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"Tous les individus font partie de la grande unité de l’esprit pur" 

jeudi 1er mars 2007, par Fichte

Fichte écrit Sur la dignité de l’homme en 1794, en guise de conclusion à ses conférences philosophiques, c’est-à-dire à sa Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre publiée la même année. On retrouve dans ces quelques pages la dimension prométhéenne de l’idéalisme naissant, et surtout un style d’écriture philosophique proche de la harangue qui plonge le penseur dans son époque - à le lire, on imagine bien Fichte au milieu de la foule de ses étudiants, usant de tous les techniques oratoires déployées par le tribun révolutionnaire ! Car c’est de cela qu’il s’agit dans ce discours : associer directement le devenir de la philosophie avec les événements historiques, faire du Moi l’expression d’une révolution des esprits qui englobe l’avènement de la démocratie en Europe et partout dans le monde.
Le Moi fichtéen se transforme ainsi en un principe de liberté, de liberté absolue agissant sur les êtres et les choses. C’est par l’affirmation de l’autonomie individuelle que l’homme progresse, et Fichte assigne à la philosophie la tâche d’amener chaque individu à la conscience d’une autonomie originelle. L’histoire se résume à cette prise de conscience graduelle et inexorable qui se produit ou doit se produire chez l’esclave, mais aussi chez le sujet lié à un monarque dans une dépendance qui est une forme d’aliénation. Le philosophe écrit aussi l’histoire, en ce qu’il assigne à l’homme, au citoyen, une tâche supérieure dont il ne peut se défaire, car il en va de ce que Fichte appelle ici « la dignité de l’homme ».

Nous avons arpenté l’esprit humain dans sa totalité ; - nous avons posé un fondement sur lequel il est possible d’édifier un système scientifique conçu comme la juste représentation du système originel dans l’homme. Pour conclure nous faisons un court tour d’horizon sur l’ensemble.
La philosophie nous enseigne à tout chercher dans le Moi. C’est seulement grâce au Moi que l’ordre et l’harmonie apparaissent dans la masse informe et morte. C’est seulement à partir de l’homme que s’étend la régularité autour de lui jusqu’aux limites de sa science, et s’il fait reculer celles-ci, l’ordre et l’harmonie s’étendent également. Sa science assigne une place à ce qui est divers à l’infini, à chaque être, de telle sorte qu’aucune chose ne supplante une autre ; il crée une unité dans la diversité infinie. Grâce à elle les astres tiennent ensemble et deviennent Un univers organisé ; grâce à elle les planètes se déplacent sur des trajectoires qui leur sont assignées. L’immense chaîne des êtres qui va du lichen au séraphin n’existe que grâce au Moi ; en Lui est le système du monde spirituel dans sa totalité, et l’homme attend à bon droit que la loi qu’il se donne soit valable pour cette chaîne des êtres, et que celle-ci la reconnaisse universellement à l’avenir. Le Moi est le gage le plus sûr que l’ordre et l’harmonie infinies s’étendront à partir de lui jusqu’aux régions qui en sont dépourvues, et qu’avec la progression de la civilisation humaine c’est aussi la civilisation de l’univers qui progressera. Tout ce qui est encore informe et chaotique aujourd’hui, l’homme le transformera dans le plus bel ordre, et ce qui est déjà harmonieux deviendra - grâce à des lois qui ne sont pas encore découvertes jusqu’à aujourd’hui - toujours plus harmonieux. L’homme va mettre de l’ordre dans la cohue, et instaurer un plan dans la destruction générale ; grâce à lui la décomposition sera formation, et la mort appellera à une vie splendide.
Voici l’homme, si nous le considérons simplement comme une intelligence capable de science ; mais que devient-il lorsque nous le concevons comme un pouvoir pratique et actif !
Il ne met pas seulement un ordre nécessaire dans les choses, il leur impose celui qu’il s’est lui-même volontairement choisi. Là où il arrive, la nature s’éveille ; à sa vue elle se prépare à recevoir une nouvelle forme plus belle. Son corps à lui est déjà ce qu’il y a de plus spiritualisé de la matière qui l’entoure et qui pouvait être formée ; dans son environnement l’air devient plus doux, le climat plus clément, et la nature s’égaye à l’idée de pouvoir grâce à lui accueillir et chérir des créatures vivantes. L’homme enjoint la matière brute de s’organiser selon son idéal, et de lui livrer la matière dont il a besoin. Chez lui jaillit tout ce qui était froid et mort et tout se change en un grain nourrissant, en un fruit désaltérant, en un raisin vivifiant, et la matière éclora et se transformera en d’autres choses dès qu’il en décidera. - Autour de lui les animaux s’ennoblissent, abandonnent l’état sauvage avec des yeux craintifs, et reçoivent une nourriture plus saine des mains de leur maître, nourriture qu’ils payent de bonne grâce par l’obéissance.
Mieux encore, auprès de l’homme les âmes s’ennoblissent, car plus un homme est homme, plus son influence sur les autres hommes s’étend et s’approfondit ; et qui porte le sceau authentique de l’humanité ne sera plus jamais ignoré de l’humanité. Chaque esprit humain et chaque cœur s’ouvre à cette pure émanation de l’humanité. Autour de l’homme supérieur les hommes forment un cercle dans lequel celui qui a la plus grande humanité s’approche le plus du centre. Leurs esprits s’élancent et luttent pour s’unir et former Un seul esprit dans plusieurs corps. Tous sont Un entendement et Une volonté, et travaillent au seul grand projet possible de l’humanité. L’homme supérieur propulse son siècle avec force à un degré plus élevé de l’humanité ; elle regarde derrière elle, et s’étonne de l’abîme qu’elle vient de franchir, tandis que lui, avec ses bras de géant, arrache ce qu’il peut saisir des annales de l’espèce humaine.
Détruisez la hutte dans laquelle il vit englué ! [1] Il est de par sa nature absolument autonome par rapport à tout ce qui lui est extérieur, existant absolument par lui-même. Mais il a déjà, prisonnier dans sa hutte, le sentiment de cette existence, à certains moments de son élévation, lorsque le temps et l’espace, et tout ce qui n’est pas Lui, disparaît, ou bien lorsque son esprit se détache violemment de son corps, avant d’y retourner volontairement pour atteindre les buts qu’il veut encore réaliser avec lui. Séparez les deux derniers atomes qui sont à côté de lui, il existera encore ; et il sera encore, parce qu’il le voudra. Il est éternel, existe par soi-même et de sa propre force.
Empêchez, faites échouer ses plans ! Vous pouvez certes les arrêter, mais que sont mille ans et encore mille ans dans les annales de l’humanité ? - le léger rêve matinal au moment du réveil. Il continue, il agit encore, et ce qui est pour vous disparition n’est qu’une extension de sa sphère, et la mort une préparation à une vie supérieure. Les couleurs de ses plans et ses formes extérieures peuvent bien lui échapper, mais son plan demeure. Et à chaque instant de son existence il entraîne quelque chose de nouveau en dehors de lui dans son cercle, et il continuera à entraîner chaque chose jusqu’à ce que tout soit dévoré par celui-ci, jusqu’à ce que toute la matière porte la marque de son action, et que tous les esprits ne fassent plus qu’Un seul esprit avec le sien.
Voici l’homme ; voici celui qui peut dire : Je suis homme. Ne devrait-il pas éprouver un sentiment de respect sacré devant lui-même, et trembler devant sa propre majesté ! - Est un homme celui qui peut me dire : Je suis. - Où que tu vives, toi qui as un visage d’homme ; - que tu sois, proche de l’animal, en train de planter la canne à sucre sous le bâton de l’oppresseur [2], que tu sois sur les rivages de la Terre de Feu en train de te réchauffer à une flamme que tu n’as pas allumée toi-même, pleurant lorsqu’elle s’éteint parce qu’elle ne veut pas rester allumée - ou bien que tu m’apparaisses comme le plus misérable et le plus dépravé des vauriens - tu es pourtant ce que je suis, car tu peux me dire : Je suis. Pour cette raison tu es mon compagnon et mon frère. J’ai été certainement au niveau de l’humanité auquel tu te trouves maintenant ; car c’est un niveau de la même humanité, et on ne peut faire aucun saut sur cette échelle - peut-être l’ai-je monté si vite que je n’eus pas le temps de prendre conscience de mon état : mais je fus autrefois certainement à ce niveau : - et tu seras un jour certainement - que cela dure des millions et des millions d’années - qu’est-ce que le temps ? - tu seras un jour certainement à ce niveau où je suis à présent : et tu seras un jour au niveau où je pourrai agir sur toi et toi sur moi. Et tu seras aussi un jour entraîné dans ma sphère, et moi dans la tienne ; je te reconnaîtrai toi aussi comme mon collègue engagé dans mon grand projet. - Ce qui est pour moi qui suis un Moi l’est aussi pour chacun qui est un Moi. Ne devrais-je pas trembler devant la majesté dans la conception de l’homme ? et devant la divinité qui habite peut-être dans le secret de l’obscurité - et très certainement dans le temple qui porte son empreinte ?
La terre et le ciel, le temps et l’espace et toutes les bornes de la sensibilité s’évanouissent en moi à ses pensées ; et l’individu ne devrait pas s’évanouir devant moi ?
Tous les individus font partie de la grande unité de l’esprit pur [3] ; que cela soit mon dernier mot grâce auquel je resterai dans votre mémoire, et vous dans la mienne.

P.-S.

Traduction de Laurent Margantin

Notes

[1Le texte allemand est : Brecht die Hütte von Leimen, soit « brisez les huttes de colle », ce qui passe assez mal en français ! Nous avons tout de même gardé cette image forte d’un homme primitif englué dans un état proche de l’animalité. (N. d. T.)

[2Fichte pense ici certainement au sort des esclaves, aux Antilles notamment. L’esclavage ne sera aboli en France qu’en 1848. (N. d. T.)

[3Même si l’on ne connaît pas mon système, il est impossible de considérer cette pensée comme spinoziste, quand bien même on ferait abstraction du développement de cette pensée dans sa totalité. L’unité de l’esprit pur est pour moi un idéal intangible ; dernier point qui ne sera jamais réel.

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