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Notes d’un fou 

jeudi 11 novembre 2010, par Léon Tolstoï

En août 1869, Tolstoï part en voyage avec un serviteur pour acheter une propriété dans l’Est. Le soir, il fait halte dans une auberge d’un village nommé Arzamas et, à 2 heures du matin, il se sent terrassé par une crise d’angoisse, de terreur encore jamais ressentie : « Brusquement, ma vie s’arrêta […] Je n’avais plus de désir ; je savais qu’il n’y avait rien à désirer. La vérité est que la vie était absurde. J’étais arrivé à l’abîme et je voyais que, devant moi, il n’y avait rien que la mort. Moi, l’homme bien portant et heureux, je sentais que je ne pouvais plus vivre. »
En 1884 le souvenir de la nuit d’Arzamas deviendra le sujet de Notes d’un fou.

20 octobre 1883

On m’a conduit aujourd’hui à l’administration départementale pour m’examiner. Les avis sont partagés. Après avoir discuté, ils ont décidé que je ne suis pas fou. Mais s’ils ont pris une telle décision, c’est parce que j’ai fait appel à toutes mes forces pour ne pas exprimer mon opinion. Je n’ai rien dit parce que j’ai peur de la maison d’aliénés, j’ai peur qu’on ne m’empêche là-bas de faire mes affaires de fou. Ils ont reconnu que j’ai des lésions et d’autres choses encore, mais quand même la possession de mes facultés intellectuelles. Ils m’ont reconnu tel, mais je sais que je suis fou. Le médecin m’a prescrit un traitement en m’assurant que si je m’y conforme exactement, ma maladie disparaîtra. Tout ce qui m’inquiète disparaîtra. Oh ! que ne donnerais-je pas pour que cela disparaisse. On en souffre trop. Je vais raconter en détail comment et d’où vient cette constatation, comment je suis devenu fou et comment j’ai dévoilé ma folie.

Pendant trente-cinq ans j’ai vécu comme tout le monde et rien de particulier ne se remarquait en moi. J’avais seulement quelques petits ennuis semblables à ceux que j’ai actuellement. Dans mon enfance, avant d’avoir dix ans, parfois j’avais des crises, mais pas régulièrement comme maintenant. Dans mon enfance elles se traduisaient un peu différemment. Je me souviens qu’un jour où j’allais me coucher, j’avais cinq ou six ans, ma gouvernante Eupraxie, grande, maigre, vêtue d’une robe cannelle, un bonnet sur la tête et le menton flasque, me déshabilla et me mena vers mon lit.

– Moi-même, moi dis-je, et j’enjambai les barreaux.

– Mais couchez-vous, Fedinka. Regardez comme Mitia est sage, il est déjà couché, dit-elle en me montrant mon frère.

Je sautais dans mon lit tout en tenant sa main. Puis je la lâchais. Je faisais jouer mes pieds sous la couverture et m’emmitouflais dedans. Ainsi, je me sentais bien. J’étais calme et je pensais : « j’aime la gouvernante, elle aime Mitia et elle m’aime, et j’aime Mitia, et Mitia aime la gouvernante et moi-même. Et la gouvernante aime Tarass, et j’aime Tarass, et Mitenka l’aime. Et Tarass aime la gouvernante et il m’aime, et maman aime la gouvernante et elle m’aime. Et la gouvernante aime papa et maman et moi. Et tout le monde aime chacun et chacun se sent bien. »

Brusquement j’entendis entrer l’intendante qui disait avec énergie quelque chose à propos du sucrier, et la gouvernante répondre avec énergie qu’elle ne l’avait pas pris. Je ressens de la douleur, de la peur, je ne comprends pas et un sentiment d’horreur s’empare de moi, j’enfonce ma tête sous la couverture. L’obscurité ne me soulagea pas. Je me rappelais comment on avait un jour battu un garçon sous mes yeux, comme il criait et combien le visage de Foka était horrible, tandis qu’il battait ce garçon « Ah ! tu ne le feras plus ? Tu ne le feras plus ? » criait-il, et il le frappait toujours. Le garçon répondait « Je ne le ferai plus » mais Foka répétait « Tu ne le feras plus ? » et il continuait à le battre.

Cela me révolta. Je commençai à sangloter, sangloter, et pendant longtemps personne ne parvint à me calmer. Ces lamentations et ces désespoirs furent justement les premières manifestations de ma folie actuelle.

Une autre fois, je m’en souviens, j’eus une crise parce que ma tante parlait de Jésus. Elle voulait s’en aller mais nous lui avions dit :

– Parle-nous encore de Jésus-Christ.

– Non, maintenant, je n’ai pas le temps.

– Si, si, raconte !

Et Mitenka demandait, lui aussi, qu’elle raconte encore. Et elle recommença la même histoire. Elle raconta qu’il avait été crucifié, qu’on l’avait battu, torturé, tandis qu’il ne cessait pas de prier, et il ne blâmait même pas ses bourreaux.

– Tante, pourquoi l’a-t-on torturé ?

– Les hommes étaient méchants.

– Mais lui, il était bon.

– Ah ! Il est déjà huit heures passées Vous entendez ?

– Pourquoi l’a-t-on frappé ? Il avait pardonné. Pourquoi l’a-t-on frappé alors ? Il avait mal ? Tante, a-t-il eu mal ?

– Ah ! Maintenant, je vais prendre du thé.

– Peut-être que ce n’est pas vrai ! Il n’a pas été battu ?

– Ah ! Maintenant.

– Non, non, ne pars pas.

Et à nouveau, j’ai eu une crise. J’ai sangloté, sangloté, et puis j’ai commencé à frapper de la tête contre le mur.

C’est ainsi que cela se passait dans mon enfance. Mais à partir de quatorze ans, lorsque la passion sexuelle s’éveilla en moi et que je m’adonnai au vice, tout se calma en moi et je devins un garçon comme tous les autres, comme nous tous qui sommes nourris avec abondance et grassement, qui sommes efféminés à cause du manque de tout exercice physique et exposés à tant de tentations qui allument notre sensualité, je me trouvais ainsi au milieu d’enfants dépravés comme moi-même. Des garçons de mon âge m’initièrent au vice que je pratiquai. Puis ce vice céda la place à un autre, j’appris à connaître les femmes. Et j’ai vécu jusqu’à trente cinq ans en cherchant les plaisirs et en les trouvant toujours. Je me portais tout à fait bien et il n’y avait aucun symptôme de folie chez moi.

Les vingt années de ma vie où je fus bien portant s’écoulèrent de telle manière que je n’en ai presque pas gardé le souvenir, et que je me les rappelle à peine. J’y pense avec mépris. Comme tous les garçons de mon milieu bien équilibrés, j’ai fait mes études au lycée et puis j’ai été à l’université où j’ai suivi les cours de droit que j’ai terminés. Puis j’ai fait la connaissance de celle qui est ma femme, je me suis marié, j’ai été fonctionnaire au village, comme on dit, j’éduquais les enfants, dirigeais mon économie et étais juge de paix.

Dix ans après mon mariage, j’ai eu ma première crise de folie depuis mon enfance.

Ma femme et moi avions économisé de l’argent qui provenait d’un héritage qu’elle avait fait et de mes certificats de rachat, et nous avions décidé d’acheter une propriété. Évidemment, la question de l’accroissement rationnel de notre fortune, accroissement réalisé mieux que par les autres, me préoccupait beaucoup. Je me renseignais partout pour savoir où l’on vendait des domaines, je lisais toutes les annonces dans les journaux. Je cherchais une propriété dont le prix d’achat aurait été couvert par ses revenus ou par la vente de ses bois, ce qui fait que la propriété elle-même ne m’aurait rien coûté. Je recherchais un imbécile, quelqu’un dépourvu de bon sens, et j’eus l’impression d’en avoir découvert un.

Un domaine entouré d’une grande forêt était à vendre dans le département de Penza. D’après tous les renseignements recueillis, il était permis de supposer que le vendeur était justement un imbécile et que je pouvais couvrir le prix d’achat rien qu’en vendant la forêt. Je m’y rendis.

Mon domestique et moi avions tout d’abord pris le train, puis une voiture postale. Le voyage m’amusait beaucoup. Mon domestique, jeune, bon, était lui aussi très gai. Nouveaux endroits, nouveaux visages. Nous voyagions, nous nous amusions. Nous avions quelque deux cents kilomètres à faire. Nous avions décidé de ne nous arrêter que pour changer de chevaux.

La nuit tomba, nous étions toujours en route. Nous somnolions. Je m’endormis, mais brusquement m’éveillai, en proie à la peur. Et comme cela arrive fréquemment, je me suis réveillé effrayé, excité, il me semblait que je n’allais plus jamais dormir.

« Pourquoi est-ce que je voyage ? Où vais-je ? » me demandais-je. Mon projet d’acheter un domaine à bon marche me plaisait toujours, mais brusquement l’idée me vint que je ne devais pas aller si loin, que j’allais mourir dans cette contrée inconnue. Et cela me parut effroyable. Serge, le domestique, s’éveilla, j’en profitai pour lui adresser la parole.

Je lui parlai de cette contrée, il répondait, il plaisantait, moi, je m’ennuyais. Je lui parlai à nouveau des miens, je lui dis comment nous allions acheter. Et j’étais étonné de voir comme il me répondait gaiement. Tout lui paraissait agréable et amusant, tandis que tout me dégoûtait. Pourtant, tant que je lui parlais, je me sentais soulagé. Outre mon ennui, j’éprouvais de la crainte et la fatigue m’assommait. J’aurais voulu que le voyage prenne fin. Il me semblait que tout irait mieux si je pouvais entrer dans une maison, si je voyais des gens, si je buvais du thé et surtout si je dormais. Nous approchions de la ville d’Arzamas.

– Si nous restions ici ? Nous nous reposerons un peu.

– Pourquoi pas ? Très bien.

– Est ce loin encore jusqu’à la ville ?

– Encore sept kilomètres.

Le cocher était méthodique, exact et silencieux. Il conduisait aussi lentement et tristement.

Nous avancions, je me tus je me sentais mieux parce que je m’attendais au repos et j’avais l’espoir que là, tout réussirait. Nous continuions à avancer dans l’obscurité et cela me paraissait terriblement long. Nous arrivâmes à l’entrée de la ville. Les habitants dormaient déjà. On apercevait dans la nuit de petites maisons, des cloches sonnaient, en passant près des maisons, on entendait plus nettement le piaffement des chevaux. De temps à autre nous longions de grandes maisons blanches. Tout cela était triste. Je désirais trouver une auberge, un samovar et le repos. Me coucher.

Nous nous arrêtâmes enfin devant une maison, devant laquelle il y avait un poteau. Cette maison était blanche mais elle me sembla terriblement triste, j’eus même peur. Je sortis lentement. Serge déchargea agilement et prestement – en même temps, il frappait sur l’huis – tout ce dont nous avions besoin. Le bruit de nos pas me donnait la nausée. J’entrais dans la maison. Il y avait un petit corridor. Le veilleur de nuit qui avait une tache sur la joue – cette tache me sembla terrible – nous montra une chambre. Elle était sombre cette chambre. J’y entrais. Je sentis croître ma peur.

– Y a-t-il une chambre disponible ? Je voudrais me reposer.

– Oui, celle-ci.

C’était une chambre carrée et proprement blanchie. Comme je m’en souviens ! Ce qui me faisait souffrir, c’est que la chambre était carrée. Il y avait une fenêtre garnie d’un rideau rouge. La table était en bouleau carélien et le divan était arrondi sur les côtés. Nous entrâmes. Serge mit le samovar, versa du thé. Moi, je pris un oreiller et me couchai sur le divan. Je ne dormais pas, j’entendais Serge boire du thé et m’appeler. J’avais peur de me lever, d’empêcher le sommeil de venir et cela m’effrayait de rester dans cette chambre. Je ne me levais pas, je bâillais. Il est vrai que j’ai bâillé parce que lorsque je me suis réveillé, il n’y avait personne dans la chambre qui était obscure. J’étais aussi surexcité que dans le fiacre. Je le sentais, il n’y avait pour moi aucune possibilité de dormir. « Pourquoi suis-je ici ? Où est-ce que je me traîne ? Pourquoi et où est-ce que je cours ? Je veux fuir quelque chose de terrible, mais je n’y parviens pas. Je reste toujours avec moi-même et je suis moi-même la cause de mes souffrances. Moi ? Je ? Me voici. Je suis entièrement ici. Ni celui de Penza, ni un autre. Demain je ne serai ni plus ni moins qu’aujourd’hui. Et moi-même, je m’ennuie, je me suis insupportable, je suis la source de mes souffrances. Je veux dormir, oublier, et je ne le puis pas. Je ne parviens pas à me séparer de mon moi. »

J’allai donc dans le corridor. Serge dormait sur le banc étroit, sa main rejetée en arrière, mais il avait un sommeil paisible, le veilleur à la tache dormait lui aussi. J’étais allé dans le corridor pour me débarrasser de ce qui me faisait souffrir. Mais cela me suivait partout et je m’attristais. « Ah ! Quelle est cette stupidité ? me suis-je dit. Pourquoi suis-je triste, de quoi ai-je peur ? » – « De moi, me répondit une voix intérieure, la voix de la mort. Je suis là. »

Un grand froid m’envahit. Oui, de la mort. Elle viendra, elle, elle est ici, mais elle ne devrait pas l’être. Si j’avais réellement eu à affronter la mort, je n’aurais pas éprouvé ce que j’éprouvais à ce moment-là. Alors, j’aurais eu peur. Et maintenant, ce n’était pas de la peur que je ressentais, je voyais, je sentais que la mort venait, mais en même temps je sentais que cela ne devait pas être. Toute ma personne ressentait la nécessité, le droit de vivre, mais en même temps je voyais que la mort s’accomplissait. Et ce déchirement intérieur était terrible. J’essayais de chasser cette horreur. Je trouvai un chandelier en cuivre dans lequel était une bougie en partie consumée, et je l’allumai. La lumière rouge de la bougie et sa longueur, un peu moindre que celle du chandelier, disaient la même chose. Il n’y a rien dans la vie, il y a la mort, mais elle ne devrait pas exister.

J’essayais de penser à ce dont j’avais à m’occuper, l’achat, ma femme. Tout cela, loin de m’égayer, m’apparut être le néant. Je voulais tuer l’angoisse qui m’étreignait en pensant que j’allais perdre la vie.

Il fallait dormir. Je m’étendis, mais tout de suite sautai à bas du divan, effrayé. L’angoisse était là, une angoisse psychique, une angoisse comme on en a avant de vomir, mais psychique. Effrayante, terrible. Il semble qu’on craigne la mort, mais lorsqu’on réfléchit et qu’on pense à la vie, on s’aperçoit qu’on ne craint que la vie qui meurt. Comme si la vie et la mort ne faisaient qu’une. Quelque chose essayait de scinder mon âme en deux parties, mais n’y arrivait pas.

J’allai de nouveau voir les dormeurs, et j’essayai de dormir moi-même, toujours cette même angoisse, rouge, blanche carrée. Quelque chose essayait d’exploser mais n’explosait pas.

Je souffrais, d’une souffrance sèche et méchante, pas une parcelle de bonté en moi, mais une méchanceté uniforme, calme, envers moi et envers ce qui m’a créé. Qui m’a créé ? Dieu, on dit que c’est Dieu.

Prier, pensai-je. Depuis longtemps, depuis vingt ans, je n’avais pas prié et je ne croyais à rien, bien que je me confessasse chaque année. Je commençai à prier « Dieu, Notre Père, Sainte Mère de Dieu » J’inventais des prières. Je faisais le signe de la croix et je m’agenouillais tout en me retournant souvent, parce que j’avais peur qu’on puisse me voir. Parce que cela m’aurait distrait. Mais en réalité c’était la crainte qu’on me voie qui me distrayait, et je me couchai. Mais à peine étais-je étendu, à peine avais-je fermé les yeux que le même sentiment d’effroi revint, s’empara de moi. Je ne pouvais plus le supporter, je réveillai le gardien de nuit, je réveillai Serge, lui ordonnai de faire les valises, et nous partîmes.

Une fois en mouvement et à l’air, je me sentis mieux. Mais je sentais que quelque chose de nouveau avait pris possession de mon âme, cela a empoisonné toute ma vie passée.

Nous arrivâmes au domaine le soir. Le régisseur, un vieillard, nous reçut bien quoique tristement – il regrettait la vente du domaine. Des chambres propres garnies de meubles confortables. Un samovar neuf et étincelant, un grand service à thé, du miel avec ce thé. Tout était bien. Mais moi je lui posais comme une leçon mal apprise, sans enthousiasme, des questions sur la propriété. Tout me semblait triste. Je dormis tout de même durant la nuit, sans tristesse. J’attribuai cela aux prières que j’avais encore dites avant de m’endormir.

Et puis, j’ai recommencé à vivre comme autrefois, mais depuis, la peur de ma tristesse est suspendue au-dessus de moi. J’aurais dû vivre sans cesse, et surtout dans les conditions habituelles. Comme un écolier qui en a l’habitude récite machinalement une leçon apprise par cœur, moi aussi j’aurais dû mener une vie qui m’aurait empêché de retomber sous l’emprise de cette terrible tristesse, qui s’était emparée de moi pour la première fois à Arzamas.

Je revins sain et sauf à la maison, sans avoir acheté le domaine, la somme proposée ne suffisait pas, et je repris ma vie d’antan. À cette différence près qu’à présent j’allais à l’église et que je priais. Il me semblait que tout était comme autrefois. Mais maintenant que j’y pense de nouveau, cela n’était pas comme autrefois. Je vivais de ce que j’avais entrepris avant, je roulais sur des rails qui avaient été placés antérieurement et j’avançais avec la force d’antan, mais je n’entreprenais rien de nouveau. Et j’avais moins d’énergie, même pour continuer ce qui avait été mis en marche auparavant. J’étais triste et je devins croyant. Ma femme le remarqua et elle me gronda, m’ennuya à cause de cela. Mon angoisse ne me reprit pas pendant que j’étais à la maison.

Mais un jour, je partis précipitamment pour Moscou. J’avais fait mes préparatifs durant la journée et m’en allai le soir. Il s’agissait d’un procès. J’étais gai en arrivant à Moscou. Durant le trajet j’avais parlé avec un seigneur de Kharkov d’économie de banques, de théâtre, de l’hôtel où il fallait descendre. Nous avions décidé de loger tous les deux à l’Hôtellerie de Moscou, située rue Miasnitskaïa, et d’aller écouter Faust.

Nous arrivâmes. Je pris une petite chambre. Dans le corridor, je sentis une odeur pénétrante. Le concierge porta ma valise, une servante alluma une bougie. La lumière brilla puis la flamme diminua, comme cela arrive toujours. Dans la chambre voisine, quelqu’un toussa, un vieillard sans doute. La servante sortit, le concierge resta pour demander s’il fallait défaire les valises. La flamme se ranima et éclaira la tapisserie qui était bleue, avec des bordures jaunes, la cloison, une table boiteuse, un petit divan, une glace, la fenêtre, toute la petite chambre enfin. Et brusquement, je sentis revenir en moi l’effroi d’Arzamas.

– Mon Dieu, comment vais-je dormir ici ? Défais les bagages, s’il te plaît, dis-je au concierge pour le retenir. Je m’habillerai vite et j’irai au théâtre.

Le concierge déballa mes affaires.

– Va, s’il te plaît au numéro 8 et dis au seigneur qui est arrivé avec moi que je suis prêt, que je vais arriver tout de suite.

Le concierge sortit, je commençai à me vêtir en hâte, et j’avais peur de regarder les murs.

« Comme c’est bête, pensais-je. De quoi ai-je peur, comme un enfant ? Je n’ai pas peur d’une vision. D’une vision ? Il vaut mieux avoir peur d’une vision que de ce dont j’ai peur. De quoi ? De rien. De moi-même ? Ah ! Bêtise.

Malgré tout, je passai une chemise amidonnée, dure, froide, je la boutonnai, endossai ma jaquette, mis mes nouveaux souliers et me rendis chez le seigneur de Kharkov. Il était prêt. Nous allâmes voir Faust. En route nous entrâmes chez le coiffeur, un Français. Je me fis couper les cheveux, je bavardai avec le coiffeur. J’achetai des gants. Tout allait bien. J’avais oublié la chambre allongée et la cloison. Au théâtre, tout alla bien également. En sortant, le seigneur de Kharkov me proposa d’aller souper. Ce n’était pas dans mes habitudes, mais lorsqu’il m’avait fait cette proposition, je songeais justement à ma chambre, à la cloison. J’acceptai son offre.

Nous rentrâmes vers deux heures. J’avais bu deux verres de vin, quantité à laquelle je n’étais pas accoutumé, et j’étais gai. Sitôt que je pénétrai dans le corridor à la lampe voilée, l’odeur de l’hôtel m’assaillit et un frisson de peur me parcourut tout le dos. Il n’y avait rien à faire. Je serrai la main de mon camarade et entrai dans ma chambre.

Je passai une nuit terrible plus terrible encore que celle d’Arzamas. C’est le matin seulement, quand le vieillard recommença à tousser de l’autre côté de la porte que je m’endormis, non pas dans mon lit mais sur le divan. Je souffris durant toute la nuit d’une façon intenable. Mon âme se détachait à nouveau de mon corps, douloureusement. Je vis, j’ai vécu et je dois vivre et brusquement la mort, la disparition de tout. À quoi bon vivre ? Mourir ? Se tuer tout de suite ? J’ai peur. Attendre la mort, attendre qu’elle vienne ? J’ai peur davantage encore. Donc, il faut vivre. Et pourquoi ? Pour mourir ? Je ne pouvais sortir de ce cercle. Je prenais un livre, je le lisais, j’oubliais un instant et puis de nouveau, la même question, la même angoisse. Je me mettais au lit, je fermais les yeux, c’était encore pire.

Cela était voulu par Dieu. Pourquoi ? On dit « Ne pose pas de questions, prie ». Bien. J’ai prié. Je prie maintenant comme à Arzamas. Mais alors et par la suite, j’ai prié simplement, comme un enfant. « Si tu existes, éclaire-moi, pourquoi suis-je ? » Je me prosternais, je disais des prières que je connaissais, j’en composais de nouvelles et j’ajoutais « Éclaire moi, réponds-moi, ouvre-moi les yeux ». Je me taisais, attendant la réponse. Mais nulle réponse ne venait, comme si Celui qui devait me répondre n’existait pas. Et je restais seul avec moi-même. Je répondais à mes propres questions, à la place de Celui qui ne voulait pas me répondre. « Pour avoir une vie future », me répondais-je. Alors pourquoi cette confusion cette souffrance ? Je ne puis croire à une vie future. J’y croyais quand je n’interrogeais pas de toute mon âme, à présent je ne le puis plus, je ne peux pas. Si tu existais Tu l’aurais dit à moi, aux hommes. Ah ! il n’y a pas de toi. Il n’y a que le désespoir. Mais je ne le veux pas, je ne le veux pas.

J’étais révolté. Je Lui avais demandé de me découvrir le vrai, de se montrer à moi, j’avais fait tout ce que font les autres mais Il ne se découvrait pas. « Demandez et il vous sera donné ». Je m’en suis souvenu et j’ai demandé. Et dans cette demande, j’ai trouvé non pas la consolation mais le délassement. Peut-être n’ai-je pas demandé, peut-être me suis-je refusé à Lui. « Tu es à un arpent de Lui et Il est à une toise de toi ». Je ne croyais pas en Lui mais je Lui ai cependant demandé de m’éclairer, mais Il ne m’a pas éclairé. Je comptais avec Lui, je Le jugeais, je ne croyais pas en Lui, simplement.

Le lendemain, je fis un grand effort pour en terminer avec mes affaires dans le courant de la journée et éviter ainsi la nuit à l’hôtel. Je ne réussis pas à tout régler mais rentrai quand même chez moi, dans la soirée.

Je n’étais pas angoissé. Cette nuit moscovite avait transformé mon existence plus encore que celle d’Arzamas. Je devenais apathique et m’occupais de moins en moins de mes affaires. Ma santé allait en s’affaiblissant. Ma femme exigea que je suive un traitement. Elle affirmait que mes théories sur Dieu et sur la religion provenaient de ma maladie. Mais moi, je savais bien que ma faiblesse et ma maladie venaient de cette question restée sans réponse. J’essayais d’empêcher toute extension à cette question et lorsque je me trouvais dans des conditions normales, j’essayais de remplir ma vie. J’allais à l’église le dimanche et les jours de fête, je me confessais, j’allais même jusqu’à jeûner et, depuis mon voyage à Penza, je priais plus souvent qu’autrefois. Je n’espérai rien de tout cela, comme d’une traite protestée à temps, bien que sachant d’avance que le paiement était impossible. Je le faisais pour tous les cas. Je remplissais ma vie, non avec des occupations ménagères – que je n’aimais pas à cause de la lutte qu’elles exigeaient alors que je n’avais plus d’énergie – mais par la lecture de journaux, de revues, de romans, ou en jouant aux cartes, la seule manifestation de mon énergie était la chasse, qui était pour moi une vieille habitude. Depuis toujours j’étais chasseur.

Un voisin, chasseur lui aussi, arriva un jour avec ses chiens pour aller à la chasse aux loups. Je l’accompagnai. Nous partîmes en traîneau. Nous n’obtînmes aucun résultat, les loups s’échappèrent pendant la battue. J’entendis cela de loin et j’avançai dans la forêt en suivant les traces fraîches d’un lièvre. Elles me menèrent loin dans les champs où je découvris le lièvre. Il s’enfuit si rapidement que je le perdis de vue. Je fis demi-tour. Je revenais à travers les bois. La neige était haute, le traîneau s’y enfonçait. Tout se faisait de plus en plus silencieux. Je me demandais où j’étais. La neige donnait à tout un aspect inaccoutumé.

Et brusquement je sentis que je m’étais perdu. Le chasseur, la maison étaient loin. Si je restais sur place, le froid me glacerait, avancer ? Mes forces faiblissaient. Je criai. Seul le silence me répondit. Je rebroussai chemin, ce n’était pas non plus la bonne voie. Je regardai la forêt autour de moi, il n’y avait pas moyen de distinguer l’ouest de l’est. Je fis demi-tour à nouveau. Mes jambes étaient lasses. J’eus peur, je m’arrêtai, et toute l’angoisse de Moscou et d’Arzamas centuplée, s’empara de moi.

Mon cœur battait follement, mes bras et mes jambes tremblaient. La mort était-elle là ? Je ne le voulais pas. Pourquoi la mort ? Qu’est-ce que la mort ? Je voulais interroger Dieu comme je l’avais fait avant, et Lui adresser mes reproches, mais je sentis brusquement que je n’osais pas, que je ne devais pas le faire, qu’on ne devait pas compter avec Lui, avec ce qu’il disait, ce qu’il fallait et que j’étais le seul coupable. Et je commençai à Le supplier de me pardonner et, me faisant mon propre juge, je m’apparus mauvais.

Mon angoisse ne dura pas longtemps. Reprenant mon calme, je me ressaisis, me dirigeai dans une autre direction et parvins bientôt en dehors de la forêt. Je n’étais pas trop éloigné de l’orée du bois. Je la trouvais ainsi que la route. Mes membres tremblaient encore et mon cœur battait toujours très vite mais j’étais joyeux. Je retrouvai les chasseurs et revins à la maison avec eux. J’étais gai, je savais que j’avais raison de l’être et je me disais que j’examinerais tout cela plus tard lorsque je serais seul. C’est comme cela que tout se passa. Je restai seul dans mon cabinet et je priai en implorant mon pardon et en me souvenant de mes péchés. Il me sembla qu’ils n’étaient pas nombreux. Cependant je pensai à ce qu’avaient été ces péchés et ils me parurent méprisables.

Depuis lors je lis les Écritures saintes. La Bible m’était incompréhensible mais elle m’attirait. L’Évangile m’émouvait. Mais je préférais à toutes les lectures celle de la vie des saints, qui me consolait en m’offrant des exemples parfaitement imitables. De ce moment, tout ce qui concernait l’économie ou la gestion de notre ménage m’intéressa moins encore, allant même jusqu’à me rebuter. Je ne voyais pas toujours clair. Comment agir, que faire ? Je le remarquai une fois de plus à propos de l’achat d’un domaine.

On en vendait un, non loin de chez nous, à des conditions très avantageuses. Tout était bien et se présentait favorablement. Les paysans, ne possédant qu’un terrain à peine suffisant pour leur potager, étaient obligés, en échange du droit de pâture, de moissonner pour rien les champs du seigneur. Je pensai tout cela, qui me plaisait, selon mes vieilles habitudes de pensée. Mais j’allai au domaine, j’y rencontrai la vieille paysanne à qui il appartenait et en lui demandant mon chemin, j’engageai la conversation avec elle. Elle me parla de ses difficultés. De retour à la maison, je dis à ma femme tous les avantages que présentait cet achat. J’eus honte, je me sentis méprisable. Je déclarai que je ne pouvais acheter ces domaines parce que nos profits seraient basés exclusivement sur la misère et les malheurs d’autrui. Je le dis et immédiatement l’exactitude de ce que je venais de déclarer m’apparut à l’évidence. Et surtout cette vérité que les paysans aspirent à vivre comme nous, qu’ils sont des hommes, frères, fils du Père, comme il est dit dans l’Évangile.

Soudain, quelque chose qui me torturait depuis toujours se détacha de moi, comme si une naissance se produisait. Ma femme se fâchait, elle me grondait. Et moi, j’étais heureux.

C’était le début de ma folie. Mais je ne devins complètement fou qu’un mois plus tard.

J’étais allé à l’église, j’assistais à la messe, je priais avec ferveur, j’écoutais et j’étais ému. On m’apporta le pain de l’hostie, puis on alla à la croix en se bousculant, à la sortie il y avait des mendiants. Et je compris très nettement que tout cela ne devrait pas exister. Ce n’est pas tout, non seulement cela ne devrait pas exister, mais encore, en fait, tout cela est inexistant. Et si cela n’existe pas, la mort n’existe pas non plus, ni la peur, il n’y a plus en moi de déchirement intérieur et, dorénavant, je ne crains plus rien.

Alors la lumière s’est faite en moi et je suis devenu ce que je suis.

Et si ce rien n’est pas, alors et avant tout il n’est pas en moi. À la sortie même de l’église sur le seuil, j’ai distribué ce que j’avais – trente-cinq roubles – aux mendiants et je suis revenu à pied à la maison en parlant au peuple.

P.-S.

Photographie : Léon Tolstoï, photographié par Sergueï Prokoudine-Gorski.

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