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Demander la libération de Oleg Sentsov 

Quand le Secrétaire d’État des États-Unis s’en mêle. Lettre à un ami.

samedi 25 août 2018, par Louise Desrenards


Malgré tout mon respect mon amitié et mon admiration pour Tieri Briet, souvent je viens m’opposer à son engagement émotionnel sur les causes géopolitiques européennes. Ici, je veux parler du soutien à Oleg Sentsov. Non que ce soutien ne me paraisse absolument nécessaire mais généralement idéologique et par conséquent en partie aveugle.

Que le Secrétaire d’État des États-Unis qui vient de poser son exigence de libération de Oleg Sentsov auprès de la Russie commence par balayer devant sa porte, au moment de la grève de la faim collective des prisonniers américains, et autoriser le gouvernement français à libérer Georges Ibrahim Abdallah, détenu politique en France relaxé de toute accusation française. Que la France assume sa souveraineté dépassée. Cela ne résoudra pas le problème des camps de rétention des migrants ni des assassinats ou asservissements consentis qu’on leur inflige, ni celui de l’abus des prisonniers violés, exploités, et humiliés dans les prisons, mais alors ces alliés seront au moins crédibles de leur demande à la Russie de libérer Oleg Sentsov au titre des droits internationalement reconnus.


Les grands bruits de Robert Guédiguian de retour du festival du film français en Apartheid-Israël, cette année, et actuellement aux unes médiatiques pour réclamer glorieusement des pressions franco-européennes sur Poutine dans la perspective de faire libérer Oleg Sentsov en train de se martyriser et peut-être de se suicider par le radicalisme altier de ses demandes — sont-elles réellement politiquement exprimées est une autre question, — me mettent en colère, tandis qu’à Gaza c’est depuis le festival du cinéma français à Tel Aviv et dans les colonies le festival de l’hécatombe hebdomadaire, devant laquelle Robert Guédiguian ne voulant pas se faire d’ombrage à Unifrance paraît rester indifférent, au grand dam de ses confrères israéliens qui se battent contre l’apartheid et notamment solidaires du boycott, tel Eyal Sivan.

Au pire du choix s’il ne pouvait empêcher Unifrance de présenter son film par contre il pouvait au moins refuser de l’accompagner.

Oui il est certainement temps que la grève de la faim de Oleg Sentsov, (incarcéré pour 20 ans au terme d’un procès contesté et sans doute contestable), engagée depuis plus de 100 jours, s’arrête. Mais pour cela il faut probablement commencer à arrêter aussi la mystique supra-politique du soutien qui lui est apporté, en regard de la question ukrainienne, et qui éloigne et l’éloigne lui-même d’une solution.

Soutenir Sentsov pour cesser sa grève de la faim et/ou le faire libérer c’est trouver la cause négociable de sa libération.

Exiger des Russes la libération de tous les prisonniers ukrainiens n’étant pas eux-mêmes en grève de la faim pour leur cause, ni même au moins inter-solidairement de Sentsov, ne met pas dans une disposition politique négociable.

Nous ne sommes pas dans le cas des Irlandais de l’IRA Provisoire en 1981.

Tous moururent devant l’intraitable Thatcher. Pourtant leurs demandes concernaient leur statut de prisonniers et les conditions de leur dignité dans la prison, toutes étaient négociables. Poutine a accepté d’adoucir les conditions de détention de Sentsov alors que ses demandes ne sont pas négociables. Thatcher était peut-être pire que Poutine — jamais les Européens n’accepteraient de l’admettre — ça n’avait pas empêché monsieur Mitterrand qui était arrivé à la présidence la même année d’inviter la dame de fer à l’anniversaire du bicentenaire de la révolution huit ans plus tard, c’est dire si le martyre des Irlandais n’avait pas posé de problème majeur aux nouveaux jacobins, certes au nom de la raison d’État et du respect international des souverainetés nationales à l’époque. Tout de même !

Quand Oleg Stentov parle en tant que martyr à la place du corps des autres il n’est pas dans un protocole politique collectif, même s’il les situe dans son propre combat.

Qu’il fasse la grève de la faim pour demander sa libération comme jadis le fit Marina Petrella pourrait se comprendre s’agissant de son propre corps. C’était le combat politique de Marina Petrella de refuser d’être extradée — et ne pas l’être ou la mort.

Mais ce n’est pas ce que Sentsov demande avec son corps.

Grâce à des interventions proches du Président Sarkozy alors qu’il était le protagoniste même du passage à l’acte exécutif des demandes d’extradition italiennes, Marina fut libérée, et davantage au-delà : toutes les demandes d’extradition au titre de l’activisme des années de plomb furent non seulement suspendues mais en outre déclarées irrecevables à l’avenir et sans condition sur les crimes de sang.

Que pourraient donc dire les soutiens pour que Poutine libère Sentsov au lieu d’adoucir les conditions de sa détention ?

Il n’y a pas que les prisonniers ukrainiens, il y a la Crimée.

La Fédération de Russie légitimée en Crimée par une majorité russophone a récupéré les ports traditionnels qui lui avaient été dérobés par la trahison d’accords pris lors de la restitution de l’autonomie de l’Ukraine. Donc Sentsov demande la capitulation de la Russie sur sa capacité d’existence politique stratégique et militaire. Et il faudrait que l’Europe qui constitue le principal groupe de pression à l’origine de cette trahison obtienne une capitulation du pays qu’elle a désemparé, alors que l’envahissement des rampes de missile de l’OTAN aux frontières renforcent la distance antagonique avec lui.

Vous voulez quoi les amis ? Encore une guerre « légitime » du « monde libre » qui ne l’est pas plus que son adversaire ?

Ainsi je répète : que pourraient dire les soutiens pour que Poutine libère Sentsov au lieu d’adoucir les conditions de sa détention — ce qui paraît avoir eu lieu suite à l’intervention du Président Macron et peut-être de la Chancelière Merkel ? Et pourquoi n’allégerait-il pas les conditions de détention des prisonniers ukrainiens voir libère sans qu’ils le demandent ceux d’entre eux identifiables en termes de prisonniers d’opinion — s’il en est ?

Hélas rien, parce qu’il n’y a rien dans les demandes de Sentsov qui ouvre une porte sur sa libération. Et ce n’est pas l’idéologie « campiste » du soutien européen qui permettra de trouver une solution alternative dans le meilleur rapport de force possible en Russie, où au contraire ces bases de l’attitude européenne accroissent la difficulté de l’opposition, en l’extrayant de sa propre situation devant les intérêts stratégiques et géopolitiques occidentaux internationaux, alors leurs adversaires sous les rampes de missiles qui les menacent ont beau jeu de les pointer comme des traîtres à la nation.

Quant à ce cinéaste français, corporatiste et opportuniste dont le comportement récent n’est en aucun cas comparable à l’engagement exemplaire d’un Ken Loach parmi les illustres cinéastes qui soutiennent aussi Oleg Sentsov : qu’il aille regarder plus largement le monde dans le miroir de la sorcière pour savoir exactement d’où vient la boue qu’il traîne sous ses pieds tandis qu’il entre dans le blanc salon des droits de l’homme.

Mais oui : l’emprisonnement politique est quelque chose contre les droits de l’homme internationalement reconnus et qui devrait donc être proscrit et Oleg Sentsov devrait donc être libéré par principe, même si cela ne convient pas à ses revendications. Qu’au moins demander sa libération ne nous engage pas à endosser les revendications qu’il pose pour cesser sa grève de la faim, lesquelles ne semblent pas comporter sa demande de libération.

Seulement l’Europe elle-même a des prisonniers politiques, et quant à la France je vous nomme les deux plus célèbres : Georges Ibrahim Andallah — à la demande des USA — et Tariq Ramadan, à la demande d’influents locaux or sans procès étant donné les idées que représente Tariq Ramadan sa détention préventive sine die est jusqu’à nouvel ordre un emprisonnement politique.

Alors qu’est-elle la France pour aller oser réclamer la libération des prisonniers politiques en Russie ? Poutine serait bien gentil — ce qu’il n’est pas mais au moins intelligent — de vouloir libérer Oleg Sentsov contre le gré de ce dernier, mais il devrait le réaliser de lui-même pour faire taire toute cette hypocrisie occidentale et notamment européenne.

Alors qu’est-elle l’UE pour aller oser réclamer la libération d’un prisonnier politique en Russie quand elle maintient avec la France sous un arrangement de dossiers contestés Laurent Gbagbo en détention à La Haye (dernier recours en 2018) ?

La dette russe de l’Ukraine a été résolue par un coup d’État fomenté et soutenu par l’OTAN et l’UE, personne ne pourrait l’ignorer maintenant. Tant mieux pour les Ukrainiens, encore que maintenant ils se retrouvent autant endettés avec l’UE. Au diable les Ukrainiens si leur situation désastreuse s’avère plus lucrative pour l’UE que l’endettement russe ne l’était pour elle... c’est la realpolitik européenne.

D’un autre côté l’Union Européenne a contraint la Grèce à disparaître sous sa dette en imposant un coup d’État institutionnel contre un gouvernement de gauche, en l’occupant dans sa capitale même et en l’asservissant, contre une constitution démocratique au grand dam de la population ruinée de tous ses biens publics et privés.

Cela ne règle pas le problème de Oleg Sentsov.

La politique révolutionnaire est une politique collective, de classe, de masse, de condition. Les ultimes politiques de notre monde post et/ou supra démocratique ce sont les victimes de classe du racisme, réprimés et/ou assassinés, les exclus de leurs propres terres par le colonialisme ou la géo-économie — des peuples d’Amazonie aux Mapuches aux Palestiniens, mais encore les peuples voués à fuir laissés pour compte de la géostratégie libérale — et les réprouvés sans statut, qui les portent. Elle ne peut être celle d’un individu engagé dans une cause essentialiste serait-elle légitimement nationaliste et si entouré de justifications politiques soit-il.

Limitons nos demandes en les attribuant à une grève de la faim qui doive cesser pour la sauvegarde de celui dont le pronostic vital est engagé, appelons à une libération quelles que soient les revendications. Parce que nous sommes contre l’emprisonnement politique, contre les prisonniers d’opinion.

Appelons sans ingérence à la libération du prisonnier parce que c’est le droit international qui fait que toute grève de la faim d’un prisonnier politique pour sortir de prison est légitime.

Ce que je demande à mes amis de gauche c’est juste un retour à la cohérence. L’Occident du Meilleur des mondes est une dystopie, il n’est plus un monde politique — dans le sens traditionnel de la vie démocratique de la cité — mais par la géostratégie libérale est advenu en monde de droit et du droit. Le droit politique ultime que nous défendons contre le droit des traités et le droit privé est celui international des droits de l’homme, de fait reconnu par tous les pays qui ont intégré l’ONU.

Que vaut pour nous en tant que Français européens de défendre Oleg Sentsov — c’est-à dire pour l’aider à se sauver, — si en même temps on ne demande pas la libération de nos propres prisonniers politiques ni la libération des prisonniers politiques palestiniens et pro-palestiniens d’Israël ? Ou encore de certains prisonniers politiques africains détenus en Europe comme le déjà cité Laurent Gbagbo au sujet duquel même Amnesty pose des questions ?

Qu’avez vous fait en 2017 lors de la grève de la faim collective des prisonniers palestiniens à l’instar de Marwan Barghouti, sinon par votre silence avoir contribué à la propagande pour le diviser des autres détenus ?

Que fait Salah Hamouri dans les geôles israéliennes contre son droit ?

Que fait la parlementaire palestinienne Khalida Jarrar en détention ?

Savez vous que les prisonniers politiques du FPLP maltraités dans les prisons palestiniennes d’Israël ont produit une déclaration politique solidaire des prisonniers américains qui ont annoncé leur grève de la faim commune du 21 août au 9 septembre ?

Aslı Erdoğan est une femme de lettres, romancière et journaliste engagée pour les droits de l’homme. Pour parvenir à l’aider à être libérée suite à sa grève de la faim ce ne fut pas en exigeant le renversement du Président Erdoğan — même si cela avait pu ne pas nous déplaire — mais en défendant son droit et son œuvre. Et personne mieux que Tieri Briet qui lui a consacré son temps, ses lectures, ses voyages pendant les dernières minutes des procès, et a fait connaître ses écrits, en France, ne peut le savoir.

L. D.


Pour information de la publication à laquelle ce texte répond :
« Zoïa Svetova, Oleg Sentsov : conversation entre une militante des droits de l’homme et un cinéaste gréviste de la faim » (Facebook, "Les nouveaux dissidents" et Tieri Briet, 22 août 2018).


P.-S.

L’illustration en logo est une citation de l’affiche du dernier film commercial de Oleg Sentsov Gámer (2011), extraite de son article dédié dans IMDb.

- Oleg Sentsov (fr.wikipedia)

- « Zoia Svetova [Militante du Conseil des droits de l’homme en Russie] dévoile les détails de son entretien avec Oleg Sentsov » ukinform.fr (14 août 2018).

- « Message de solidarité des Prisonniers Palestiniens à la grève dans les prisons étatsuniennes » Coup pour coup 31, traduction du message original paru dans le site Campain to free Ahmad Sa’adat.
Ahmad Sa’adat dont ce site est l’affiche de la campagne pour demander sa libération, est — s’il en est — un prisonnier politique. Secrétaire général du FPLP et membre du Conseil législatif palestinien kidnappé en 2006 par l’armée israélienne dans la prison de l’Autorité palestinienne de Jericho où il était détenu sous la garde des Britanniques et des Américains, depuis 2005, accusé à tort d’avoir assassiné Rehavam Zeevi en 2001, puis dès 2006 reconnu par le procureur comme non coupable du meurtre mais maintenu en détention et néanmoins déclaré en 2008 coupable de diriger une "organisation terroriste", il fut condamné à 30 ans de prison, puis envoyé en confinement solitaire où il se trouve depuis 2009, en dépit d’une grève de la faim avant son transfert mais qui fut éclipsée par l’échange de 1000 prisonniers palestiniens et du soldat Gilad Shalit, puis d’une autre partagée avec 2500 prisonniers palestiniens en 2012. Qu’advient-il de lui aujourd’hui ? Aucune nouvelle.

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