Selon la concierge, aujourd’hui Hannah n’a pas bien mangé à la maternelle. Elle n’a touché ni à son déjeuner ni à son goûter. Je ne dis mot. Mon ventre poursuit sa grève entamée voilà vingt-quatre heures. Le seul repas que j’ai pris a été ce triste menu express (amélioré par les seins d’Emmanuelle Béart). En revanche, je dois enregistrer des monceaux de factures. J’ai appris avec surprise quelques jours après mon embauche que j’étais chargé, en dehors des bulletins de paye, du remboursement des frais de mission. À vrai dire, cela était mentionné dans mon contrat de travail, mais je n’y avais pas fait attention. Auparavant, j’avais été comptable dans un lycée où les enseignants ne mettaient jamais le pied hors de la région. Quant au proviseur qui visitait de temps en temps un autre établissement, il était invité à déjeuner puis repartait le jour même. Mais ce n’est pas le cas de mon entreprise actuelle qui a un budget colossal pour les missions. Les factures sont souvent établies dans les pays de l’Est où un repas dans un restaurant cinq étoiles coûte plusieurs centaines de dollars. Mes compatriotes parlent avec admiration du « bortch » que les soldats du Tsar savouraient dans « Guerre et Paix », mais cela reste un pur savoir livresque ! Les factures que je reçois sont toutes remplies de caviar, vodka, canard désossé, magrets d’oie grillés, coquelet cuit à l’étouffée, lapin rôti… Donc, c’est normal qu’on n’y trouve place pour cette malheureuse soupe au chou. La lecture de ces factures me fait pousser des longs soupirs mais mes patrons, eux, grincent des dents : « Qu’est ce qu’ils bouffent ces imbéciles ! ».
La concierge me fixe de son regard. Elle veut sans doute savoir si j’ai des nouvelles de « Madame ». Mais voyant que je m’apprête avec Hannah à entrer dans l’ascenseur, elle s’empare du tas de courrier qui se trouve sur la table puis me tend une enveloppe de grand format, sans timbre, portant à droite le mot « Urgent » bien rouge et à gauche le titre « Service des Affaires civiles. Préfecture de police ». Avant que je réagisse, elle déclare que ce matin, un homme est venu en moto la déposer dans sa loge. Pour donner plus de chair à son histoire, elle précise qu’il est monté à pied jusqu’au cinquième étage, qu’il a sonné à notre porte, qu’il a patienté quelques minutes avant d’aller sonner chez nos voisins, absents eux aussi, qu’il a fini par descendre à sa loge, lui a tendu la lettre puis s’en est allé très vite, le casque de moto toujours sur la tête.
Hannah est déjà au lit. Ces derniers jours, nous dînons d’un plat décongelé au micro-onde. À vrai dire, elle n’a pratiquement rien mangé et n’a bu qu’un petit verre de lait avant d’aller se coucher. Nous n’avons pas échangé un mot. Une seule fois, elle m’a demandé où était T. Quoique gêné, j’ai expliqué simplement qu’elle avait disparu, sans trop savoir quoi dire de plus. D’habitude, Hannah est peu bavarde. La disparition de T., inattendue certes, ne peut pour autant la faire changer de caractère. Au contraire, elle est encore plus taciturne. Même si elle me semble très différente des gamins de son âge, elle est trop jeune, je crois, pour comprendre la vie des adultes. Je ne peux donc lui expliquer que si T a disparu, ce n’était pas ma faute ni la sienne. Chacun a le droit de s’en aller ou de rester. Je n’ai pas de secret à lui communiquer. Faire une confidence à un proche m’est totalement étranger. Pendant mon enfance, j’ai souvent inventé un ours gris à qui je racontais toutes mes bêtises : crever les yeux du chat de la voisine, lorgner en douce la culotte de la maîtresse, caresser les cuisses de la copine d’à côté… Ma mère n’a jamais pu prendre la place de l’ours gris, mon père encore moins.
Les pédagogues conseillent souvent aux parents de devenir l’appui moral de leurs enfants pour que ces derniers ne leur cachent rien. Même petit, j’ai trouvé cela contradictoire : comment un enfant peut-il croire qu’un adulte d’une conduite exemplaire (son appui moral) soit prêt à l’écouter raconter toutes ses bêtises sans lui donner une fessée ? Une des premières leçons qu’on apprend de la vie est de s’excuser seulement lorsqu’on est sûr de se faire pardonner. Avec l’âge, elle est appliquée de manière plus sophistiquée. On met un costard et une cravate (parfois de la pommade dans les cheveux) pour aller à l’église se confesser au curé à condition de ne pas se voir et que la présence d’une tierce personne soit exclue. On met aussi une robe en soie et des bijoux pour se rendre dans les quartiers chics se confesser au psychanalyste dans les mêmes conditions : une pièce close (décorée de fleurs séchées et de peintures représentant des natures mortes ) où ils sont face-à-face mais les secrets (fautes ou péchés selon les cas) doivent être absolument respectés, ce qui est garanti non seulement par la loi mais par le chèque du patient – les psychanalyses se font payer en général deux fois plus cher que des médecins spécialistes et quatre fois plus cher que des généralistes. Le divan a fini par l’emporter sur le confessionnal : alors que les curés ne font qu’écouter puis rapporter à Dieu (c’est vieux jeu !), les psy emploient des termes d’origine latine et du jargon freudien (c’est du scientifique !) pour justifier les fautes de leurs patients. Ils trouvent toujours dans la vie intime de chacun un élément permettant de le faire – si vous n’aimez pas votre enfant, c’est peut-être parce que vous n’avez jamais goûté à l’amour maternel ; si vous n’êtes pas un mari fidèle, c’est peut-être parce que votre femme n’a pas répondu à vos demandes spirituelles (ils soulignent que le sexe fait également partie de la vie spirituelle), etc, etc.
Bref, des gens viennent voir un prêtre ou un psy pour faire des confidences. Mais le premier est toujours séparé d’eux par une cloison tandis que le second leur fait signer continuellement des chèques. La foule a ainsi du mal à faire d’eux un « appui moral ». L’« appui moral » est une jolie expression que les pédagogues utilisent pour éduquer les parents qui la réutilisent pour éduquer leurs enfants. Mais que ceux-ci y croient ou non, c’est une autre affaire. Les Européens déplorent que les Asiatiques ne prennent pas les psychanalystes au sérieux, mais personnellement je crois que c’est justement ce qu’il y a de plus intéressant en Asie.
J’ouvre le courrier du service des affaires civiles lorsque Hannah s’installe dans son lit, les yeux fermés. Contrairement à ce que je croyais, cette grande enveloppe contient uniquement une carte de papier cartonné format 15X20 sur laquelle sont imprimées, en dehors des informations indispensables comme l’adresse et le standard téléphonique du service, les fonctions de Delon (c’est bien lui !) à côté desquelles une phrase manuscrite me propose de venir le voir pour un entretien personnel lundi matin. Cette dizaine de mots est écrite de manière si confuse qu’elle occupe toute la page. Ah, l’écriture de flics est pire que celle de médecins ! La seconde ne peut impressionner que les vieux, mais la première peut rendre difficile le sommeil même des plus jeunes.
J’essaie d’imaginer ce qui s’est passé. Selon la concierge, la lettre a été déposée vers midi. Notre quartier se trouve assez loin du service des affaires civiles. Pour faire ce trajet, jalonné de nombreux carrefours et d’un rond-point – théâtre de fréquents accidents –, il faut compter même chez les excellents chauffeurs pas moins de quarante-cinq minutes. Ensuite, monter à pied cinq étages, sonner puis attendre deux fois devant deux appartements (le nôtre et celui de nos voisins), redescendre, chercher la loge de la concierge, frapper à sa porte, l’attendre - elle n’a pas dû ouvrir tout de suite de peur qu’on découvre qu’elle regardait derrière le rideau (les rideaux des concierges sont fabriqués d’une matière très curieuse, qui donne l’impression qu’ils sont épais mais qui permettent de voir par derrière tout ce qui se passe à l’extérieur), tout cela doit prendre au minimum une dizaine de minutes. En tout, il faut environ une heure. Ainsi, la lettre a-t-elle été écrite par Delon vers 11h, voire plus tôt car il a fallu trouver ensuite le coursier, lequel se plantait devant la machine automatique, se réchauffait en buvant café sur café et se faisait supplier avant de prendre la route. Or, ce matin à 9h, soit plus d’une heure avant, Delon lui-même avait téléphoné à mon bureau, puis m’avait demandé, par l’intermédiaire de Paul, de le rappeler à l’heure du déjeuner. D’où vient cette contradiction ? Ne croit-il pas à mon appel ? En m’envoyant une convocation, est-il sûr que je serai obligé d’accepter de venir le voir : je ne pourrais le refuser ni par téléphone (je ne rentre du travail qu’à 20h), ni par courrier (la poste ne travaille pas le week-end).
Mais que veut-il de moi ? Pourquoi m’oblige-t-il à ne pas aller travailler toute une matinée seulement à cause d’une photo de T. ? Pourquoi au lieu de donner l’enveloppe à la concierge, le coursier est-il allé directement au cinquième étage devant mon appartement où il a sonné comme s’il y avait quelqu’un à l’intérieur ? Delon savait très bien que j’étais au bureau – ce qui avait été attesté par Paul, mais il avait ordonné au coursier de sonner à ma porte. Pourquoi celui-ci est-il allé frapper chez mes voisins après l’avoir fait sans succès chez moi ? Pour avoir des informations ? Or chacun sait que les gardiens sont les meilleures sources. Mais je me demande si les nôtres ont déjà fait ce travail auprès du coursier. De mon flic ou de ma concierge, lequel est le plus fiable ? La question me fait éclater de rire car bien sûr ni l’un ni l’autre n’inspire la moindre confiance. « Il est monté à pied jusqu’au cinquième étage », « Il m’a tendu la lettre puis s’est en allé très vite », « le casque de moto toujours sur la tête »… Mais ma concierge me prenait pour un enfant de trois ans ?
J’ouvre le reste du courrier. Une facture d’électricité. Une facture de téléphone. Un catalogue de lingerie féminine. Une publicité pour des bains gratuits dans une station de Thalasso (offre subordonnée à la réservation d’une pension complète à l’hôtel)… Une lettre de la banque pour T. me surprend. J’ai oublié qu’elle avait un compte personnel. Dès le début, nous avons ouvert un compte joint pour toutes les dépenses du foyer, auquel nous avons versé chacun une même somme tous les mois. Depuis la naissance d’Hannah, cette somme s’est accrue pour représenter ces derniers temps la totalité du salaire de T. Son compte personnel, ouvert depuis son arrivée en France, a fondu avec les années, à tel point qu’on ne lui envoyait plus de relevé (au moins ne les voyais-je plus dans notre boîte aux lettres).
La lettre de la banque de T. est devant moi depuis plusieurs minutes déjà sans que je ne sache quoi en faire. En tout cas, lire le courrier des autres n’est pas une chose honnête, surtout lorsqu’il s’agit d’un compte personnel, donc strictement confidentiel. Il suffit en effet d’avoir un peu d’expérience pour restituer les activités de la personne concernée. Par exemple, 48,60 euros à 8h05 du premier jour du mois est l’achat d’une carte orange de trois zones. 10,30 euros tous les mardis est l’achat d’un ticket de PMU. 12,50 euros à 19h15 hier soir correspond à l’achat des trois magazines avec les seins d’Emmanuelle Béart sur la couverture… Si je n’aime pas aller à la banque, c’est justement parce que je ne veux pas voir ceux qui connaissent très bien mes secrets financiers. Franchement, la vue de leurs visages m’est insupportable. Qu’ils soient souriants ou méprisants, chaleureux ou glacials, ils expriment toujours quelque chose de désagréable, un peu comme ceux des concierges. Finalement, ces gens se ressemblent par leur connaissance des secrets des autres – d’un côté ceux du domaine financier et de l’autre ceux du quotidien que certains appellent de manière à peine exagérée « les dessous de la vie privée ».
On est vendredi soir, aussi l’immeuble est-il moins bruyant que dans la semaine. Derrière le rideau règne un noir foncé qui est traversé de temps à autre par des traces de fusées éclairantes lancées par des adolescents. À intervalles assez réguliers, les flics du quartier débarquent pour emmener un ou deux « voyous », mais les jeunes ne se lassent pas des fusées éclairantes. Je ne sais ni par quelle provenance ni par quel moyen ils les ont achetées. Leurs parents rejettent la responsabilité sur la Chine qui les a non seulement fabriquées mais les a vendues à bas prix. Peut-être est-ce la raison pour laquelle ils n’ont saluée T. que rarement – pour eux, tout ce qui asiatique est chinois. Quand ils nous voyaient ensemble, ils ne disaient bonjour qu’à moi. Il y a peu de temps, un garçon a soufflé des bulles de savon au visage de T avant de s’enfuir. Poursuivi par elle, il lui a dit des gros mots en la traitant de « pute ». Heureusement que je venais de rentrer. Avec mes grandes jambes, je l’ai rattrapé sans difficulté avant de lui envoyer une gifle. Il a alors éclaté en sanglot. À ma question « Pourquoi tu l’as traitée de pute ? », il a répondu que « tous les adultes » de l’immeuble le disaient, qu’il n’a pas inventé. Je lui ai dit de s’excuser auprès de T. et il l’a fait avec un peu de mécontentement. Mais je savais que je ne pourrais pas demander à tous les autres de présenter leurs excuses à ma femme. Pour mes voisins souvent d’origine nord-africaine, n’importe quelle femme étrangère vivant avec un Blanc est forcément une « pute ». Tout comme pour nos voisins à Saigon, n’importe quelle Vietnamienne vivant avec un étranger était forcément une prostituée. Eux non plus n’ont presque jamais salué ma mère. Mais trente ans se sont écoulés. On m’a dit que là-bas la situation est en train de changer, et cela à une vitesse vertigineuse. Délaissés par leurs frères socialistes qui eux aussi crèvent de faim, mes compatriotes vietnamiens font de gros progrès dans leur attitude vis-à-vis de l’Occident. Incarnant les Cendrillon des temps modernes, les femmes mariées avec des étrangers sont aujourd’hui accueillies comme des stars. Je n’exagère pas du tout et c’est juste pour cela que j’hésitais encore à retourner au Vietnam avec T. : j’avais peur de la voir embarrassée lorsque les autres la regarderaient avec admiration : « quelle chance d’avoir un mari si beau et riche ! ». Ah, je ne souhaite pas être comédien, surtout dans le rôle du prince charmant !
Nous avons déposé une demande de logement en HLM dès l’après-midi qui a suivi notre mariage. Comme T. habitait déjà Clichy-sous-bois, notre démarche était plus simple. Peu de temps après la naissance d’Hannah, nous avons reçu une convocation de la mairie. Un homme qui s’est présenté comme directeur-adjoint du service des HLM de la ville nous a fait visiter deux immeubles différents. Jeune, bavard et souriant, il n’était pas très différent des agents immobiliers que j’avais eu l’occasion de rencontrer. C’est pourquoi je vois encore sa tête cinq ans après. Le premier HLM que nous avons visité donnait directement sur une très grande autoroute de la banlieue Nord-Ouest. Sans oser avancer la tête au-delà de la rambarde du balcon, j’ai dit non sans aucune hésitation. T. n’a rien dit tandis que le type a déclaré avec un sourire : « ça n’a rien à voir avec le trafic à Saigon ». Mais à me voir quitter l’appartement de façon déterminée en la tirant par la main, il a haussé ses épaules sans commentaire. Le deuxième HLM avait l’air plus calme. Comme son loyer était plus élevé, il y avait moins de peaux de bananes et de mégots. J’ai trouvé néanmoins que son nom, « Allée du Château », était un peu forcé. Le type nous a dit qu’on avait de la chance car les anciens locataires, ayant divorcé, avaient finalement pris deux studios, que malgré une très longue liste des demandeurs, nous avions la priorité en raison d’un enfant en bas âge et de l’intérêt particulier de la mairie pour les immigrés d’origine vietnamienne. Comme visiblement, ni moi ni T. ne nous sommes montrés très sensibles aux termes tels « Saigon » ou « Vietnam », il a élevé la voix pour raconter son dernier voyage à travers les trois pays de l’ex-Indochine. T. m’a adressé un regard et nous sommes restés silencieux. Il a ajouté que le Vietnam était le plus intéressant, que la cuisine laotienne n’était pas terrible, que Phnom Penh était pleine de poussière, qu’il n’avait jamais envie d’aller en Chine, pour une simple raison : la Chine ne lui disait rien. « Elle ne me dit rien », a-t-il dit deux fois. Je me rappelle son expression à ce moment-là : il roulait les yeux en levant son visage avec ostentation – l’expression qu’a apparemment tout le monde d’ailleurs en disant cette phrase. Il l’a encore dite plusieurs fois mais je ne sais plus dans quels contextes. T. et moi avons décidé de louer cet appartement. À vrai dire, ce n’est pas parce qu’il était « idéal » ni qu’il serait « pris immédiatement » comme il l’a prétendu mais parce que nous n’avions pas d’autre solution : nous ne pouvions plus partager avec Hannah un espace de 25 m2 où nous dormions, faisions la cuisine, mangions, nous lavions, couchions notre bébé, le changions. Tout au long de la visite, T. s’est abstenue de tout commentaire, même quand il a pris Saigon pour Bang Kok et Hoi An pour la banlieue de Huê. En général, elle est peu bavarde et je me demande si elle est complexée par son niveau de français. Pourtant, je ne cherche pas de réponse. Il me semble que les Vietnamiennes, à part les commerçantes, sont assez réservées, ma mère en était un exemple. Elle restait des jours entiers sans parler à personne. C’est sans doute pour briser ce « calme étrange » (en France, nous n’étions que trois dans l’appartement avec une femme de ménage qui venait travailler quelques heures par jour) que mon père allumait la télé dès qu’il rentrait à la maison. Systématiquement, il allait vers les émissions musicales, au point que j’ai l’impression de me souvenir davantage de la voix de Françoise Hardy ou de celle de Nana Mouskouri que de celle de ma mère. Parfois, je me demandais si son silence venait de son mal du pays mais je ne parvenais jamais à trouver la réponse, de plus en plus convaincu que la femme qui m’a donné naissance était une énigme. Dans mon enfance, j’avais entendu les domestiques dire que ma mère était une bâtarde (c’est pour ça que personne ne venait lui rendre visite ni ne lui réclamait d’argent même si elle avait épousé un Blanc). Plus tard, j’ai appris qu’elle n’avait pas d’amis non plus, et cela ni en France, ni à Saigon : en France, elle ne sortait pratiquement pas ; à Saigon, elle ne sortait qu’une fois par semaine, mais selon les domestiques, c’était pour aller jouer aux cartes dans un casino près de Cho Lon, où elle perdait la plupart du temps.
La lettre de la banque de T. ne cesse de me tracasser. Pourquoi lui a-t-on envoyé au milieu du mois un relevé de compte ? Peut-être a-t-elle reçu récemment une somme d’argent. Mais de qui ? J’ai quelques fois vu T. envoyer de l’argent à sa famille à Saigon mais jamais dans l’autre sens. Cette somme a-t-elle un lien avec sa disparition ? Pourquoi l’inspecteur a-t-il souligné qu’il s’agissait d’une « affaire pas simple du tout » ? Pourquoi le commissaire et son adjoint m’ont-ils répété : « Si vous avez des nouvelles ou si vous vous souvenez de quelque chose, contactez-nous tout de suite » ? Voulaient-ils que je me creuse un peu la tête ? Sentaient-ils quelque chose d’important sans oser me le dire ouvertement ?
Je cherche les ciseaux puis ouvre l’enveloppe. Mes mains tremblent plus que je ne l’ai prévu. Justement, la banque informe qu’une somme de 10.000 euros a été virée sur le compte de T. Je n’y ai trouvé aucune précision sur la personne ou l’organisme qui a réalisé ce virement, sinon le nom de la banque : HSBC. Si je ne me trompe pas, Brunel, mon supérieur hiérarchique, est titulaire d’un compte à la HSBC. J’étais en effet très étonné, à la vue de ce nom, tout nouveau pour moi, sur son bulletin de paye. C’est maintenant la deuxième fois que je tombe dessus. Brunel est d’ailleurs le seul de mes collègues à avoir choisi la HSBC. Les autres ont préféré des désignations plus claires comme Crédit Lyonnais, Société Générale et Caisse d’Epargne qui sonnent français cent pour cent. Mais quel est le lien entre Brunel et T. ? Il est marié et sa femme est, semble-t-il, très jalouse. Peu de temps après mon arrivée dans la société, j’ai vu une griffure importante sur sa joue, près de l’œil. Ce jour-là, au cours du déjeuner, j’ai entendu des collègues colporter la rumeur sur la bague ornée d’une grosse pierre précieuse de « Madame ». Ensuite, dans le couloir, une tasse de café à la main, ils ont raconté en rigolant qu’une fois, de manière inattendue, « Madame » avait stationné sa voiture carrément devant l’entrée de la société avant de se précipiter dans le bureau de son mari, que malgré sa chair flasque et son visage ridé, elle avait des mèches de couleurs super flashy, des cils couverts de mascara et une minijupe d’adolescente. Au milieu de ces discussions très animées, quelqu’un a dit qu’il ne dormirait pas à côté d’elle « même pour de l’argent ». Un autre a alors levé le menton : Mais tu ne dirais pas non si on te donnait un million d’euros ? L’autre a répondu en levant le menton lui aussi : Un peu plus peut-être ! Les autres se sont esclaffés tandis que la machine à café ne cessait de remplir des tasses. J’ai écouté leur conversation du début à la fin sans comprendre ce qu’ils voulaient dire. Depuis, dès qu’une occasion se présente, j’observe Brunel pour finir par reconnaître que le personnage n’est qu’un mur. Néanmoins, il me donne sans arrêt le sentiment que je suscite chez lui un intérêt peu ordinaire. N’est-ce pas lui qui m’a demandé : « T. va bien ? » ? Maintenant j’ai compris pourquoi j’avais sursauté : non seulement il connaissait le nom de ma femme mais il l’avait parfaitement prononcé, comme si c’était un mot qu’il connaissait par cœur. Je n’ai jamais correctement prononcé le nom de T (celui de ma mère non plus). Les tons sont, paraît-il, très compliqués en vietnamien. Sur son premier passeport, son nom a été écrit avec deux tons, en haut et en bas. Je ne sais plus maintenant s’ils devaient accompagner la lettre U ou la lettre A, ou encore les deux en même temps. Heureusement, je ne me suis jamais trouvé dans l’obligation de l’écrire en vietnamien (à vrai dire, je ne me suis jamais trouvé dans l’obligation d’écrire quoi que ce soit en vietnamien : j’étais à l’école française de Saigon) et que les Vietnamiens, lorsque que leurs noms sont massacrés par les Français, ne froncent les sourcils ni ne tournent la tête.
En réalité, j’avais très peu d’occasions de prononcer son nom. Nous ne nous appelons par nos prénoms que très rarement, or c’est une pratique très courante dans d’autres familles où incessamment mari et femme s’appellent par leurs diminutifs accompagnés de « mon chéri », « ma chérie », « mon cœur », « mon amour »… En revanche, j’ai un sentiment de malaise en les prononçant et T. sans doute encore plus. C’est pourquoi nous les évitons. Dimanche, au supermarché, n’oublie pas la lessive ! Où sont les tickets des courses de la semaine dernière ? Bientôt, il faut payer l’impôt sur le revenu... Nous parlons souvent à la cantonade. Nos conversations donnent l’impression que nous nous ennuyons, d’autant plus qu’elles ont lieu le soir, au moment du dîner, lorsque nous sommes tous les deux épuisés, que Hannah mange avec nonchalance et que des appartements voisins parviennent le bruit de vaisselle cassée et celui des couples qui se battent à coups de poing et de pied. J’ai dit « conversation » mais en général, c’est moi qui suis le seul à parler tandis que T. ne fait qu’opiner de la tête en signe d’accord ou de désaccord. Elle ne m’a jamais appelé par mon prénom. Elle a aussi l’habitude de s’interrompre au milieu d’une phrase, au point que j’ai du mal à savoir si elle a jamais prononcé un énoncé complet. Or nous avons vécu l’un à côté de l’autre pendant six longues années.
La nuit, l’immeuble est devenu très calme, plus encore que dans les « quartiers chics », je me rappelle ce que le directeur-adjoint du service des HLM m’a murmuré à l’oreille en nous faisant un clin d’œil, à moi, puis à T. À moment-là, je n’ai pas compris ce qu’il voulait dire, occupé par mes propres questions : Dans quelle agence immobilière l’ai-je déjà rencontré ? Depuis quand les Français préfèrent-ils travailler dans le public plutôt que dans le privé et en banlieue plutôt qu’à Paris ? Quoi qu’il en soit, dès la première nuit passée dans ce nouvel appartement, j’ai pensé à lui, et cela malgré moi : je n’avais jamais vécu une nuit aussi calme. Auparavant, j’avais payé le même loyer pour avoir un espace trois fois plus petit, passer la journée à ouvrir la porte à une dizaine de voisines toutes équipées de lunettes de soleil et toutes « horriblement sensibles aux cris du bébé » avant de passer la nuit à supporter leurs propres cris suscités par des films pornos. Mes voisines actuelles sont en revanche extrêmement bruyantes dans la journée, mais jamais la nuit je ne dois me lever pour frapper avec le manche de mon balai au plafond ou au plancher, ce qui m’évitera de repeindre l’un ou de vernir l’autre avant de le rendre au propriétaire.
J’ouvre ma sacoche pour chercher des tranquillisants achetés cet après-midi. Deux comprimés et demi, c’est la dose la plus forte. Je dois me retourner dans tous les sens au fond de mon lit pendant 15 minutes avant de m’endormir. Quel dommage pour moi de ne pas être en mesure de me voir à ce moment-là dans un miroir : un corps malheureux au visage tourmenté et aux yeux bien tristes ! Cette nuit, même si le radiateur s’arrête, je n’aurai pas la force d’aller chercher quoi que ce soit pour ne pas attraper une angine ou une pneumonie. Demain, ce sera samedi, puis arrivera dimanche. La semaine n’a jamais été si longue.
Je me suis réveillé dès l’aube. Mon premier geste a été d’aller ouvrir la commode de T., un acte que maintenant, une fois mon calme retrouvé, je n’arrive pas à comprendre. Alors que mon cerveau risque d’éclater, mes pieds et mes mains veulent s’agiter très fort, par exemple pour casser quelque chose ou frapper quelqu’un, comme si c’était le seul moyen d’apaiser une douleur intérieure. Curieusement, à ce moment-là, découvrir les secrets de T. équivalait à casser quelque chose ou à frapper quelqu’un.
Contrairement à ce que je croyais, la commode de T. était complètement vide. Il ne restait rien, même pas un grain de poussière, dans chacun des quatre tiroirs. T. avait dû tout évacuer avant de disparaître, mais quand ? je ne sais pas. Résonne dans mes oreilles la phrase de Delon : « Vous ne pouvez pas trouver une photo de Madame dans sa commode ? ». En me rappelant des bruits sourds parvenus de l’autre bout du fil, je suis sûr qu’il s’est tordu de rire. Mais à ce moment-là, naïvement j’ai cru que c’était lié aux parasites sur la ligne. En outre, la présence de Paul dans la pièce m’a beaucoup perturbé. Delon m’a ri au nez. En tant qu’inspecteur du service des affaires civiles de la préfecture, il doit avoir souvent l’occasion de donner une tape à l’oreille ou de tirer les cheveux des trafiquants de drogue, des maquereaux internationaux, des chefs de réseaux de rapt d’enfants… Il est donc tout à fait normal qu’il se moque d’un petit comptable comme moi. Sans avoir besoin de fouiller chez moi, ni de faire frapper à ma porte à cinq heures du matin, il sait que la commode de T. est totalement vide et que je ne l’ai jamais ouverte. C’est ça, je me suis déplacé jusqu’aux magasins d’Ikea pour l’acheter avant de passer une demi-journée à la monter sans avoir jamais ouvert aucun des quatre tiroirs.
À vrai dire, le mobilier de notre chambre est composé de deux éléments pour chambre simple. Dans un catalogue, je suis tombé sur un ensemble de qualité moyenne et bon marché dont un lit, une table de chevet, une commode à quatre tiroirs et une étagère, soit un équipement assez complet sauf qu’il est destiné à l’usage d’une personne. Je l’ai montré à T, puis nous avons décidé d’en acheter deux. Depuis, notre chambre est organisée de manière symétrique, seuls les deux lits ont été placés l’un à côté de l’autre. J’ai fini par trouver cela pratique, car bien que nous soyons dans la même chambre, l’un ne dérange pas l’autre. J’ai laissé à T. le côté fenêtre.
À l’époque où j’étais étudiant, je vivais avec une fille de ma promotion très insomniaque. Des boîtes de somnifères s’entassaient sur sa table de chevet. La personne à côté toussait légèrement, elle se redressait à la recherche de quelque comprimé. L’insomnie est une maladie contagieuse. Au bout de quelques mois, je suis devenu encore plus insomniaque qu’elle. Mais au lieu de prendre des somnifères, j’ai choisi de dormir sur le canapé. À la fin de l’année universitaire, nous nous sommes quittés sans aucun regret. Sans me souvenir aujourd’hui de son visage, je souffre toujours d’insomnie. À la naissance d’Hannah, T. et moi dormions en tout et pour tout quelques heures par nuit. C’était une période vraiment affreuse. J’arrivais au bureau avec des cernes sous les yeux et passais mon temps dans les toilettes à me rincer le visage à l’eau froide. Ainsi, l’appartement HLM plein de défauts est devenu pour nous une arche de Noé. A la différence de la plupart de mes compatriotes français, je sais que rien n’est parfait. Face à l’œil critique de ces derniers lorsqu’ils visitent des appartements à louer, certains propriétaires doivent préférer se jeter dans la Seine. Un carnet en main, ces visiteurs notent tout, depuis l’espace situé au-dessous de l’escalier jusqu’au porte-savon dans les toilettes. Pas de trou d’aération ? – cinq points de moins ; le four à gaz et non à électricité ? – cinq points de moins ; le congélateur du frigidaire trop petit ? – cinq points de moins ; pas de lumière sur la table de travail ? – cinq points de moins ; pas de protection sur les prises de courant ? – cinq points de moins. Ainsi, une cuisine, qui n’est pas mal, est-elle souvent notée 5/20. Les propriétaires sont fous de rage mais la Seine est loin. J’ai pu donc louer le premier appartement de ma vie grâce à des compatriotes maniaques.
T. n’est pas maniaque (selon moi, c’est une de rares qualités de mes compatriotes vietnamiens). Nous ne nous sommes pas disputés pour savoir s’il fallait mettre de la moquette dans le salon, installer un radiateur dans la salle de bains, équiper la voiture d’un climatiseur. En général, nous ne nous sommes jamais engueulés. Néanmoins, sans lui reprocher son départ, je ne comprends pas pourquoi elle a agi ainsi. La somme de 10000 euros reste un mystère.
Quel est le rapport entre Brunel et T. ? Cette question ne me quitte pas une seconde. Deux somnifères et demi m’ont seulement aidé à ne pas bouger car ma conscience flottait comme un nuage autour duquel tournait la question. C’est peut-être la raison pour laquelle je me suis réveillé dès l’aube.
Je m’habille puis vais dans la chambre d’Hannah la réveiller. Jamais nous n’avons eu un petit-déjeuner si triste. Encore moins que moi, elle ne réussit à avaler le croissant chauffé au micro-onde. Nous prenons chacun un verre de lait avant de nous en aller.
Sans donner aucune explication, je dis simplement à Hannah de mettre sa ceinture de sécurité. Il est encore tôt, les gens font la grasse matinée du week-end. Notre voiture roule à vive allure et gagne Paris en un quart d’heure avant d’arriver dans ce quartier bourgeois. Je connais par cœur l’adresse de Brunel car elle figure sur tous ses bulletins de paie. Avenue Victor Hugo. 16e arrondissement. Ȏ, cher écrivain, on aurait bien aimé vivre comme vos « misérables » ! Je cherche un endroit discret pour me garer, puis entre dans un kiosque tout près où j’achète un journal pour moi et des sucettes pour Hannah. Notre samedi promet des surprises.
À la une, je tombe sur un gros titre bien rouge : « Notre ancien maire était-il végétarien ? ». L’article parle de la somme colossale que la mairie de Paris dépensait pour la cuisine de l’ancien maire et sa femme. Seul l’achat quotidien des légumes représentait déjà presque mille francs, sans compter environ deux mille francs pour des fruits. Puis l’auteur de l’article déclare : « Que le lecteur ne se réjouisse pas trop vite : nos dirigeants ne sont pas végétariens ! L’argent destiné aux salades frisées et aux raisins sans pépin ne représentait qu’une toute petite part de cette cuisine aristocratique ». On ne sait pas où l’auteur a trouvé tous ces détails, mais tout laisse à penser que c’est l’ancien comptable du cabinet du maire lui-même qui a vendu la mèche.
Hannah vient de finir sa sucette, le regard perdu à travers la vitre. Apparaissent les premiers piétons. Une femme d’âge mûr, aux cheveux noirs et au tablier blanc, porte un panier chargé. Lors de son passage devant notre voiture, elle laisse derrière elle une délicieuse odeur du beurre. Cette bonne malaisienne a sans doute acheté plein de croissants frais destinés au petit-déjeuner du samedi de ses maître et maîtresse. Je vois Hannah l’observer avant de diriger ses yeux ailleurs. Elle pousse, semble-t-il, un léger soupir.
Je tourne les pages du journal. A la rubrique Art, tombé par hasard sur les deux mots « banlieue » et « Clichy », je me dépêche de voir si l’on parle de notre Allée du Château. Selon l’auteur, un journaliste suédois, après avoir posé à un certain nombre d’écrivains français la question suivante : « Où sont les banlieues dans la littérature française ? », il a reçu la réponse d’un membre de l’Académie française : « Cher collègue, je me souviens d’un très grand roman français du XXe siècle qui évoque de façon frappante le décor des banlieues et de la périphérie des villes, Clichy, etc. Bien entendu, je voulais parler de Voyage au bout de la nuit de Céline, au moins dans sa deuxième partie ». Cette réponse « fort intéressante » conduit à ce commentaire fort amer : « Mon Dieu, Céline reste donc l’unique écrivain français à toucher au sujet des banlieues ! Et si je ne me trompe pas, ce livre a été écrit dans les années 30 du siècle dernier et son auteur est mort depuis longtemps ». « Pour les Français, cette question ne se pose pas », conclut l’article. Les mots « cette question ne se pose pas » sont écrits en français dans le texte original.
En effet, Clichy et notre Allée du Château n’attirent jamais l’attention de nos auteurs contemporains. Dans tous les romans que j’ai achetés pour les lire en m’endormant, apparaissent souvent les quartiers bourgeois, en particulier le 16e arrondissement. De manière incompréhensible, même les personnages très pauvres sont logés ici, et fascinés les uns comme les autres par son côté « typiquement français » - des boutiques de chocolat minuscules comme des maisons de poupées, des ruelles charmantes, des jolis parcs, des ponts gracieux… Sans y avoir jamais mis les pieds, je devinais facilement comment certains de mes compatriotes y vivaient.
Soudain, l’immeuble de mon patron s’entrouvre. Toute une famille en sort, les deux parents suivis de cinq gamins (le seul point commun entre un quartier bourgeois et un quartier populaire est le taux élevé de familles nombreuses, tout comme le seul point commun entre le catholicisme et l’islam est l’interdiction de porter des capotes chez les hommes et d’avorter chez les femmes). Je tends une autre sucette à Hannah en lui disant de patienter, mais elle n’a même pas envie d’y toucher et garde toujours le silence. C’est la quatrième que je lui donne depuis le matin, et comme elle n’a rien bu, elle doit avoir très soif. Dès que la famille catholique qui marche à la queue leu leu s’éloigne du portail, je file à pas léger dans l’immeuble !
Lustre en cristal, miroir gigantesque, tapis rouge et marbre, ce nouveau cadre m’impressionne, d’où l’hésitation de mes pas de banlieusard. Pour ne pas déranger les gardiens qui doivent préparer en ce moment leur déjeuner (l’odeur de sardines flotte légèrement), je m’oriente vers l’escalier au lieu de prendre l’ascenseur. Sur les boîtes aux lettres bien dorées, je tombe sur le nom de Brunel avec seulement le chiffre II à côté. Cela veut dire que sa famille occupe tout le plus bel étage de l’immeuble, ou l’« étage noble » comme l’appellent les aristocrates, ou encore l’« étage le plus convoité par les Américains et les Japonais » comme le soulignent en caractères gras les publicités immobilières.
Il n’y pas un chat dans l’escalier. De l’appartement de mon patron parviennent des bruits légers sans qu’on puisse les identifier même avec l’oreille collée à la porte. Combien nos ancêtres maîtrisaient l’architecture ! Ces appartements sont ainsi frais en été, chauds en hiver et très bien protégés contre le bruit. En revanche, dans notre Allée du Château construite il y a une dizaine d’années à peine, il fait chaud en été, froid en hiver. Son isolation est tellement mauvaise qu’on entend tout à l’intérieur en passant devant les appartements, au point de pouvoir situer la télé et la cuisine, de savoir combien de fois le grand frère a frappé la petite sœur, de deviner que le mari vient de jeter l’assiette par terre en menaçant d’aller dans son pays natal chercher une nouvelle épouse, comprendre que la femme est en train de pleurer car c’est sans doute la fille de sa tante paternelle… Il paraît que les architectes contemporains ne sont pas très intéressés par les techniques d’isolation, en particulier pour les HLM. Selon eux, les immigrés supportent mal la solitude. C’est ce que pensent également les membres du gouvernement. Ainsi, tous les ans, inaugure-t-on solennellement quelques « Allée du Château » avec discours du maire local et applaudissements des représentants ministériels et politiques. Les appartements « partent très vite » et la liste des demandeurs est « interminable », exactement comme l’indique la presse.
Soudain, la porte de l’appartement s’ouvre. Je grimpe en courant au troisième étage. Une femme d’âge mûr sort, accompagnée d’un jeune gars. Sans en avoir l’air, mes collègues sont doués dans la description, car je reconnais la femme du patron de dos : des cheveux trop blonds pour être authentiques, des mèches bleues et violettes, une jupe de midinette, des bas qui malgré l’excellente qualité, masquent mal ses jambes ridées et ses genoux mal foutus. Par hasard, le jeune homme lève la tête et je vois un visage magnifique, des yeux bleus et une chevelure ondoyante. Son profil est aussi impeccable, mince et énergique, on dirait qu’il sort tout droit d’un catalogue de mode. Je l’entends appeler la femme du patron « Maman » puis tous les deux, main dans la main, entrent dans l’ascenseur, habillés l’un comme l’autre entièrement en blanc.
De nouveau, je colle mon oreille à leur porte. J’entends toujours le même bruit de l’intérieur et me demande ce que fait mon patron en ce moment. Je fais quelques tours dans l’escalier avant de gagner le rez-de-chaussée. Il faut que je trouve quelque chose pour le déjeuner.
Devant la boulangerie, une foule fait la queue. Les prix sont deux fois plus élevés qu’à Clichy. La vendeuse me tend deux sandwichs et deux bouteilles d’eau puis demande 28 euros. À la vue de mon visage affolé, elle me donne deux serviettes en papier rouge avec des motifs imprimés en souriant bizarrement. Une fois dehors, je comprends son sourire. Comment pourrais-je d’ailleurs, avec une apparence pareille, passer inaperçu devant les boulangères ? Heureusement que tout à l’heure je ne suis pas tombé sur la concierge de l’immeuble. J’ai oublié que si les voisins ne se connaissent pas parfois, les gardiennes et les boulangères peuvent décrire le visage, citer le nom, raconter en détails la biographie (sur plusieurs générations) de chacun des habitants de leur quartier. Ce n’est pas par hasard que les détectives commencent toujours leurs enquêtes par une visite des gardiennes avant d’aller acheter des croissants à la boulangerie du coin.
En avalant le sandwich en compagnie d’Hannah, je me dis que j’y reviendrai tout à l’heure lui acheter quelques chewing-gums, puis à l’occasion la ferai parler de la famille Brunel. Mais quand donc se terminera la queue devant sa boutique ?