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Une Société qui pousse à boire 

Sul kwônhanûn sahoe (1921), traduit du coréen par Patrick Maurus

dimanche 18 juillet 2010, par Hyôn Chin’gôn (Date de rédaction antérieure : 9 octobre 2006).

« Aigu, aya. »
La femme qui faisait de la couture toute seule grimaça à peine et poussa un faible cri aigu. L’aiguille s’était plantée sous l’ongle de son pouce gauche. Son pouce trembla légèrement et un sang rouge prunus apparut sous l’ongle. Elle arracha rapidement l’aiguille et appuya sur la blessure avec son autre pouce. En même temps, du talon, elle repoussa son ouvrage. Après un moment, elle dégagea son pouce blessé. Il n’avait plus de couleur, comme si le saignement avait cessé. Alors, de sous la couche blanche un liquide épais jaillit à nouveau peu à peu. Une goutte de sang de la taille d’un grain de millet sortit, à peine visible, de la blessure. Il n’y avait plus qu’à presser à nouveau. Le saignement sembla se calmer, seulement pour recommencer quand la pression cessait.
Elle allait devoir panser avec un fil. Appuyant sur sa blessure, elle regarda dans son panier à couture. Quelque chose d’utilisable se trouvait sous les bobines de fil. Elle écarta les bobines et essaya un moment d’attraper le tissu de ses petits doigts. Mais il resta pris dans les bobines, comme s’il y était collé, et elle ne put rien faire pour l’attraper. Ses deux doigts ne purent que l’effleurer.
« Pourquoi je ne peux pas l’attraper ! »
cria-t-elle enfin, au bord des larmes. Et elle regarda dans la pièce, comme à la recherche de quelqu’un pour l’aider. La pièce était vide. Il n’y avait personne. Elle n’était enveloppée que par la vanité de la solitude. Dehors, c’était calme comme la mort. Il n’y avait que les gouttes d’eau coulant régulièrement du robinet. Soudain la lampe électrique sembla s’éclaircir. Elle brilla sur le miroir de l’horloge murale, qui l’observait d’un air menaçant en indiquant une heure. Son mari n’était pas encore rentré.
Cela faisait longtemps qu’ils étaient mari et femme. Sept ou huit ans. Mais si elle comptait le temps qu’ils avaient réellement vécu ensemble, cela ne dépassait pas une année. C’était parce que, dès la sortie de son mari du lycée de Séoul, ils s’étaient mariés et il était parti étudier à Tôkyô. Il y avait obtenu un diplôme universitaire.
Comme elle avait été anxieuse et solitaire, pendant toute cette longue période ! Le printemps quand c’était le printemps, l’hiver quand c’était l’hiver, elle respirait le parfum des fleurs et de chaudes larmes inondaient son oreiller glacé. Comme il lui avait manqué, quand son corps se faisait douloureux, quand son âme désespérait ! Mais elle avait supporté tout cela, elle en avait même été contente. Car il devait revenir un jour ! Cela la consolait et lui donnait du courage. Que faisait son mari à Tôkyô ? Il faisait des études. Qu’est-ce que c’était les études ? Elle ne savait pas vraiment. Et elle n’avait pas besoin de le savoir. Quoi que ce fût, c’était censé être ce qu’il y avait de mieux, la meilleure chose du monde. C’était comme les tokkaebi [1] des histoires d’autrefois réalisant tous les voeux. S’il voulait des vêtements, ils apparaîtraient, de la nourriture, elle apparaîtrait, de l’argent, il apparaîtrait... Quoi qu’il veuille, et tout était possible, il reviendrait avec de Tôkyô. De temps à autre, elle rencontrait des parents vêtus de soie et portant des anneaux d’or, et cela la rendait instantanément envieuse, mais elle finissait par se dire « Quand mon mari reviendra... »
et elle jetait sur ces choses un regard dédaigneux.
Son mari était rentré. Un mois passa, deux mois passèrent. Mais les activités de son mari ne semblaient pas correspondre à son attente. Il n’était pas différent de ceux qui n’avaient pas étudié. Si, il y avait une différence. Les autres gagnaient de l’argent, son mari au contraire dépensait l’argent de la famille. Il semblait très occupé quelque part. Et quand il restait à la maison, il était le plus souvent plongé dans un livre ou passait la moitié de la nuit à écrire quelque chose.
« C’est certainement qu’il doit être en train de fabriquer la massue pour devenir riche. »
Ce fut ainsi qu’elle comprit la chose.
Deux autres mois passèrent. Le travail de son mari ne semblait pas avoir changé. La seule différence tenait au profond soupir qu’il poussait à l’occasion. Puis son visage était tendu, comme si quelque chose le tourmentait. Son corps semblait dépérir chaque jour.
« Quel souci a-t-il ? »
Et elle aussi commença à se tourmenter. Elle tenta de plusieurs manières de lutter contre son amaigrissement. Elle fit de son mieux pour ajouter quelques délicieux plats d’accompagnement à ses repas. Mais cela n’eut pas d’effet, son mari mangeant toujours aussi peu, prétextant son manque d’appétit.
Plusieurs autres mois passèrent. Il était collé à la maison et ne sortait plus. Il était devenu très irritable. Son refrain était qu’il était en colère, en colère.
Un jour, à l’aurore, la femme se réveilla à demi et le chercha à l’endroit où il s’allongeait. Elle n’attrapa qu’un pan de sa couette. Même assoupie, elle ne put pas ne pas être déçue. Elle ouvrit les yeux, comme pour chercher quelque chose de perdu. Elle vit son mari, la tête affalée sur son bureau, prise entre ses mains. Son esprit s’éclaircissant, elle se rendit compte que ses épaules bougeaient. Le bruit des sanglots, hûkhûk, parvint à ses oreilles. Son esprit se clarifia instantanément. Elle se redressa subitement. Elle s’approcha de lui et lui caressa doucement le dos.
« Que se passe-t-il ? »
demanda-t-elle.
« ... »
Mais il resta muet. Elle voulut prendre son visage dans ses mains et sentit ses chaudes larmes.
Un mois ou deux passèrent encore. Son mari recommença à sortir souvent, comme après son retour. Et quand enfin il rentrait en pleine nuit, son haleine était chargée d’alcool. C’était nouveau. Ce soir-là, il n’était pas encore rentré. Depuis le tout début de la soirée, quantité d’idées folles lui étaient venues alors qu’elle s’impatientait. Pour faire passer plus vite le temps, elle reprit sa couture. Mais cela n’allait pas comme elle le souhaitait. Par moments, son aiguille glissait. Elle avait fini par se piquer le pouce.
« Et il ne revient pas ! »
Sa mauvaise humeur lui fit oublier la douleur. Un instant, les chimères et les fantômes lui revinrent à l’esprit. Des plats délicieux sur une nappe blanche brodée et des fleurs étranges scintillaient. Le spectacle de plusieurs amis s’offrant des verres d’alcool. Son mari riant, kkôlkkôl, comme un fou. Puis tout disparut, comme derrière un rideau noir, et on ne vit plus que les bouteilles d’alcool renvoyer la lumière sur une table de collation en désordre et la scène de cette kisaeng [2], un bras appuyé sur le sol en train de rire en tremblant. Et puis les pleurs de son mari effondré dans la rue.
« Ouvre. »
Enfin, elle entendit la porte trembler et une langue tordue crier.
« Oui. »
Elle avait répondu sans s’en rendre compte et sortit précipitamment sur l’estrade extérieure. Ses chaussures mal enfilées frottèrent, chil chil, lorsqu’elle se dirigea vers la grande porte. La porte intérieure n’était pas encore fermée pour la nuit, les domestiques dormaient profondément dans leur corps de bâtiment, alors elle se hâta d’ouvrir elle-même. Sa main fine, blanche dans l’obscurité, saisit la barre et la souleva. La porte s’ouvrit.
Le vent nocturne saisit son visage. Il n’y avait personne derrière la porte ! Elle ne vit pas la moindre ombre d’un homme dans la ruelle. Rien que la nuit bleu sombre tremblant dans l’allée blanche.
La femme, étonnée, resta debout à chercher distraitement l’ombre d’un homme. Soudain elle referma la porte. Comme si un démon entrait par là...
« C’était donc le vent », se dit-elle en frottant ses joues froides, et elle revint sur ses pas avec un sourire.
« Mais j’ai vraiment entendu... Peut-être que je ne l’ai pas vu ?... Peut-être était-il allongé par terre et je n’ai pas pu le voir... »
Une fois parvenue à la porte intérieure, cette idée lui fit soudain interrompre sa marche :
« Je devrais peut-être encore ouvrir la grande porte ?... Non, j’ai mal entendu. Mais si... non, j’ai mal entendu. »
En hésitant, elle remonta sur l’estrade, comme si elle rêvait. Alors l’idée la plus étrange la frappa comme un éclair.
« Est-ce qu’il ne serait pas rentré quand j’ai ouvert sans que je m’en aperçoive ? »
En effet, il y eut comme un bruit dans la chambre. Il semblait vraiment y avoir quelqu’un. Comme un enfant qui s’attend à être réprimandé par un adulte, elle se dirigea vers la porte sur la pointe des pieds. En arrivant au vestibule, elle sourit distraitement. C’était le sourire d’un enfant demandant pardon pour une bêtise. Elle ouvrit avec les plus grandes précautions. La couette semblait bouger.
« Il est sous la couette pour me tromper »,
murmura-t-elle. Elle s’assit silencieusement. Comme si quelque chose de grave allait arriver. Elle souleva la couette. Il n’y avait que la natte blanche. Comme si elle acceptait le fait, elle dit,
« Il n’est pas rentré, pas rentré ! »,
et elle éclata en larmes.

Il était deux heures du matin lorsqu’il rentra enfin. Tout à coup, il y eut un bruit,
« Madame, madame ! »
et dès qu’elle l’entendit, elle se réveilla croyant qu’elle était toujours assise, mais découvrit qu’elle était étalée sur la couette. En fait, tellement endormie que la vieille bonne dure d’oreille avait dû aller ouvrir la porte extérieure. Alors ses divagations d’épouse prirent fin et elle rassembla ses esprits. Elle se frotta une ou deux fois la figure et sortit.
Son mari était couché sur le côté, une jambe pendant au bout de l’estrade, la tête abritée dans le creux de son bras. Il haletait. La vieille servante lui enleva ses chaussures, se redressa, une expression de dégoût sur son visage rouge.
« Levez-vous et rentrez, s’il vous plaît »,
dit-elle.
« Oui, je me lève. »
Mais il ne bougea pas d’un pouce. Ses paupières retombèrent doucement sur ses yeux vides. Sa femme se frotta les yeux.
« Allez, levez-vous. Rentrez à l’intérieur s’il vous plaît. »
Il n’y eut cette fois aucune réponse. A la place, il tendit la main comme pour prendre quelque chose.
« De l’eau, de l’eau, donne-moi de l’eau froide »,
répéta-t-il.
La vieille servante versa de l’eau dans un bol et le glissa sous le nez de l’ivrogne complètement saoul, mais il n’essaya pas de boire, comme s’il avait oublié sa propre demande.
« Pourquoi ne prenez-vous pas l’eau ? »
lui rappela la servante.
« Oui, je bois, je bois »,
dit-il en se soulevant sur un bras et en levant la tête. Il vida le bol d’un trait. Puis il glissa à nouveau sur le sol.
« Egû, encore »,
dit la vieille servante en se précipitant comme pour sauver un enfant tombé dans un puits.
« Grand-mère, ça suffit, allez vous coucher ».
Le maître avait parlé d’un ton vexé.
La femme aussi, hésitante, souhaitait la même chose, que la servante s’en aille. Elle était impatiente d’aider son mari à se lever, mais se sentait incapable d’en rien faire devant la servante. Ils étaient mariés depuis sept ou huit ans, mais à décompter le temps qu’ils avaient effectivement passé ensemble, c’était toujours une jeune mariée.
« Grand-mère allez vous coucher. »
Ces mots destinés à la servante ne sortirent pas de sa bouche. Elle souhaitait seulement que la vieille femme rentre.
« Laissez-moi vous relever. »
Avec une idée contraire à ce qu’elle disait, la grand-mère, s’efforçant de sourire, monta sur l’estrade. Il semblait qu’elle se disait, oui, je dois transporter mon maître dans sa chambre parce qu’il a trop bu.
« On va dormir, dormir »,
La vieille femme jeta un coup d’œil à sa maîtresse en gloussant, elle mit une main dans son dos.
« Pourquoi ça, pourquoi ça. Je vais me lever. »,
dit-il en bougeant, puis en se levant péniblement. Il tituba, k’wangk’wang, sur l’estrade, menaçant de tomber à chaque pas, puis fit glisser la porte et entra. Sa femme le suivit. La servante, après avoir fait claquer plusieurs fois sa langue, disparut.
Le mari se tenait comme s’il était appuyé contre un mur, et il baissa la tête, comme s’il réfléchissait. Sa femme s’approcha de lui, observant avec inquiétude les veines palpitantes de ses tempes osseuses. Elle prit d’une main le col de sa veste et de l’autre sa manche.
« Dormez, déshabillez-vous »,
dit-elle. Il glissa soudain le long du mur. Il se retrouva assis, étendant ses jambes en repoussant la couette.
« Egû, pourquoi vous conduisez-vous comme ça ? Je vous dis de vous déshabiller et vous ne le faites pas. »
Elle gémit plaintivement. Ce faisant elle s’assit avec lui. Elle saisit sa veste.
« Ca sent mauvais. Déshabillez-vous s’il vous plaît. »,
dit-elle en essayant de lui ôter sa veste. Mais avec cet homme ivre collé au mur comme un poids mort, ce fut impossible. Après un long effort, elle abandonna et se rassit.
« Ah çà, qui vous pousse à boire comme ça. »
dit-elle avec mauvaise humeur.
« Qui me pousse ? Qui me pousse ? Oui oui. »
Le mari réagit comme si ces paroles étaient extrêmement désagréables à ses oreilles.
« Alors, voudriez-vous dire à ma femme qui me fait boire ? »
dit-il en gloussant. Ce fut un rire triste d’une tonalité désespérée. Sa femme rit avec lui et se saisit à nouveau de sa veste,
« Allez, enlevez ça d’abord. Nous pourrons parler plus tard. Passez une bonne nuit, et demain matin nous discuterons. »
« Quoi, quoi. Pourquoi remettre à demain les affaires d’aujourd’hui ? S’il y a quelque chose à dire, que ce soit tout de suite ! »
« Vous êtes ivre à cause du yakchu [3], demain cessez d’en boire. »
« Quoi ? Ivre de yakchu ? »
« Non, personne n’est ivre. »
dit-il en secouant la tête de droite à gauche.
« Qui dis-tu qui est ivre ? Je fais semblant. J’ai l’esprit parfaitement clair. Juste ce qu’il faut pour parler. De n’importe quoi...oi. »
« Bon, pourquoi buvez-vous du yakchu, alors que vous ne le supportez pas. Regardez le mal que ça vous fait ? »
dit-elle en essuyant la sueur froide qui coulait sur le front de son mari.
L’homme ivre secoua la tête.
« Non, non, ce n’est pas ce que je veux entendre. »
Il s’interrompit comme s’il se souvenait de ce qui venait de se passer et reprit,
« C’est vrai, tu me demandais qui me faisait boire ? Tu me demandais si je buvais parce que je voulais boire ? »
« Vous ne buvez pas parce que vous voulez boire. Puis-je vous dire ce qui vous pousse à boire ? Bien... d’abord, j’ai pensé que c’était la colère qui vous poussait à boire, puis ensuite les high collar. »
Elle rit silencieusement. On dirait que j’ai deviné juste. Son mari eut un sourire amer.
« C’est faux, vous ne savez pas. Ce n’est pas la colère qui me pousse à boire, ce ne sont pas les high collar qui me poussent à boire. C’est quelque chose d’autre qui me pousse. Si vous craignez que je sois ensorcelé par les high collar et que ces high collar me poussent à boire, vous vous inquiétez pour rien. Les high collar ne me sont d’aucune utilité. La seule chose dont j’ai besoin est l’alcool. L’alcool me tord les boyaux et m’aide à oublier, c’est tout. »
dit-il, sa voix changea soudain, et avec une forte émotion :
« Ah ah, comment se fait-il qu’un homme paralysé devienne un homme capable et prometteur grâce à l’alcool ? »
et il poussa un profond soupir. Une puanteur d’alcool se répandit dans toute la pièce.
Il était difficile pour sa femme de comprendre ce qu’il disait. Elle resta muette. Elle sentait qu’un mur invisible la séparait de son mari et les empêchait de se voir. C’était l’expérience amère qu’elle faisait chaque fois qu’elle et son mari parlaient longuement. C’était arrivé souvent. Soudain son mari rit, comme s’il suffoquait.
« Oui, à nouveau tu ne comprends pas. Tu ne comprends pas, je n’aurais pas dû te poser la question. Bien entendu, tu ne comprends pas. Je vais t’expliquer. Ecoute-moi bien. Ce n’est ni la colère, ni les high collar qui me poussent à boire, c’est ce qu’on appelle la société qui me pousse à boire. C’est notre société de Chosôn qui me pousse à boire. Tu comprends ? Grâce à ma bonne destinée, je suis né en Corée, si j’étais né dans un autre pays, je ne boirais pas d’alcool... »
Qu’est-ce que c’est, cette société ? Sa femme ne comprenait toujours pas. Ca devait être le nom d’un endroit coréen où on buvait et qui n’existait dans aucun autre pays.
« Arrêtez d’aller dans cet endroit, même si c’est en Corée. »
Son mari eut le même sourire qu’avant. Puis d’une voix si claire qu’elle semblait libre de tout alcool,
« Hô hô, ce n’est pas possible. Une fois que vous êtes riche, peu importe que vous la fréquentiez ou non. Vous croyez que je ne suis poussé à boire que quand je sors et que je ne serais pas poussé à la maison. Non, ce n’est pas ça. Cela ne se passe pas comme si quelqu’un de cette société était dehors pour se saisir de moi et me pousser à boire... Comment dire... Cette société que nous autres Coréens avons établie ne peut que me pousser à boire... Comment ça... Je vais vous l’expliquer. Formons une association. Les gens qui vont fréquenter cette association, c’est pour le peuple, c’est pour la société, et il n’y en pas un qui regretterait de donner sa vie pour cette cause. Et pourtant, au bout de deux jours, au bout de deux jours seulement, ça n’ira déjà plus... »
Il éleva la voix d’un ton, et, comptant un, puis deux sur ses doigts,
« Ils se battent à propos d’un honneur misérable, ils se querellent pour un poste inutile, j’ai raison, t’as tort, mon pouvoir est plus grand que ton pouvoir... Nuit et jour, ils se déchirent et se démolissent les uns et les autres. Et qu’est-ce qu’on a obtenu. Et ce ne sont pas seulement les associations, mais aussi les sociétés, les syndicats... Toutes les sociétés que nous Coréens avons organisées en sont des fragments. Qu’y a-t-il à faire dans une telle société. Le type qui a l’intention de faire quelque chose est un fou. Celui qui reste fidèle à ses idées ne peut que mourir en crachant du sang. Et s’il ne meurt pas, il ne lui reste rien d’autre que l’alcool. Moi aussi, j’ai voulu essayer de faire quelque chose. Tout est parti en fumée. J’étais fou. Ce n’est pas parce que je le veux que je bois. J’ai fini par m’y habituer mais, au début, comme vous le savez, j’ai failli mourir. Quelqu’un qui n’a pas eu l’expérience de la souffrance après avoir bu ne peut pas comprendre. La migraine qui harcèle, l’alcool qu’on régurgite - même comme ça, c’est mieux que de ne pas boire. Parce que, même si le corps souffre, le cœur ne souffre plus. Dans cette société, que faire si ce n’est profession d’ivrogne... »
« Ne parlez pas pour ne rien dire. Vous pouvez devenir bien mieux qu’un ivrogne. Les gens... »
Elle avait parlé de façon inattendue devant son mari avec des yeux enfiévrés, sans s’apercevoir de son exaltation. Son mari était l’être le plus sacré du monde. Aussi croyait-elle qu’il deviendrait meilleur que n’importe qui. Elle avait l’esprit embrouillé, mais savait que ses buts étaient ambitieux et élevés. Elle comprenait confusément que la boisson n’était pas un choix, mais un moyen de dissiper sa colère, lui qui avait été gentil. Mais il ne boirait pas éternellement. Sinon ce serait la ruine de la famille. Elle ne pensait qu’à apaiser sa colère aussi rapidement que possible, de façon qu’il redevienne l’homme qu’il était. Elle était certaine que ça arriverait un jour. Aujourd’hui, demain... Mais il s’était saoulé la veille. Et encore aujourd’hui. Chaque jour qui passait trompait son espoir. Et réduisait son propre espoir. Des pensées tourmentées et rancunières l’assaillaient parfois. Quand elle voyait le visage hagard de son mari, elle ne pouvait pas garder ses sentiments pour elle. Son agitation de l’instant n’avait rien de surprenant.
« Tu ne comprends vraiment pas. Ca, il n’y a rien à faire avec eux. Ce que j’essaie de te dire, c’est que tu ne peux pas vivre ne serait-ce qu’une journée normale dans cette société, tu meurs en crachant du sang, ou tu te jettes à l’eau. On étouffe. Eet, on suffoque. »
cria-t-il et son visage s’assombrit comme s’il ne pouvait supporter davantage de souffrance, et il frappa sa poitrine comme un fou.
« Si vous ne buvez pas, vous étouffez ? »
Comme indifférente à ce que faisait son mari, elle avait répliqué, le visage rouge.
Son mari la fixa avec perplexité, comme s’il était surpris par ce qu’elle venait de dire. L’instant d’après, une ombre de désespoir indicible passa dans son regard.
« Tort, j’avais tort. Tort de parler à un cerveau gros comme un grain de soja. J’avais tort de mendier un peu de consolation. Huu. »
Il se lamenta :
« Aa, j’étouffe ! »
Sans rien ajouter, il se leva comme s’il suffoquait. Il ouvrit la porte pour sortir.
Pourquoi ai-je dit ça ? Sa femme regretta instantanément. Elle dit anxieusement, agrippant l’arrière de sa veste,
« Pourquoi sortez-vous. Où allez-vous au milieu de la nuit. J’ai commis une faute. Je ne parlerai plus comme ça... Nous pourrons discuter demain matin... »
« J’en ai assez entendu, laisse-moi, laisse-moi. »
Dit-il en la poussant violemment et il sortit. Il alla en titubant au bout de l’estrade et commença à enfiler ses chaussures.
« Egû, pourquoi faites-vous ça ? J’ai dit que je ne parlerai plus comme ça... »
Il repoussa sa femme qui avait attrapé le pied de son mari qui voulait se chausser. Ses mains tremblaient. Des larmes semblaient sur le point de jaillir de ses yeux.
« Qu’est-ce qu’il y a, va t’en ! »
Sur ces mots, il se dégagea promptement. Ses pas retentirent derrière la porte intérieure. Il disparut dehors. La barre de la porte extérieure trembla. Restée au bout de l’estrade, elle appela plusieurs fois la servante, mais en vain,
« Grand-mère, grand-mère. »
Le bruit des pas de son mari s’éloigna dans le silence de l’obscurité. Il disparut finalement au bout de la ruelle. La nuit retomba dans un silence profond.
« Il est parti, il est parti ! »
Elle pleura en tentant d’écouter, comme si elle voulait ne jamais perdre le bruit de ses chaussures, mais elle l’avait appelé comme quelqu’un qui a tout perdu. Le bruit de ses pas avait disparu, mais son cœur aussi avait disparu, et son esprit aussi avait disparu. Ses yeux absents fixaient distraitement l’intérieur de la nuit. Comme s’ils cherchaient la forme empoisonnée de cette société.
Le vent frais du petit matin heurta sa poitrine. Cette sensation de choc porta son corps fatigué et sans sommeil au point de rupture.
Son visage pâle comme celui d’un cadavre se crispa et elle murmura sur un ton désespéré.
« Mais pourquoi cette saleté de société le pousse à boire ! »

copyright pour la traduction : Patrick Maurus

Notes

[1Sorte de lutins campagnards facétieux, ni bons, ni mauvais, capables tout autant d’aider que de martyriser les hommes, au gré de leur humeur.

[2Courtisane traditionnelle, quasi prostituée à l’époque du texte, c’est-à-dire la colonisation japonaise.

[3Alcool traditionnel à base de riz.

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