La Revue des Ressources

Ruban de métal 

mercredi 15 septembre 2010, par Li Jinjia



à Michel Deguy


K pénétra dans la petite chambre qui se trouvait au cœur du château. Le châtelain, petit vieillard portant des chaussons bariolés, se leva avec empressement de son fauteuil Napoléon III et, tout en souriant, hocha la tête en signe de bienvenue. Sur son bureau large et noirci par l’usage s’étalaient en désordre cinq ou six cahiers d’écolier, tous ouverts. D’un geste négligent, il en prit un qui semblait l’avoir préoccupé avant l’arrivée de K, le ferma après quelques vérifications rapides et l’inséra tant bien que mal parmi d’autres cahiers d’écolier, bruns ou noirs, sur une bibliothèque poussiéreuse qui se tenait contre le mur de gauche. La dernière étagère de la bibliothèque ne contenait aucun cahier. Elle était occupée par les volumes d’une ancienne édition reliée cuir des œuvres complètes de Victor Hugo. Du dos de ces livres serrés les uns contre les autres émanait une lumière dorée et lourde, semblable à celle des épis de blé trempés de pluie d’automne. Le troisième volume des Misérables était à l’envers.

— Vous voyez qu’il y a du travail à faire ici ! s’exclama le châtelain avec cette joie exagérée qui peut parfois tenir lieu d’excuse. Il sembla s’apercevoir soudain de l’obscurité qui s’épaississait dans la chambre et marmonna quelques mots inaudibles. Puis, d’un pas leste, trop leste sans doute pour un homme de son âge, il passa à côté de K pour se diriger vers l’interrupteur près de l’entrée. Il le pressa : le mur apparut ; il était d’un pourpre presque violet.

— Faites comme chez vous ! insista-t-il en français avec un accent nasal.
Après quoi il sortit de la chambre et ferma doucement la porte derrière lui.

Laissé seul au milieu de la pièce, K toisa avec intérêt l’unique fenêtre qui, haute et hermétique, dominait le fauteuil Napoléon III maintenant vide. Lorsqu’il s’aperçut enfin que les plaques pâles, irrégulières, presque fuyantes sur les rideaux jacquard à demi écartés n’étaient pas des traces de poussière, mais des ailes de papillon tissées en relief, il entendit une voix grincheuse s’élever de l’autre côté de la porte et protester dans le couloir :

— Songez à la présence de ces enfants innocents !

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