Quelle place occupe Herta Müller dans le paysage de la littérature allemande contemporaine ?
Nicole Bary : Herta Müller occupe une place singulière dans la littérature contemporaine de langue allemande, tant par son écriture que par les thèmes qu’elle aborde. Ecrivain originaire du Banat souabe (Roumanie) elle s’inscrit dans l’histoire de la littérature de langue allemande aux côtés de Nikolas Lenau (1802-1850) comme descendante de la colonisation initiée par les Habsburg au XVIIIème siècle dans les marécages du Banat, (une région aujourd’hui au sud-ouest de la Roumanie) qui venait d’être libérée de l’occupation ottomane.
Son œuvre porte en elle le paradigme de la souffrance, de la blessure, du traumatisme. A ce titre, le prix Nobel qui lui a été décerné a une valeur symbolique non seulement pour les Allemands de Roumanie, non seulement pour la culture allemande du Danube et des Carpates, mais pour tous ceux qui ont été écrasés par la botte inflexible d’un régime totalitaire quel qu’il soit. Ses romans et récits sont traversés de part en part par une double blessure : la première, liée à l’histoire des Allemands de Roumanie pendant la seconde guerre mondiale et à leur déportation dans les camps de travail soviétiques lui a été léguée en héritage par sa mère sur le mode du non-dit et du refoulement. Dans le village où Herta Müller a grandi, on ne parlait pas ouvertement de cet épisode tragique, mais ceux qui l’avait vécu y faisait constamment allusion. C’est ce non-dit que l’écrivain a brisé en écrivant le roman paru cette année en Allemagne – Atemschaukel. Dans une écriture aux images violentes et heurtées, elle écrit l’histoire d’un jeune homme dans l’un de ces camps staliniens, une histoire inspirée par la biographie de sa propre mère, mais surtout aussi par celle du poète Oskar Pastior (1927-2006) à qui elle avait fait part de son projet « Il a voulu m’aider à le réaliser en me racontant ses souvenirs. Nous nous sommes rencontrés régulièrement. Il racontait et j’écrivais. Et nous avons rapidement eu envie d’en faire un livre à quatre mains. » La mort subite du poète en 2006 a mis un terme à ce projet commun. Herta Müller n’a pas voulu raconter les souvenirs d’Oscar Pastior, elle a écrit contre l’oubli et le refoulement, loin d’elle le désir de témoigner, « car, souligne-t-elle, Atemschaukel, n’est pas mon histoire, mais l’histoire de mon entourage, celle de ma mère. »
Le second traumatisme est la matière même des romans Der Fuchs war damals schon der Jäger, Herztier, Heute wäre ich mir lieber nicht begegnet. L’auteur exhume de son passé les blessures encore douloureuses que son pays natal lui a infligées et brosse une fresque du quotidien sous la dictature, tel qu’elle l’a vécu. Convoquée en 1979 par la Securitate qui prétendait exiger d’elle rien moins que sa collaboration, elle refusa, fut chassée de son emploi, harcelée par les sbires du pouvoir et régulièrement convoquée pour des interrogatoires. Dans son roman Heute wäre ich mir lieber nicht begegnet, la protagoniste, une ouvrière d’une usine de confection, est elle aussi régulièrement soumise à des interrogatoires par un représentant de la police politique qui, oscillant entre la politesse mielleuse et la perfidie sadique, n’a d’autre objectif que de déstabiliser, humilier, briser la volonté. Il va sans dire que la chronique acide du quotidien d’une famille dans un village du Banat, telle qu’elle est consignée dans Niederungen (dont la première publication sortit en 1982 chez Kriterion à Bucarest), a déchaîné le régime de Ceauscu et sa police, la sinistre Securitate contre l’auteur. Les tracasseries, le harcèlement physique et moral dont elle fut désormais l’objet la conduisirent à quitter la Roumanie. En 1987, Herta Müller (née en 1953) a émigré en Allemagne fédérale.
Quand et comment avez-vous découvert son œuvre ?
Nicole Bary : J’ai découvert Herta Müller lorsque ses premiers récits Niederungen ont été publiés aux éditions Rotbuch a Berlin-ouest (1984). A l’époque je dirigeais la librairie de langue allemande Le Roi des Aulnes, j’avais des contacts très étroits avec l’édition allemande. J’ai été bouleversée par l’écriture de Herta Müller et j’ai eu immédiatement le désir de la faire venir à Paris. A l’époque, en 1985, elle vivait encore en Roumanie, il était difficile de lui faire obtenir un visa, mais les prix littéraires qui l’ont distinguée dès la publication des Niederungen ont permis à son éditeur ouest-allemand de lui faire obtenir un visa. De Berlin, elle est venue à Paris. La lecture a eu lieu à la Maison Heinrich Heine.
Qu’est-ce qui, pour vous qui avez traduit une de ses œuvres (Le renard était déjà le chasseur), caractérise l’écriture de Herta Müller ?
Nicole Bary : Je n’ai pas traduit Le Renard était déjà le chasseur (contrairement aux informations véhiculées par internet), mais L’homme est un grand faisan sur terre (1988, Maren Sell éditeur, puis livre de poche Folio) et je suis l’éditrice aux éditions Métailié (dans la Bibliothèque allemande que je dirige) de La Convocation (2001, traduction de Claire de Oliveira). Herta Müller n’écrit pas pour raconter, ni pour se raconter. Elle écrit pour retrouver dans l’écriture la cohérence indispensable à la vie, comme si les mots permettaient de recoller les morceaux des existences brisées, des êtres dont les blessures sont si profondes qu’elles restent pour toujours béantes et douloureuses. Fragments éclatés, les romans et récits de Herta Müller, comme ses collages, sont une reconstruction de son paysage intérieur brisé par la folie totalitaire. Son œuvre a une dimension tragique qui dépasse l’expérience personnelle de l’auteur. La publication des nouvelles, Niederungen comme celle de Der Mensch ist ein grosser Fasan auf der Welt ou de Barfüssiger Februar ont été une révélation pour ses lecteurs. Écrits en Roumanie, d’inspiration autobiographique, ce sont des récits de la ruralité, des récits d’enfance traversés de part en part par l’attente et l’angoisse qui précèdent la rupture avec la terre natale : retour sur le passé, peur de l’inconnu, sentiment de l’irrémédiable, du définitif, de l’irréversible chez les villageois qui n’ont jamais encore quitté leur village. La richesse des images, leur force forment un contraste violent avec la sobriété, la concision, la précision et le laconisme du propos. Le lecteur découvrait, à travers le regard impitoyable et la puissance du verbe de l’auteur, l’intolérance et la violence d’un régime rétrograde, corrompu, oppresseur de son peuple et tout particulièrement de ses minorités allemandes – ou hongroises. D’autre part, Herta Müller a un rapport ambigu à l’allemand :« mon allemand de minorité », écrivait-elle peu de temps après son installation à Berlin-Ouest, « est maintenant relié. Désormais le lien te semble corde. » C’est sans doute d’une double confrontation que jaillit toute la singularité et la force de l’écriture de Herta Müller : refus de l’instrumentalisation de la langue en Roumanie (« La langue imposée devient une ennemie aussi redoutable que la perte de la dignité elle-même »), rébellion contre le lien qui unit « son allemand de minorité » à la langue-mère, pour conserver sa propre langue, la spécificité de son écriture. « Quand rien ne va plus, les mots s’effondrent eux-aussi. »
Peut-on s’attendre à la parution prochaine de nouvelles traductions de cette écrivaine encore mal connue en France ?
Nicole Bary : J’espère que d’autres récits ou romans de Herta Müller vont être publiés. Gallimard annonce la publication prochaine de Atemschaukel (La balançoire du souffle).
Propos recueillis par Laurent Margantin.
En français :
– L’homme est un grand faisan sur terre, traduit par N. Bary, Paris, Maren Sell 1988, Folio Gallimard
– Le renard était déjà le chasseur, traduit par C. de Oliveira, Paris Le Seuil 1998
– La convocation, traduit par C. de Oliveira Paris, Métailié, 2001