III.
↓ Sur la jetée, à Dubrovnik, Croatie, le samedi 5 août 2017
Passage éclair par Dubrovnik. Trop de monde, trop de déchets dans l’eau transparente - canettes, briquets vides, bouteilles en plastique, emballages en alu, dépliants publicitaires, paquets de cigarettes, bouteilles en verre, cartons de pizzas et partout des mégots - la vie des porcs qu’on appelle des touristes. Une dizaines de jeunes Croates condamnés à de la prison avec sursis remplissent des sacs poubelles avec les déchets qu’ils repêchent à sept heures du matin. Ils m’offrent un café de leur thermos, après les avoir aidés à démarrer la vieille pompe mal réglée qui leur sert à laver les traces de vinasse à grande eau, partout sur la jetée des beuveries.
Ça va, ils exécutent leur peine en maillot de bain, avec ce sentiment que les eaux bleues où ils venaient pêcher dans l’enfance sont devenues la décharge des touristes qui arrivent ici par charter. Đuro a 19 ans, il a essayé de voler une voiture qu’il voulait conduire sans permis. Trois mois ferme et six mois avec sursis. Il m’explique qu’un soir, il est venu expliquer aux buveurs de ne pas jeter leurs canettes dans l’eau du port, que ça a tourné à la bagarre. « Bim, bam, boum », il m’explique comme il peut en me montrant ses poings, avec les gestes d’un ado bagarreur. Il a été à nouveau condamné, il m’explique ça en boudant, et qu’il est devenu écologiste. Maintenant il sait que la mer, c’est sacré. Il dit « un peu comme une église » et j’imagine qu’il est chrétien, s’il est Croate. Il dit aussi que son travail, ça sera de défendre la mer. J’aime beaucoup l’idée que Đuro, jeune voleur maladroit ou peut-être malchanceux, soit devenu pendant l’été le chevalier qui défendra les eaux croates des pollueurs en Ray-Ban. Le mois d’août va être un enfer par ici, mais Dubrovnik survivra. Trop belle.
Un très vieil homme s’approche de Jeanne, une orange à la main qu’il coupe en deux. Une moitié pour elle, l’autre moitié pour lui. Le geste de partager un fruit qu’elle me raconte au soleil, épuisée de dormir n’importe où depuis qu’on a quitté la chambre nuptiale, à Tirana.
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À SARAJEVO
Bosnie-Herzégovine
↓ Café Dialog, square Oslobođenja, le dimanche 6 août 2017
À Sarajevo, l’ombre des nuages s’est assombrie juste après l’aube. L’orage qui encombrait le ciel au-dessus des collines a fini par éclater et j’ai béni cette pluie tiède, retiré ma chemise déjà trempée pour que l’eau ruisselle directement sur les brûlures du grand soleil de l’avant-veille. Une autre bénédiction, après le rituel orthodoxe dimanche matin. Mais mes espadrilles sont foutues, et l’un des godillots achetés dans une rue d’Istanbul s’est déchiré hier dans les rochers d’une crique, au nord de Dubrovnik. En 18 jours de marche, mes pieds se sont couverts de blessures. Je dois faire attention et hier, Myriah y a versé une eau salée, presque brûlante, pendant que nous buvions le raki de son père et que je lui parlais de Serge Pey, un poète qui ne cesse pas d’inventer de longues marches, comme celle qui allait des allées Antonio Machado, à Toulouse, jusqu’à la tombe de Machado à Collioure, où est posée une boite à lettres près du drapeau de la République espagnole.
Regarde une carte du continent, me disait-elle en versant l’eau. Sarajevo est plus proche d’Istanbul que de Paris. Les toits de cuivre des mosquées, les loukoums qu’on sert au café et les chevelures sombres des femmes sont des réminiscences ottomanes. Et j’ai pensé à Tirana, où le voisinage avait laissé tant d’autres traces. L’orient, l’islam qui marquent Sarajevo, c’est précisément ce que les troupes de Mladić bombardaient, dit-elle d’une voix encore plus noire. Qu’ils crèvent, lui et ses tueurs. Pour rompre le silence, je lui demande si Machado est lu par les poètes bosniaques. Elle me regarde en me faisant la moue : mais tu sais bien qu’ici on préfère Neruda. Ok Myriah. Viva Pablo Neruda. Personne ne peut lutter contre le vieux Neruda adoré de son peuple. Et je pense à Stéphanie-Alice Sepschatski qui n’a jamais cessé de réciter le Canto general en espagnol [2].
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↓ Dans une lumière d’orage matinale, le lundi 7 août 2017
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↓ Le matin, à Bjelave et à Breka, le mardi 8 août 2017
En montant le chemin des collines ce matin, j’ai salué les ferrailleurs. Je sais que leur travail est difficile, ici comme à Arles, un travail de patience et d’endurance, où le cuivre paraît presque de l’or qu’il faut retirer des moteurs abandonnés, des chaudières fracassées et des gaines de fils électriques. Au fil des ans, en vivant avec Tibishane et Maria, avec Vali et Mona, leur fils Tapi et la belle Elena, j’ai fini par apprendre les règles et les dangers de leur métier, la survie n’importe où dans les villes en fouillant les poubelles. J’ai découvert aussi qu’ils étaient des seigneurs, que le peuple tsigane était haï d’être aussi libre et de receler tant de joies, si bien qu’en croisant cette femme et son fils, je n’ai pas résisté au plaisir de les saluer dans leur langue, celle que Maria m’a apprise en riant.
Tibishane et Maria, cette image est pour vous. La confrérie des ferrailleurs continue son travail de patience à travers les Balkans. Leur présence jusqu’ici, dans les collines de Sarajevo, prouve que les guerriers et les assassins en treillis n’ont pas gagné la guerre en Bosnie. Leur génocide a échoué et vingt ans après, les enfants des Tsiganes continuent de jouer de l’accordéon dans la rue Ferhadija, entre les joueurs d’échecs et les bustes d’écrivains du square Oslobođenja. Ce mot, difficile à prononcer et qui veut dire « Libération » en bosniaque, c’est aussi le nom d’un quotidien publié à Sarajevo, Oslobođenje, fondé par les partisans qui se battaient contre l’armée nazie en 1943.
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En 1992, le bâtiment d’Oslobođenje a été l’une des premières cibles pour les obus de l’Armée Serbe de Bosnie. Mais le journal n’a pas cessé de paraître, malgré la mort de cinq journalistes et plus de 25 blessés parmi les employés. Je me souviens qu’Aslı Erdoğan m’avait parlé du symbole qu’était Oslobođenje à ses yeux, pendant qu’elle évoquait le martyr des journalistes d’Özgür Gündem, « son » journal en Turquie, celui où elle publiait une chronique chaque semaine. Chaque fois que je passe une frontière en montrant mon passeport, c’est à Aslı que je pense et et c’est aussi pour elle que j’écris, maintenant, ces histoires de moins que rien. Vagabonds, Roms, réfugiés et va-nu-pieds à travers les frontières des Balkans, devenus les pires ennemis aux yeux des dirigeants européens et des invités du G20.
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↓ Nuit et jour, du mardi 8 au mercredi 9 aout 2017
« Blancs cimetières musulmans sur les pentes escarpées entourant Sarajevo. C’est l’un de ces sujets qui m’émeuvent et m’exaltent, m’emplissent de visions et de pensées, mais me trouvent incapable d’exprimer tant soit peu ce que je ressens. Pourtant la poésie des cimetières trouvera ses poètes et ce ne sont pas des poètes de la mort mais de la vie. Car elle est toujours vraie, la vieille maxime qui dit que la mort n’est pas plus poétique que la vie. Et si les cimetières ont un sens, c’est qu’ils parlent de la vie du monde auquel appartenaient les gisants et l’histoire des cimetières n’a de sens que pour autant qu’elle jette la lumière sur le chemin parcouru par les générations actuelles ou futures. » Ivo Andrić, Au cimetière juif de Sarajevo, Titanic et autres contes juifs de Bosnie ; traduit par Jean Descat ; Paris : P. Belfond, 1987. Dernière réédition : 2001, Paris, Le Serpent à plumes.
Voyager comme Maspero voyageait, c’était la première utopie au moment de faire mon sac et de partir. Son aventure à travers les Balkans, avec le photographe Klavdij Sluban et puis ce livre, Balkans Transit, qu’ils ont pu faire ensemble il y a déjà plus de vingt ans, c’est une manière d’explorer que j’ai toujours en tête quand je marche dans ces villes tout au sud de l’Europe, entre Albanie et Bosnie. Jusqu’à la Tchétchénie où j’appréhende de retourner, depuis que ceux qui s’opposaient là-bas aux violences de Kadyrov ont abdiqué en choisissant l’exil à l’autre bout du continent.
Mais hier, c’est à un autre livre de François Maspero que j’ai pensé, en décidant ce petit voyage jusqu’au terminus du tramway. Les Passagers du Roissy-Express est un journal de bord, composé avec les photos d’Anaïk Frantz, mais c’était déjà la même façon de voyager. « Une traversée, en suivant la ligne du RER, de la plaine de France à la vallée de Chevreuse, soixante kilomètres, deux ou trois millions d’habitants, deux millénaires d’histoire. » Le plus simplement du monde.
L’important, pourrait-on dire en voulant expliquer l’aventure si particulière de ces deux livres, c’est de prendre en photo les visages – « La photo comme langue universelle », avait écrit Maspero et puis les ciels, les maisons, les mains tout autour des visages – en même temps qu’on tente de raconter les existences dont on a essayé de s’approcher. Dans ma vie, ces deux livres sont devenus des horizons. Je les relis quand l’argent manque pour voyager et il m’est arrivé d’aller, livre en main, jusqu’à frapper à la porte de maisons où Maspero était venu avec Sluban. Chacun ses pèlerinages, chacun ses refuges et j’ai dormi parfois dans la chambre où le vieil écrivain avait écrit ces pages que je lisais encore une fois, tard dans la nuit, avant de m’endormir.
En février, à Douarnenez, j’ai rencontré Caroline Troin qui avait hébergé Maspero, invité au festival du film documentaire qu’elle organisait avec toute une joyeuse équipe. Je sais qu’une amitié les avait liés, Caroline et François, et en montant les escaliers de sa petite maison remplie de livres, j’avais l’impression de pénétrer un sanctuaire. Alors hier, en prenant la ligne 3 du tramway de Sarajevo, ce long trajet jusqu’à l’ancienne ligne de front où les Bosniaques avaient creusé un tunnel pour échapper à la famine, c’est à Caroline que je pensais, au livre de ses nouvelles qu’elle m’avait offert [3], et que Maspero avait préfacé quelques jours à peine avant sa mort.
Les façades de cette avenue, rebaptisée « Sniper Alley » pendant les quatre années du siège, portent un enseignement difficile à digérer. Les « Cosmetic market » et les agences bancaires, les cafés luxueux au pied des grands hôtels ne sont pas une protection ou même une garantie face à un nouveau conflit armé. Au contraire, on pourrait dire qu’ils en sont justement l’indéchiffrable équivalence, et qu’à Sarajevo chacun en a fait l’expérience. Je me souviens d’une phrase que Maspero avait écrite pour un article du Monde Diplomatique : « L’écrivain pense à ce que lui disaient ses amis à Sarajevo : « On regardait les bombardements de Dubrovnik à la télé, et on se disait qu’ils étaient devenus fous, que ce n’était pas chez nous qu’arriveraient jamais des choses pareilles... »
Dans ce tramway j’observe encore tous les visages des passagers qui montent en cherchant un endroit où s’encastrer avec leurs sacs et ce petit écran qu’ils ne lâchent pas de la main. J’écoute les paroles qu’ils prononcent, ce flux de phrases incompréhensibles, comme si les sourcils froncés au-dessus des yeux sombres, les cils parfois noircis de khôl m’apportaient la preuve, quand ils ont plus de vingt ou vingt-cinq ans, qu’ici visages et paroles portent encore une expérience de la violence humaine à laquelle j’ai toujours échappé. Et je sais que ce n’est pas un miracle, mais juste un privilège, celui d’être un captif né du bon côté de l’Europe, là où la paix s’était construite à partir d’autres guerres et de l’argent des colonies. Pour s’y barricader aujourd’hui, dans la démence de plus en plus sénile d’une forteresse infranchissable. Et comme Maspero, choisir le camp de ceux qui creusent des tunnels pour saboter les forteresses.
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↓ Encore les mots de Maspero, le jeudi 10 août 2017
Encore les mots de Maspero. Depuis hier ils m’accompagnent. Ceux que Manue m’a envoyés hier matin, pour commencer. « Le sentiment de se retrouver partout au milieu de la grande famille de l’espèce humaine n’a pas de prix, ne serait-ce que parce qu’il confirme que celle-ci existe. Ce n’est pas toujours évident. C’est peut-être cela, le pari du voyage : au-delà de tous les dépaysements, des émerveillements ou des angoisses de l’inconnu, au-delà de toutes les différences, retrouver soudain chez certains, le sentiment d’être de la même famille. D’être les uns et les autres des êtres humains. » Ce sont des phrases qu’on n’oublie pas, et que j’ai recopiées à l’intérieur du cahier rouge. Pour qu’elles me passent aussi par la main qui écrit. Avec ce stylo-plume que Jeanne m’avait offert à Tirana, volé pour moi dans un magasin au nord de Paris, du côté de La Chapelle et qu’elle avait pris soin de remplir d’encre noire.
J’avoue, écrire avec un stylo qu’on a volé pour moi me donne le sentiment d’échapper à la tristesse des livres qu’on voit d’abord naître à l’écran d’un ordinateur, sans la sueur de la main et sans besoin qu’un cœur ne batte encore pour s’emparer de quoi écrire. Jeanne savait que je trainais avec moi Un Captif amoureux, le dernier livre d’un enfant abandonné qui a n’avait pas cessé, dans ses pièces de théâtre, ses poèmes et ses romans, de célébrer l’acte de voler. Sur les plages de Marseille, elle m’avait vu lire au soleil le Saint-Genet de Sartre, le livre qu’un monstre avait écrit pour affronter un autre monstre. Avec un vieil appareil argentique, Jeanne avait photographié ce gros bouquin entre mes mains et m’avait montré plusieurs tirages, sur un papier brillant qui paraissait ancien, comme si la photo avait elle aussi l’âge de ce livre entre mes mains, une édition qui remontait je crois jusqu’aux années cinquante. D’anciennes photographies amoureuses prises dans l’éclat des lumières face à la mer en juillet. Puis Jeanne avait volé ce stylo que je porte sur moi quand je m’en vais écrire dans les collines au-dessus de Sarajevo, comme un hommage à Jean Genet mort quand elle n’avait que sept ans, enterré face à la mer à l’écart d’un cimetière au Maroc.
Sa tombe, j’en possède une photo qu’Eugène avait prise, que j’avais glissée entre les pages du Journal d’un voleur, avec la promesse d’aller un jour écrire dans ce village qu’il me faudra chercher sur une carte, obligé d’arpenter les terres que Jean Genet avait aimées, apprendre à les aimer à mon tour et peut-être y mourir. Captif amoureux de l’écriture d’un voleur qui écrivait la langue de ses ennemis, les écrivains bourgeois de l’Académie française, avec des phrases qui étincelaient davantage que les leurs, trop souvent ternes et factices, à moitié éteintes quand les phrases de Genet prenaient feu.
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↓ Environs de Sarajevo, le vendredi 11 août 2017
J’ai rencontré Nermin parce qu’il vend son camion. Un camion rouge un peu rouillé, garé sur un parking de la route de Mostar, alors j’avais téléphoné au numéro sur la pancarte. En plus de son camion, Nermin vend des pastèques dans une cabane en tôle, un peu plus loin sur la même route. J’ai voulu essayer le camion, si bien qu’on a roulé tous les deux vers le sud en parlant. Une vraie conversation, parce que Nermin a passé son enfance en Suisse et à Annecy, où sa famille était venue chercher refuge après la mort de son grand frère. Nermin m’a laissé le volant, je ne pouvais pas voir son visage quand il m’a raconté comment Mirzet a été tué à quatorze ans, d’un éclat de mortier qui avait frappé l’appartement où vivait leur famille. Un cinq-pièces où ils sont revenus habiter plusieurs années après la fin de la guerre.
Devant l’immeuble où on a garé le camion, dans le marbre d’un petit monument, on avait gravé les noms des habitants de l’immeuble qui ont trouvé la mort pendant le siège de Sarajevo. Nermin monte chercher deux bières dans le frigo de ses parents et on s’assoit sur une rambarde devant le hall, près des vingt-et-un noms gravés devant lesquels un chiens errant s’est endormi, au bord d’une aire de jeux pour les enfants où discutent deux mamans en niqab. La bière était glacée, comme une récompense d’avoir roulé sous le soleil d’une fin d’après-midi caniculaire. J’ai proposé un prix pour le camion, on est tombés d’accord avec Nermin avant d’aller au café boire d’autres bières.
J’avais compris qu’il me fallait, pour acheter le camion et pouvoir traverser les frontières jusqu’en France, justifier d’un domicile à Sarajevo et prendre ici une assurance. J’avais des paperasses à remplir dont je ne comprenais pas un seul mot, que j’ai remises à plus tard parce que les souvenirs de Nermin m’intéressaient davantage que les histoires de carte grise. La nuit tombait, des lumières apparaissaient à l’intérieur d’appartements où des silhouettes semblaient mener une vie apaisée, dans un pays en paix mais qui demeure, il ne faut pas l’oublier, sous le contrôle du Conseil de sécurité des Nations Unies. Avec le crépuscule, on pouvait confondre les impacts d’obus sur la façade de l’immeuble avec l’habituelle décrépitude des enduits. L’ombre des arbres dessinait ces hautes silhouettes que Magritte aimait peindre près des maisons aux fenêtres éclairées. Ici, des habitants vivaient en paix et la paix s’éprouvait dans la douceur d’une soirée en été, dans une cité de Sarajevo qui refusait d’oublier les noms de ses morts.
Le cauchemar de Nermin, ce n’était pas les souvenirs d’une guerre qui avait duré trop longtemps, mais l’errance que ses parents avaient subi entre la Suisse et la France, dans l’espoir d’y obtenir le statut de réfugiés. J’avais sorti mon cahier rouge, de peur d’oublier les trois-quarts du récit que Nermin me faisait. Le refus de la Suisse, l’expulsion annoncée, le passage en France où la famille de Nermin a dormi sous une tente en hiver, près d’une déchetterie d’Annecy, au milieu des montagnes où l’hiver il fait froid. De cette enfance, Nermin raconte le silence de son père. « Il est resté plusieurs mois sans prononcer un seul mot, pendant que j’apprenais à lire et à parler l’allemand et le français. » Aujourd’hui, son travail de vendeur de pastèques le désespère. En septembre, il sera de nouveau au chômage et voudrait reprendre ses études. « Sans travail tu peux pas te marier, et sans femme tu peux pas être heureux. » Je sais qu’il a raison, que l’argent du camion servira à traverser un automne difficile. Nermin m’accompagne jusqu’au tramway et m’offre la moitié d’une pastèque. Demain, il veut me présenter à ses parents. « Ne t’inquiète pas, mon père a retrouvé la parole. » La famille Begic m’a invité à dîner demain soir.
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↓L’ouverture du festival du film de Sarajevo, la nuit du vendredi 11 au samedi 12 août 2017
Cette nuit Sarajevo venait de changer de visage. C’était la soirée d’ouverture du Festival du Film de Sarajevo, dont les affiches couvrent tous les murs de la ville depuis mon arrivée. Après minuit, les rues du centre étaient rendues aux amoureux du cinéma, les femmes portaient des talons hauts, les épaules nues et leurs très longs cheveux dans le dos ressemblaient à une vraie liberté revendiquée, quand la journée on croise partout niqabs et hidjabs dans les rues.
Les cafés envoyaient leurs musiques et cette bière dont l’étiquette ici est devenue presque un drapeau, la Sarajevsko, dont j’avoue la version brune me sert un peu de récompense, le soir, après des heures de marche sous le soleil des Balkans. A cause du festival, la ville s’est remplie de cinéphiles, de cinéastes et d’actrices en robes longues, la nuit dans les rues, et ça ressemblait à une fête très longtemps attendue, dont l’épicentre était une aire de jeux pour enfants, avec ses toboggans et ses balançoires pour inventer des mises en scène improvisées. Les bouches riaient, elles s’embrassaient et reprenaient encore une gorgée de Sarajevsko avant de parler cinéma.
En rentrant ce matin chez les amis qui m’hébergent, en essayant de ne pas réveiller leurs enfants, j’ai fait du café pour Ajla et Mustafa, à qui j’avais promis de garder les petits aujourd’hui. Ça va être dur mais eux doivent se rendre à un enterrement du côté de Tuzla, à plusieurs heures de route. C’est en buvant mon tout premier café que j’ai découvert le message de Nadia, publié sur mon mur, à l’attention des amis qui viennent lire mes histoires de va-nu-pieds.
J’ai décidé de recopier ici son message parce que souvent, Nadia et moi, nous bataillons contre les mêmes violences qui nous font suffoquer, enrager et continuer de militer, malgré l’épaisse désespérance. Et puis Nadia Roman écrit aussi des livres, on fait le même travail de solitude. Je crois que ça nous lie. Voici son message, auquel je n’ai pas changé une virgule.
« Depuis le 1er août une famille albanaise est arrivée à Nice et vit dans la rue, père mère et 3 enfants de 3, 5 et 7 ans, venue en France pour soins de leur fille de 5 ans, conseillés par un prof de médecine albanais qui sait qu’aucun accompagnement n’est possible pour la pathologie de leur fille, autiste, dans leur pays. Depuis cette date, l’hôpital, ses services médicaux et sociaux, ainsi que l’asso Habitat & Citoyenneté alerte la préfecture sur cette situation qui, non seulement est hors-la-loi, mais aggrave les manifestations anxiogènes de leur fille. Ha oui, ils ont rendez-vous à la préfecture en octobre, même si la loi dit de 3 à 10 jours suite à leur arrivée ... après moults demandes de renseignements sociaux et médicaux des services de la préfecture, cet aprèm enfin une réponse.. et laquelle ! A titre exceptionnel, une chambre d’hôtel pour la mère et la fille, Ben non, rien d’autre, le père et les enfants de 3 et 7 ans dormiront dans la rue encore. On est à Nice au mois d’août, quoi. Ils ont refusé de se séparer. Ils sont à nouveau tous dans la rue cette nuit... et même si mon récit n’a rien de poétique et plombe largement ton voyage dont ton regard magnifie les rencontres modestes, j’ai beaucoup pensé à toi cet aprèm, en n’ayant que "forza" et ma main sur l’épaule du père qui parle un peu italien, après lui avoir donné des bribes de notre société de consommation pour tenir encore un peu, du temps qu’on arrive à nous tous à déboucher les oreilles sentinelles des autorités hors la loi.
Tes récits me font du bien. Et tant pis s’ils provoquent en moi l’idée de te dire le quotidien d’ici. J’aurais pu le faire en message privé. Mais pas envie. Tes mots com-penseront ! »
Bien sûr j’ai répondu à Nadia. Par amitié et dans la gratitude que cette famille puisse être accueillie au moins ici, au creux de nos deux écritures. « Nadia, tu as bien fait de raconter l’histoire de cette famille ici. Pour moi c’est important, si d’autres récits peuvent venir prendre leur place. Tous ces fragments d’histoires portent nos vies qui demeurent en danger, dans une Europe où les droits humains ressemblent de plus en plus à une vieillerie qu’on continue de restaurer pour la façade. Si les démocraties sont donc avant tout un mensonge, il nous faudra en construire le contre-récit, et toi tu viens de commencer le travail. Alors on continue. Je veux dire, je te propose de continuer ici, toi et moi, avec les moyens du bord, de raconter précisément ce qui arrive à cette famille. Et puis je te connais. Je sais que tu me diras oui. Sinon bordel à quoi on pourrait bien servir toi et moi ? »
[...]
« Ici, il me suffit d’appeler mes concitoyens les bouleaux,
ils savent aussitôt où j’ai mal.
Car ceci n’est peut-être pas la ville où j’ai été le plus heureux,
mais la pluie qui y tombe est plus que de la simple pluie. »
[...]
Izet Sarajlic, « Sarajevo » (1966), « Trois poèmes de Sarajevo », Un cahier rouge
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↓ De Happy End au Sarajevo Film Festival,
bibliothèque Gazi Husrev-Begova, le samedi 12 août 2017
Tu me demandes combien de temps je pense encore rester à Sarajevo ? Je n’en sais rien, je ne veux rien savoir à l’avance. Pas d’agenda et pas d’itinéraire, mais l’attraction de Tirana et l’amour fou pour les collines, les minarets autour de Sarajevo forever. En turc Saraybosna. Pas besoin d’autre chose que ces deux capitales au milieu des Balkans. C’est ma façon d’aventurer mon écriture. Laisser l’instinct s’en aller où il veut, à Banja Luka par exemple. J’ai vu qu’un bus s’y rendait tous les jours. Départ à 7h45. Бања Лука sur la carte, la capitale de la République serbe de Bosnie. Une faille sous surveillance, un peu comme une menace pour l’avenir de la Bosnie-Herzégovine aux confins de l’Europe.
Et puis il y a les paperasses. Demain je dois aller dans deux administrations dont je ne comprends même pas le nom en serbo-croate, faire établir un certificat de résidence, sans lequel je ne pourrais pas sortir le camion de Bosnie. Je me sens pris au piège et je déteste ce sentiment. J’ai regardé les formulaires avec l’envie de tout jeter à la poubelle.
Le bonheur c’était le contraire, de danser sous l’averse avec les trois enfants dont mes amis m’avaient confié la garde. On a retiré les tee-shirts, la chemise et la robe et on a fait de la pure sauvagerie. La danse de l’ours et des oursons dans l’odeur affolante du figuier détrempé par la pluie. Shukar Collective pour la bande son, avec la voix de Tamango et les trois chiens des rues qui voulaient s’incruster à la fête. On a bu du Coca et j’avais fait trois tonnes de pop corn, une par enfant et deux paquets de cacahuètes pour le DJ.
Quand leurs parents sont rentrés je n’ai pas résisté. J’avais acheté trois places pour la projection de Happy End, au Sarajevo Film Festival. J’y suis allé avec la tante et la maman des trois enfants, deux sœurs en talons hauts, leurs longs cheveux lavés et parfumés sur le velours rouge des fauteuils, la nuit, quand la lumière va s’éteindre et qu’on va regarder les images grand écran du cinémagika.
Bien sûr c’était le film du désespoir. Michael Haneke ne filme pas des romances, plutôt des contes cruels avec une vision noire de nos coulisses. J’en parle parce qu’à deux moments du scénario, les réfugiés de Calais viennent faire de la figuration. Et que Jean-Louis Trintignant, devenu ce vieillard en chaise roulante, va entrer seul dans la mer pour se donner la mort, filmé par sa petite fille de 13 ans. C’est la dernière séquence du film, toute la puissance du désespoir quand nos vies sont faussées. Amoureusement atrophiées, avec dans l’air du temps « quelque chose noir » qui empêche la tendresse. L’hiver de l’amour à jamais.
Au retour je trouve une photo qu’a envoyée Nadia Roman. Le portrait d’une famille albanaise à la rue, qu’a publié aujourd’hui Nice-Matin. Et puis sa lettre, à Nadia, que je m’empresse de recopier ici. Une aventure dont on veut connaître la suite maintenant, comme un feuilleton à l’intérieur d’un journal de voyage.
« Bonsoir Tieri, ce partage est unique. Pas sure d’être équipée pour la distance mais on va tenter !
Le défenseur des droits a réagi dès hier soir, suite à l’appel de Nicole de Habitat et Citoyenneté (H&C ou encore le 28, qui est situé au 28 rue Dabray à Nice et qui héberge aussi RESF (réseau éducation sans frontières).
On a attendu toute la journée que la préfecture réagisse. Article dans Le journal local, il n’y en a qu’un, Nice Matin. Mais ce soir, tard, pas de réaction... La famille est toujours à la rue, même si les personnes dans le quartier se sont aussi mobilisées pour leur apporter de l’aide. C’est rassurant. Mais l’État n’a rien fait. Oui, comme il est dit dans un commentaire sur ta page, le rendez-vous à la préfecture, grâce à Nicole, passe d’octobre au 18 août, (Florian le père ne sait pas où est la préfecture et ne dort que 2h par nuit car il veille à la sécurité de sa famille) mais c’est déjà bien tard et notre ministre Gerard Collomb, qui a pleuré à l’élection de notre président, ne sait que téléphoner à ce fameux élu régional Ciotti et ne pas ouvrir de centre d’accueil à Nice. C’est platonique, politique, mais réel. Un hôpital en centre ville est fermé depuis peu. Des lits des douches des wc existent. Et existe aussi le refus du maire de Nice de l’ouvrir en centre d’accueil.
Ce soir notre famille, les parents d’Eliza, elle son frère, sa soeur et ses parents sont encore dehors, avec le mistral qui a chassé la canicule. On ne sait même plus ce qu’il faut faire pour que le droit humain soit respecté. Ces jeunes parents sont magnifiques et nous leur offrons un visage haineux. J’ai honte.
Je pense encore à ce jeune turc kurde réfugié politique en Albanie que tu as rencontré au début de ton séjour. Ces jeunes sont Albanais. Leur pays, comme d’autres, n’offre aucun soin au handicap mental. C’est aussi le cas de l’Algérie par exemple. Des familles font le choix d’une vie exilée dans le seul espoir de soigner leur enfant. Ici on a encore des médecins et l’AME et la CMU. Et pourtant ...
Dans ton cahier rouge, ta camionnette rouge, avec une bière brune ce soir, note aussi s’il te plaît Tieri que mon grand père n’a pas fait tout ce trajet à pieds (nus ?) depuis Kharkov jusqu’à Cannes, et qu’il ne soit pas possible aujourd’hui d’accepter d’autres va-nus-pieds, fusse-t-elle une enfant malade.
Et ton babysitting s’est bien passé ?!
Bien sûr, je t’embrasse fort ! Nadia. »
Dans la folie qui s’est emprise de nos âmes en déroute, je pense à ces images que j’avais oubliées. 1993, c’était le temps du siège et des snipers. Et aujourd’hui, la paix ne règne que sous haute surveillance de l’ONU. Alors comment faire ? Imaginons. Imaginons qu’au lieu des capitales européennes de la culture qu’on désigne chaque année, pour accélérer encore un peu l’achat de marchandises d’origine artistique, imaginons qu’on fasse de Sarajevo une ville pour l’utopie, un lieu pour inventer d’autres façons de demeurer vivants en écrivant et en montant sur scène. Oui. Comme à Exárcheia à Athènes. Une résistance au calcul politique, à la gestion administrative des désirs et des peurs. Une ZAD infra-balkanique pour se fabriquer l’autre Europe entre nous. Minuscule et humaine.
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Albania, Albania ! (III. de Dubrovnik à Sarajevo)
Sur la jetée, à Dubrovnik, Croatie, le samedi 5 août 2017 ↑
À SARAJEVO
Bosnie-Herzégovine
Café Dialog, square Oslobođenja, le dimanche 6 août 2017 ↑
Dans une lumière d’orage matinale, le lundi 7 août 2017 ↑
Le matin, à Bjelave et à Breka, le mardi 8 août 2017 ↑
Nuit et jour, du mardi 8 au mercredi 9 aout 2017 ↑
Encore les mots de Maspero, le jeudi 10 août 2017 ↑
Environs de Sarajevo, le vendredi 11 août 2017 ↑
L’ouverture du festival du film de Sarajevo, le samedi 12 août 2017 ↑
Happy End, au Sarajevo Film Festival, le dimanche 13 août 2017↑
Albania, Albania ! V. Épilogue
Albania, Albania ! IV. De Mostar à Paris
Albania, Albania ! II. de Durrës à Tirana
Albania, Albania ! I. d’Arles à Bari