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La réalité d’Adélie (extrait d’Un trop-plein d’espace) 

lundi 6 septembre 2010, par Anne Vernet

« Adélie n’a jamais commencé.
Elle n’a jamais su qu’elle était née.
Naître ne suffit pas pour commencer. »

Adélie est une jeune fille autiste, isolée. Seul son frère, Daniel, tente de l’aider à survivre. Il n’a pas perdu l’espoir que pourront un jour se rejoindre les deux pans d’un monde séparé.
Grâce à son écriture clairvoyante, Anne Vernet nous permet d’entrer peu à peu dans la réalité d’Adélie, remettant alors la nôtre en question.

Le regard en coin. On ne voit l’essentiel qu’en regardant de côté. Adélie regarde toujours comme ça.
Lorsqu’elle a mal, elle se balance. Douleur physique ou chagrin, seul le corps le sait. Pas d’échappatoire. La souffrance est un absolu. Daniel est obsédé par cette question : oui, sa sœur souffre, non, il ne sait pas de quoi (peut-être de tout – mais comment peut-on souffrir de tout ?), ni même quand exactement. C’est une douleur sans image. Seule alors la colère se lit sur son visage, la rage. Une rage restée celle du tout-petit dont la mère a disparu et dont le retour, seul, aide le désespoir à se transformer en jeu de miroir.
Tu pars, tu reviens, je te reconnais et je me recommence.
Adélie a-t-elle peur de se perdre en l’autre ? Croit-elle que la relation consiste en cette perte même ? Ou, au contraire, souffre-t-elle d’être emprisonnée, « enfermée dehors » ? Est-ce qu’un jour, le désespoir et la rage furent si forts qu’elle en fut anéantie – et ne vit même pas sa mère revenir tant elle l’avait définitivement perdue ? Daniel se demande : si Délie ne connaît personne, si elle est exclue de la connaissance, est-ce parce qu’elle n’a jamais reconnu sa mère ?
Il y a déjà longtemps, il lui avait montré son astrolabe. Il l’avait construit lui-même, encore enfant, et l’avait baptisé « l’astrolabe oratoire », enchanté du jeu de mots. Il avait mis en route le mécanisme qui entraînait les planètes. Amélie avait trépigné, il avait accéléré le mouvement au maximum et la petite, contemplant ravie les cycles fous des astres, avait murmuré, extatique : « Loto… ».
La théorie du big-bang avait décidé de la vocation de Daniel et sa découverte des travaux de Stephen Hawking l’avait parachevée. Mais c’était la vocation d’un refus. Cette idée d’un fiat lux originel lui faisait offense. C’était foncier, viscéral : le concept suscitait en lui une opposition irréductible. Plus les outils mathématiques que la théorie avait permis de forger se complexifiaient, et plus celle-ci était-elle ainsi poussée à la perfection, et plus apparaissait ce fait : cette complexité même se comportait comme un empêchement à la vérité. Quelle que soit l’objectivité mathématique, elle reposait en dernier ressort sur le sensible, la perception comme vérification – fût-elle obtenue par ces mêmes outils : autrement dit, pensait Daniel, sur une subjectivité.
Aucune représentation de l’Univers n’échappait donc au totalitaire ?
À chaque progrès, qu’il tenait soigneusement à l’écart de son cursus, il rendait compte de ses réflexions à sa sœur. Adélie l’écoutait des heures durant, suivant les démonstrations de son petit regard en coin.
Par hasard, il était tombé sur la théorie de Tremblay et, comme s’il se fût senti tout à coup moins seul dans le monde, il en était revenu avec enthousiasme à l’idée folle qui lui était venue, des années auparavant, lorsqu’il rencontra pour la première fois le big-bang et l’expansion : mais s’il s’agissait d’une illusion d’optique, c’est-à-dire du rapetissement des astres du système solaire ? Et si la Terre aussi rétrécissait ? C’était cohérent avec Einstein. Et avec l’évolution du Soleil – qui absorbait alors l’énergie des planètes pour la convertir. Il fallait trouver le rapport : l’énergie absorbée était sans doute insuffisante, peut-être même était-elle, en quelque sorte, impropre – comme si elle eût empoisonné l’étoile. Il avait abandonné cette absurdité au fur et à mesure qu’il étudiait et que la complexe filiation des outils finissait par imposer l’axiome de leur origine comme réel, à force d’être vrai par la seule logique de ses développements.
Il en avait parfois le vertige : les théories procédaient par clonage. Oui, elles se clonaient elles-mêmes, et les disciples eux-mêmes se clonaient sur les maîtres, le tout produisant une chaîne de vérités dérivant vers l’absurde. Ce clonage théorique ? Une monstruosité, et pas seulement sur le plan scientifique : toute vérification, toute authenticité ne renvoyant qu’à des mimes, le réel que les théories prétendaient éclairer devenait inaccessible.
La science se mouvait dans un imaginaire automate. Mais, cependant, se disait-il, dans un univers ouvert, l’absurdité même était légitime.

Il pressentait aussi que c’était à cause de l’autonomie même, désormais acquise, de la fiction scientifique, qu’il devenait possible de répondre à la question originelle. Mais il fallait choisir. Comment ?
S’il y avait rétrécissement, perte de substance et augmentation de la masse – à moins qu’elle ne diminuât, cela n’était pas encore très clair pour lui –, alors il y avait le temps. Le temps était resté en rade. Or, le temps, ici, remplaçait l’énergie. Peut-être seul alors générait-il l’espace.
Et seul il le rétrécissait.

L’Univers ne pouvait être tel que s’il était temps.
Alors s’évacuait, peut-être, l’absurdité.
Mais comment était le temps universel, s’il y en avait un ? Sûrement pas semblable au temps des hommes.
Cette intuition ébranlait sa raison quotidiennement. Et, chaque jour, la présence de sa sœur, son entièreté - amour sans condition, sans besoin et sans jugement - était la source inépuisable de son apaisement : le point fixe qui lui rappelait la nécessité de son existence.
Délie, cette absurdité vivante, selon la norme…
Cette petite enclose sur elle, à elle-même Univers, un Univers qui n’avait jamais commencé…

Dans nos sociétés cloniques et leurs institutions de la pensée automate, la liberté aussi rend malade.

P.-S.

Anne Vernet, "Un trop-plein d’espace", Editions Sulliver, 2010.

1 Message

  • Très bel ouvrage. J’ai eu la chance de l’avoir entre les mains et de pouvoir y glisser mon regard. Anne vernet, vous écrivez magnifiquement bien, c’est un plaisir de vous lire à chaque ligne, chaque page, chaque ouvrage.

     

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