mythique de la civilisation chinoise parce qu’il se trouve à l’origine d’une création d’ordre artistique. Comme l’a fort bien mis en évidence Chad Hansen [21] contre les tenants d’un langage chinois à valeur ontologique, c’est l’intention individuelle des sages qui fonde l’édifice culturel chinois. Ils imposent à des centaines de générations - qui s’efforceront de la respecter -une vision du monde basée sur leur expérience et leur goût.
Car l’artiste n’est pas l’homme qui construit sur des idées mais sur une physiologie. Que celle-ci soit faible, c’est-à-dire qu’elle cherche à éradiquer toute souffrance, et la voilà qui se retourne contre elle-même en ne tardant guère à lâcher le Réel pour l’Imaginaire. Profil d’artiste ‘décadent’. Au contraire il est indispensable de créer des valeurs, d’être artiste, en respectant la volonté de la Terre. Ainsi les rois-sages se sont-ils inspirés de traces lues dans la nature - veines des roches, empreintes diverses - pour créer un système linguistique apte à favoriser de hautes expressions vitales et culturelles. Nietzsche impose à l’artiste d’être un ‘physicien’, un homme qui crée à partir de la force vitale et pour l’augmentation qualitative et/ou quantitative de celle-ci [22]. Il est l’homme du compromis entre Dionysos et Apollon. En réhabilitant les forces dionysiaques, il ne prépare pas un déferlement de barbarie mais cherche au contraire la maîtrise de ce qui était nié et qui provoquait un malaise dans la civilisation (Freud). Certes Nietzsche critique - à l’instar du bouddhiste Nâgârjuna - la structure métaphysique du langage, considérant que la grammaire du sujet est à l’origine des catégories métaphysiques. Par là l’un et l’autre estiment que le langage logique empêche de percevoir le devenir. Mais à la différence de Nâgârjuna, Nietzsche revient toujours au langage.
Pour le bouddhiste, il faut abandonner le langage et savoir se laisser aller au processus naturel qui, sans intervention de l’homme, le conduira à l’état de Bouddha. Nietzsche pour sa part s’efforce pour qu’un principe apollinien règne sur l’opposition de l’apollinien et du dionysiaque. C’est donc depuis cette position apollinienne de l’art qu’il se permet d’« entrebâiller la porte au dionysiaque » (Sloterdijk). Les forces dionysiaques sont celles du fondement de l’être. Mais penser à partir de l’entrebâillement de l’origine, « c’est s’obliger à accepter conséquemment le fait même d’avoir quitté cette origine comme séparation et comme dissociation. » [23] L’art peut ainsi être tenu pour « une forme hautement médiatisée et protégée du jeu avec la force originelle » [24] dans le but de défendre les fondements de la civilisation. Ce que l’Orient était inapte à faire pour l’Occident - l’Asie peut l’aider à l’accomplir.
Rôle esthétique de l’Asie
C’est la rencontre d’une métaphysique et le sentiment d’un manque à combler qui poussaient l’Occident vers son Orient. Or ce que l’Asie peut offrir de mieux est d’ordre esthétique. André Malraux l’a bien compris qui parle de la découverte des arts asiatiques comme d’une révolution copernicienne. À partir de ce moment l’Occident cesse de considérer son esthétique, celle d’Aristote, comme la seule possible. En l’ouvrant au Divers, l’Asie contrecarre la dilection pour l’Un que l’Orient figurait. Malraux fait entrer le monde de l’art dans celui du devenir par la notion de métamorphose, et inversement. L’art n’est plus l’expression d’un Imaginaire-de-Vérité - celui de l’Occident - mais l’expression d’Imaginaires-de-Fiction qui attestent, par-delà la mort des civilisations qui leur ont donné naissance, un rapport idiosyncrasique au monde. À ce titre, c’est l’art du Japon qui est le plus grand pourvoyeur de différence puisqu’il est défini comme rupture non seulement par rapport à l’art occidental mais aussi par rapport à l’art chinois.
L’art est donc une réponse humaine à la nature, elle qui emmène tout être vers la mort. Aléatoire et précaire, telle est la condition humaine que l’esthétique du Japon permet selon Malraux de dépasser. L’Occident, l’Inde cherchent l’éternité, remarque-t-il, alors que le Japon préfère l’éphémère, le provisoire et le précaire. C’est ainsi par la création artistique - emblématisée par la reconstruction régulière du temple shinto d’Ise - que l’homme peut se mettre à l’abri de la mort, - il est alors dans l’intemporel, tout en se réintégrant dans l’univers. Si l’intérêt d’André Malraux pour le Japon - comme celui de Kenneth White - a culminé dans l’animisme shinto jusqu’à penser que l’homme pourrait supprimer l’abîme entre la nature et lui, on peut y voir la réaction d’« un animiste vexé provenant de l’époque archaïque de l’âme, qui a été refoulé au début des civilisations élevées par une reformation subjectiviste et personnaliste du domaine psychique. » [25]
Cette thèse des vexations narcissiques de l’humanité selon laquelle on peut s’attendre à retrouver en chaque homme moderne un animiste et un subjectiviste offensés permet de comprendre le phénomène de compensation où l’Asie joua souvent le premier rôle [26]. Malraux, White sont vexés dans leur animisme ; mais alors que l’Écossais ruse avec la vexation subjectiviste en gardant un pôle égoïque fort malgré sa croyance en l’impermanence du moi, le Français transfère cette impermanence dans le champ de l’art avec la métamorphose. Malraux réagit à la vexation machinistique qui fait sentir au personnaliste que les concepts asubjectivistes et machinistes de la psyché le dépassent. Il absolutise l’art dans sa fonction à la fois réintégratrice et transcendante pour, peut-être, n’avoir pas à penser les conséquences du ‘monstrueux’ technique.
En revanche Francis Ponge s’essaie davantage au compromis entre animisme, subjectivisme et machinisme. Nous avons déjà dit qu’il différait de Kenneth White au moins en ce que l’abîme entre l’homme et son langage d’un côté, et le monde extérieur de l’autre lui semblait infranchissable. Le face à face entre l’homme et la nature ne se résout pas en une harmonieuse unité, notamment parce que le langage ne doit pas chercher les similitudes mais les qualités différentielles. Ainsi le poète français a-t-il l’air de considérer que le langage est, à l’instar de la technique, un outil grâce auquel l’homme peut ‘prendre le monde en réparation’. L’animiste en lui ne conçoit pas que le monde muet des choses ne soit sa patrie. Pour autant, à l’homme de s’occuper des choses et de ‘les parler’ afin - non pas de dominer physiquement la nature, mais d’en faire partie. L’invention de nouvelles valeurs qui le permettent se fera en fonction du Beau : l’art est ce qui rend possible la vie. Étant donné que le langage est un monde fini, Ponge laisse à penser que la tâche n’est pas insurmontable.
Mais nul à notre connaissance n’a mieux mis en scène les effets de ces vexations que Fernando Pessoa. Le poète portugais proclama en effet la dissolution de la personnalité et de l’individualité et en tira un parti esthétique extrême en donnant naissance à une galaxie d’hétéronymes chargée de préfigurer l’Homme complet ou surhomme qu’il souhaitait [27]. Ces hétéronymes sont poètes, philosophe ou encore ingénieur ; ils incarnent chacun à leur manière un point de vue sur l’univers. Le paganisme de Mora donne ainsi droit de cité à l’animisme tout en situant la relation entre l’homme et la nature de façon hétérodoxe puisque la religion païenne, selon lui, est en accord avec la nature comme monde extérieur - en accord avec la nature en ce qu’elle est humaine. C’est dans la sensation que s’enracine l’esthétique de Pessoa, une sensation reprise par l’art afin d’augmenter la conscience de soi - une esthétique de la force, au sens scientifique du terme comme le précise Pessoa.
Car s’il a conscience de l’abîme qui nous porte, Fernando Pessoa n’oppose pas naturel et artificiel, et encore moins art et artificiel. Sa moralité, qui est réductible à son esthétique, impose d’être l’inventeur de soi-même, comme Nietzsche le demandait. « L’artificiel, c’est la façon de jouir du naturel », écrit Pessoa, suggérant ainsi le lien entre Éros et la technique ; le chemin vers le naturel passe donc par l’artificiel, et « l’harmonie entre le naturel et l’artificiel » représente « l’essence du naturel chez les âmes supérieures. » [28] Il n’y a dès lors aucune raison de s’étonner de ce que le machinisme et le vitalisme soient associés. C’est ce que l’œuvre de Campos illustre brillamment, lui qui est le « poète du machinisme moderne et des grandes métropoles, ou de l’activité commerciale, bancaire, usinière, conçus comme dispositifs de création, comme analogies naturelles. » [29] En somme, de vexation en vexation, l’homme prend conscience du néant qui le porte et dont il fait partie - il y répond en couronnant sa volonté par l’art et la technique.
La révolution du néant
L’oubli de l’être - son insupportable présence - se mesure à l’aune du temps, dont l’homme lit le travail sur le monde et sur lui-même. À suivre la volonté de la terre on ne tarde pas à découvrir que le retour cyclique en est la figure essentielle. Le cercle, ou la révolution, dont les astres, et en premier lieu celui sur lequel nous vivons, nous enseignent la nécessité. L’absence de l’être s’est formulée en termes de chute et de décadence. Cette absence a non seulement la valeur d’un fait existentiel mais aussi la valeur d’un défi à vivre. En rappelant que nous sommes des décadents la moitié de notre vie, Nietzsche insistait sur la nécessité de la décadence et sur l’inutilité de s’y opposer. Révolution conservatrice ou révolution de gauche empruntent la figure du cercle avec l’idée d’en arrêter le mouvement au moment de leur choix : principe funeste car contraire à la vie qui est mouvement incessant.
La chute est le mouvement par lequel celui qui se découvre comme étant (Dasein - être-là ; être-pour-la-mort ; être-contre-la-mort) a le sentiment de s’éloigner de l’être. Concevoir le temps comme linéaire c’est vivre en imaginant que la chute peut trouver une fin (eschaton), ou en espérant inverser son cours (restitutio in integrum - Paradis). À l’instar des astres qui n’effectuent leur révolution dans une chute perpétuelle que par l’entremise d’une force aveugle qui les conduit indéfiniment à leur point de départ, nous sommes entraînés sur un cercle sans fin - un cercle vicieux d’intranquillité. Le centre autour duquel nous tournoyons, comme dit Pessoa, est le néant. Lorsque Heidegger affirme que l’éternel retour est l’essence même de la technique, ou lorsque Akihiro Takeichi considère que le karma et la technologie sont identiques parce qu’ils signifient une action humaine sans début ni fin, ils ont parfaitement raison. Comme l’a démontré Peter Sloterdijk dans « Tournant et révolution » [30], Martin Heidegger n’est pas comme Nietzsche un ‘penseur sur scène’ mais ‘le penseur en mouvement’ [31]. L’être-jeté qui se découvre dans la chute peut soit continuer à exécuter la chute qui le mène dans le faux et l’inauthenticité, soit effectuer un tournant au sein même de la chute qui consistera à donner à celle-ci un autre sens.
Le potentiel humain réside ainsi dans la capacité à ‘aller au loin’ en se construisant dans le départ - et l’on songe au « départ dans l’affection et le bruit neufs ! » de Rimbaud. Ce fut dans une certaine mesure le rôle de l’Orient que de représenter un ailleurs vers lequel tendre. La pensée doit néanmoins rester fidèle à la volonté de la terre tout en acquérant « une fonction mondiale dans la mesure où elle donne au cosmos le statut d’empire des choses connaissables », ce que Sloterdijk appelle la « déterritorialisation de l’esprit » [32]. Mais il montre aussi que Heidegger est pris par une crainte du monde et « une rage du rester-là » [33], ce qu’atteste la désignation de l’ensemble du monde technique et artificiel par le terme de Ge-Stell (totalité des choses posées, fixées). L’incapacité heideggerienne à restaurer le théâtre en philosophie, et le refus de suivre Nietzsche dans une approche représentative et esthétique de l’être se manifestent par sa volonté d’enracinement. Or ce que permet une pensée de la représentation c’est de ne pas rester prisonniers in-volontaires d’une chute aveugle, que celle-ci ait pour nom karma, technique ou révolution sidérale.
Pour ne pas imiter le mouvement des astres, il faut désirer et se détourner de l’exemple sidéral - de-sidere. C’est la raison pour laquelle Dionysos est le dieu de l’Éternel retour. Grâce à lui la fragmentation de l’être - qui fait succéder la volonté de recréer à la destruction - permet de distinguer l’instant de l’infinité du temps. Le ‘tournant’ de la chute prend alors chez Nietzsche le nom d’‘instant de la décision’, celui où la volonté de puissance prouve l’intensité de sa force par sa capacité à organiser le monde et à lui donner un sens. Plutôt que de chercher un sens dans les choses puisqu’il n’y a que le chaos d’une force aveugle et non-intentionnelle, il faut imposer ce sens. Ou, comme l’écrit Pessoa, faire advenir l’univers à lui-même par la force d’une assertion. Mais cela ne se peut que si l’on accepte que l’instant soit celui du pro-jet du sens, donc si l’on accède à une définition circulaire du moi - « maëlstrom noir tournoyant autour du vide » (Pessoa) - dans laquelle le cercle vicieux consiste en la dissolution d’une âme fortuite pour une autre âme aussi fortuite.
Réconcilier nature et artifice
La force qui peut donner son sens à la chute et qui impose son intentionnalité sur une nature qui en est dépourvue relève de l’artifice. Plutôt que d’accepter le monde installé et uniforme du Gestell, ce monde de l’effacement des différences, il faut que l’artiste s’empare des possibilités de la technologie. La conscience doit se comprendre comme la nécessité des réalisations successives de toutes les identités possibles, sans ressentiment contre le temps. Il faut re-vouloir le non-voulu pour le rendre signifiant, et cela, seul l’artiste auteur du simulacre en est capable, lui qui inscrit la perte d’identité dans la fragmentation infinie de l’être. Chaque instant de la chute circulaire est à la fois un début et une fin, il n’attend que celui qui aura la volonté et l’artifice suffisants pour nourrir une soif perpétuelle de créations, celui qui saura faire advenir un monde.
Notre époque dite postmoderne est celle où tout semble ‘tourner rond’, où tout semble avoir une place déterminée. C’est une époque où rien ne commence ni ne s’achève, où il n’y a que des transitions. Un événement chasse l’autre et la conscience historique ne se vit plus que dans le ressassement médiatique. C’est un monde européanisé et globalisé par un Gestell construit sur le néant. La frénésie du mouvement qui règne sur notre planète reste celle d’une chute consciente d’elle-même mais incapable de trouver encore le tournant. L’art moderne en donne une image frappante chez Andy Warhol ou John Cage, cet art qui « dévoile le nihil du nihilisme technique » [34] mais ne crée ni n’impose de sens au chaos.
Malade d’une haine de soi et d’un contemptus mundi d’origine judéo-chrétienne qui lui ont fait chercher - à l’instar de l’idéalisme platonicien - sa moitié absente dans l’illusoire Orient, l’Occident est un projet incarné par l’Europe. On peut considérer que son identité est chevillée à l’Asie, comme Hérodote le fit remarquer. Et c’est au moment des guerres médiques (Ve siècle av. J. C.) que « l’Orient du rêve » (Moura) se constitue par le refoulement des forces dionysiaques [35] au profit des lumières apolliniennes. En se demandant les conséquences qu’auraient eu sur le destin de l’Europe une victoire des Perses, Nietzsche met en cause l’hellénisme et particulièrement l’influence athénienne. Il n’était pourtant pas question de se détourner d’Apollon pour se livrer à Dionysos. La réévaluation de Dionysos correspond chez lui à l’affirmation de la « corporéité de la pensée », car la phusis à « tendance [...] à devenir verbe » [36]. Lorsque cette première parole du vivant qui gouverne l’infans rencontre le logos, le sujet est violenté. C’est ce que Peter Sloterdijk appelle le « combat entre la raison du corps et la folie des incarnations » [37], et qui caractérise toute psyché marquée par la civilisation évoluée.
Ce n’est pas pour rien que Michel Foucault considère l’Orient, en préface à son Histoire de la folie, comme ligne de partage au sein de l’universalité de la ratio occidentale. L’Orient apparaît au moment où l’Occident grec choisit le logos contre la phusis, au moment où l’art se voit accorder dans la tragédie grecque le rôle dévolu à la religion - et c’est là, en 386 av. J. C., qu’est fondée l’Académie -, au moment enfin où naît la métaphysique et intervient grâce à Platon la première étape qui mène de la technè des anciens Grecs à la technique moderne [38]. L’effacement de l’Orient s’opère ainsi lorsque Nietzsche unit en lui les extrêmes dionysiaques : « l’existence dans la torture et le dépassement de la torture dans les euphories de l’art et du langage. » [39] C’est dans l’inspiration esthétique que « nous voyons la phusis accepter, surpasser, paraphraser et réconcilier le logos » [40]. La civilisation n’est donc possible que si l’extatique du corps est conservé en elle, c’est-à-dire si la folie affleure. Or, affirme Foucault, « là où il y a œuvre, il n’y a pas folie » [41]. Par là on comprend que l’art et l’artificiel sont les moyens dont dispose l’homme pour lutter contre le néant et se réfugier dans le supportable.
Ainsi l’art et la technologie sont-ils au service d’un accroissement de la puissance du logos sur la phusis en même temps qu’ils permettent leur réconciliation. En effet les objets techniques appartiennent comme les œuvres à la phusis et au logos : « comme les éléments primordiaux (eau, terre, air, feu) dont ils conservent le souvenir et la trace, [ils] sont essentiellement ambivalents. Ils signifient tout à tour : repos et volonté, activité et passivité, éternité et histoire ; [...] vie et mort. » [42] D’un côté ils renvoient l’homme à ses lointaines origines, « ils cristallisent l’éternité des temps » à la façon d’un silex : leur dureté garantit leur impénétrabilité et leur irréductible altérité ; de l’autre « la stabilité matérielle s’efface devant l’art, l’artefact, la production de formes et de modèles ; devant la construction prothétique de l’homme culturel. » [43] En accélérant le temps, la technique touche à la création et à la vie par la métamorphose. Selon Jean-Claude Beaune, il est possible de « rêver ‘positivement’ à propos des techniques et des objets, à travers eux et non contre eux, si l’on prend la peine d’analyser l’acte de production, de ‘poiésis’, si l’on sait jouer avec les métaphores et les métamorphoses biologiques et automatiques, avec la poésie mythique, interminable et close des sens contenus dans la matière, dans les couleurs, dans les formes. » [44]
Souvent en effet l’artificiel fut honni au nom de l’Être - et souvent par ceux qui faisaient les louanges de l’Orient et dénonçaient la folie de l’Occident. Si l’Orient est bien un partage dans l’universalité de la ratio occidentale, c’est que celle-ci s’était au préalable rangée du côté de l’Être - et avait refusé de considérer que le néant pût être positif, qu’il pût être ouverture sur le possible, c’est-à-dire utopie. L’art et la machine sortent du néant. On pourrait dire de l’un et l’autre ce que J.-C. Beaune écrit de la machine : avec elle « on n’a plus à choisir entre l’âme et le corps, entre la vie et la mort, la nature et la culture, le normal et le pathologique. » [45] Michel Foucault pense que « par la folie, une œuvre qui a l’air de s’engloutir dans le monde, d’y révéler son non-sens, et de s’y transfigurer sous les seuls traits du pathologique, au fond engage en elle le temps du monde, le maîtrise et le conduit », le monde « est requis par elle, contraint de s’ordonner à son langage » [46]. On peut en dire autant de l’opus technologique. À condition de rendre positif le néant qui les porte, art et technologie mènent vers un surhomme pour qui l’univers serait une ronde de dieux - créations artificielles sorties d’un néant inépuisable. L’Orient est né du monopole ontologique de l’Être et de la nature, sa fonction métaphysique (accordée au mythe de l’androgyne) était de combler le non-être. Or le non-être a perdu sa négativité, c’est de lui que procède l’humanité : sous la férule de l’Europe, l’Être a été provoqué et remplacé par des créations artificielles.
Il n’y a rien d’Autre à attendre de l’Orient que ce que le vieil idéalisme occidental pouvait y mettre, c’est-à-dire lui-Même. Comme l’avaient bien vu Heidegger et Akihiro Takeichi, le karma et la technique moderne sont des configurations de l’Éternel Retour du Même [47]. Alors que l’Orient obéissait à un imaginaire temporel linéaire - on voit que l’Europe, en tant que projet, tend vers « une philosophie de la précarité » [48] qui peut tout autant accueillir le Musée Imaginaire de Malraux qu’un « Musée Imaginaire des techniques » [49]. La réconciliation entre une phusis régie par le retour et un logos qui cherche à s’y incarner pourrait être figurée par la roue qui, « de toutes les machines et formes simples, [...] est l’une des seules (la seule ?) à ne pas exister chez les êtres vivants. » [50] « Organe essentiel du progrès technique » [51], elle permet, par la maîtrise de l’Éternel retour, d’avancer toujours vers le lointain, vers du nouveau et de l’ALIUS.
Lorsque Kenneth White cherche, par la géopoétique, à déceler des rythmes et des formes dans la nature [52] et à créer un langage approprié, il tente de concilier nature et logos, il associe animisme et machinisme. Tant que l’Occident reste enfermé dans la symétrie - par différents dualismes comme celui qui fait intervenir l’Orient - il est dans une économie de la mort [53]. Ce n’est que s’il rencontre de l’ALIUS, du vraiment Autre, de la Différence qu’il peut sortir de l’enfermement circulaire du Même : « Le miracle de la géométrie naturelle et de l’ordre, le gain de vitalité et de création sont, dès l’origine matérielle du monde, indissociables. » [54] Cet ALIUS est notamment le « monde-matière » [55] dont la conquête ne peut se faire qu’à partir d’un ordre (la symétrie) bousculé par un « élément de vitalité novatrice, donc risque et aventure » [56] (la dissymétrie). Ainsi le couple symétrie-dissymétrie « permet de résumer l’enracinement matérialiste et animiste de la totalité technologique dans une totalité cosmique et une totalité organique dont elle est la métaphore. » [57]
Ouverture
Ainsi l’européanisation de la Terre, qui s’est faite par l’extension universelle de la technologie, semble-t-elle porter en elle ce qui sauve. Il est presque banal désormais de classer le Japon parmi les pays d’Occident. Cela parce qu’il a su très rapidement s’adapter au monde technique - contrairement aux autres pays d’Asie, la Chine notamment. Commentant les propos d’André Malraux sur la différence entre les esthétiques chinoise et japonaise, le philosophe Shûichi Katô fait la remarque suivante : « Les Chinois aiment la symétrie, pas les Japonais. » [58] Le dynamisme japonais, sa capacité créatrice et sa facilité d’adaptation pourraient y être liés. En outre on voit bien que l’uniformisation du monde n’empêche pas que les diverses cultures - celles qui ont en elles un ‘élément de vitalité novatrice’ - ne gardent leur identité (le Japon notamment). C’est « l’équivalence paradoxale de la primitivité tribale et de la civilisation post-industrielle » où uniformité et tribalisme coexistent sans difficulté : nous assistons à la rapide installation d’une « civilisation universalisante qui récupère en elle les différences qu’elle nie ailleurs. » [59]
L’Occident et l’Orient étaient des cercles de craie - en donnant sa technologie au monde, l’Europe permet aux altérités culturelles d’exister les unes à côté des autres, et non en s’ignorant.
Le destin du monde devrait ainsi se jouer selon la maîtrise de l’artifice.