Dès les débuts du vingtième siècle, des artistes et des écrivains ont cherché, et certains cherchent encore, de nouveaux types de cheminements, influencés qu’ils sont par la dérive des surréalistes et la psychogéographie situationniste [1] Mais, du projet surréaliste à nos jours, ce qu’on remarque aisément en étudiant leurs trajets, c’est que le même type d’itération revient toujours : le cadastre des villes, les sentiers GR sont toujours respectés et suivis ; même chez les situationnistes, la remise en cause des frontières demeure purement théorique. Même si l’écrivain et l’artiste contemporain recherchent une extraterritorialité proprement dite, cette extraterritorialité n’est définie comme telle que par rapport à un cadastre établi, le plus souvent, par actes notariés. La nouveauté de ma dérive réside, quant à elle, dans le fait qu’elle se confronte littéralement à la notion de propriété privée, simplement en allant frapper aux portes de particuliers ou d’institutions privées ou publiques.
Prenez ainsi une règle, tracez une droite sur une carte et cherchez à suivre par vous-même l’itinéraire que vous avez tracé : à un moment ou à un autre, il vous faudra demander l’autorisation de traverser un lieu. La ligne droite n’est simple et évidente qu’en géométrie, mais, lorsqu’on cherche à se confronter au monde, sa manifestation devient problématique ; voilà un type d’itération qui me semble être absolument nouveau. Cette itération pose le problème suivant : que devient une forme géométrique, lorsqu’on s’applique à la suivre littéralement sur un territoire précis ? Je pense qu’un tel projet peut intéresser nombre d’hommes, et pas seulement des artistes ou des mathématiciens férus de géométrie appliquée.
Ce qu’il y a d’étonnant avec un tel type de dérive, c’est qu’il semble si évident qu’on se demande pourquoi personne n’y a pensé plus tôt. Pourquoi des écrivains et des artistes le plus souvent engagés et révolutionnaires, comme les surréalistes, les situationnistes, mais aussi d’autres artistes, de nos jours, pour lesquels le fait de se déplacer fait partie de l’œuvre proposée, n’ont jamais, dans le cours de leurs trajets, sonné aux portes ? Pourquoi, en un tel domaine, l’art reste rivé à la sphère publique, généralement celle de la rue, sans essayer ne serait-ce qu’une intrusion dans telle ou telle maison se trouvant en bordure de chemin ? Pourquoi s’obstiner à suivre l’itinéraire prévu par GPS ? Comment, jusqu’à nos jours, l’avant-garde en reste-t-elle au seuil et respecte, malgré ses allégations, la propriété privée ?
Des projets de dérives entre Paris et New York et l’urbanisme unitaire des situationnistes : l’apport de Constant Nieuwenhuys dans l’organisation des villes
Et d’abord, quelle est la spécificité de la dérive, de celle que les surréalistes et les situationnistes ont décrit, par rapport à un autre type de déplacement comme la marche ou la promenade ?
La dérive sort initialement des sentiers battus, elle suppose en elle-même un accident de parcours. Un bateau dérive quand il sort du trajet qu’il s’était choisi, un avion quand il est pris dans un grain en plein vol et l’un de ses moteurs en panne ; il faut alors, pour le bateau trouver le moyen de tenir à nouveau le cap qu’il s’était fixé, il faut à l’avion atterrir au plus vite. De façon analogue, un homme à la dérive sort du parcours que l’on s’attend qu’il suive, et, si, au vingtième siècle, ce terme en art et en littérature a pu se charger d’un sens positif, c’est que le destin proposé aux générations en Europe et aux Etats-Unis ne semblait plus convenir ; la trajectoire quotidienne de l’homme entre son travail et son foyer apparut alors à nombre d’intellectuels comme une nouvelle forme de promenade à ciel ouvert pour des prisonniers purgeant une peine à perpétuité – ce qu’elle est, bien sûr, toujours. La dérive, telle que le premier surréalisme l’entendait, mais aussi ce qu’elle est devenue avec la psychogéographie situationniste n’était donc pas une recherche esthétique proprement dite, mais la recherche d’un mode de vie nouveau. Ainsi, dans le premier numéro de la revue Potlatch (1954) de Guy Debord, on peut lire le billet suivant :
« LE JEU PSYCHOGÉOGRAPHIQUE DE LA SEMAINE
En fonction de ce que vous cherchez, choisissez une contrée, une ville plus ou moins dense, une rue plus ou moins animée. Construisez une maison. Meublez-la. Tirez le meilleur parti de sa décoration et de ses alentours. Choisissez la saison et l’heure. Réunissez les personnes les plus aptes, les disques et les alcools qui conviennent. L’éclairage et la situation devront évidemment être de circonstance, comme le climat extérieur ou vos souvenirs.
S’il n’y a pas d’erreur dans vos calculs, la réponse doit vous satisfaire. (Communiquez les résultats à la rédaction) » [2]
Le texte pourrait être lu comme étant une galéjade, il n’en est rien : Debord et ses compagnons de route alors affidés au groupe lettriste d’Isidore Isou espéraient naturellement que les hommes puissent vivre comme ils l’entendent et choisissent ainsi leur maison, non pas pour des raisons matérielles, mais par amour de la fête et de la liesse. Potlatch, le titre de la revue, renvoie à un système de comportement culturel étudié par l’anthropologue français Marcel Mauss dans les années 20, et dans lequel le don est en soi plus important que ce qu’on échange, puisque ce qui est en jeu dans le potlatch a trait à la générosité : celui qui est à l’origine du potlatch (dans le billet situ mentionné, l’individu ayant cherché sa maison en fonction de son envie de l’ouvrir aux amis trouvés sur sa route) doit montrer qu’il est plus généreux que celui avec lequel il entre en contact. En somme, si l’on suit le premier jeu psychogéographique de la revue Potlatch de Debord, il s’agissait de trouver un lieu sur Terre où une économie non marchande, basée sur la générosité, pouvait s’exercer ; il s’agissait donc de donner à l’homme, quel qu’il soit, les moyens de sa propre souveraineté.
Dans le numéro 2 de sa revue Potlatch, Debord donnait des exemples de vies qui, selon lui, présentaient des caractères de générosité admirables ; Debord, dans son exercice, cherchait dans l’Histoire, l’art ou la littérature ce qui pouvait être apparenté à des potlatch :
« EXERCICE DE PSYCHOGÉOGRAPHIE
Piranèse est psychogéographique dans l’escalier.
Claude Lorrain est psychogéographique dans la mise en présence d’un quartier de palais et de la mer.
Le facteur Cheval est psychogéographique dans l’architecture.
Arthur Cravan est psychogéographique dans la dérive pressée.
Jacques Vaché est psychogéographique dans l’habillement.
Louis II de Bavière est psychogéographique dans la royauté.
Jack l’Eventreur est probablement psychogéographique dans l’amour… » [3]
Suivent, dans la liste, Saint-Just, Breton, Madeleine Reineri, Pierre Mabille, Evariste Gallois, Edgar Poe et Villiers de l’Isle-Adam. Nul besoin, ici, de recenser les faits et gestes des femmes et des hommes mentionnés ici : nous sommes bien en face de personnages historiques ou littéraires, ayant présenté (de par leurs toiles ou leurs textes) ou choisi de vivre des modes de vie singuliers. En somme, il s’agit, pour Debord, de faire en sorte que l’homme se donne les moyens de sa propre souveraineté, et la psychogéographie sera, pour lui, une méthode, plus qu’une discipline ou une science, lui permettant d’y parvenir. Il s’agira encore de trouver en ville le moyen d’atteindre telle humanité rêvée. La réflexion de Debord sur l’urbanisme commencera au numéro de Potlatch suivant : un situationniste, A.-F. Conord, y dénoncera l’usage du béton qui est fait à Paris dans le bâtiment dans les années 50 et l’architecture prônée par Le Corbusier :
« Dans le cadre des campagnes de politique sociale de ces dernières années, la construction de taudis pour parer à la crise du logement se poursuit fébrilement. On ne peut qu’admirer l’ingéniosité de nos ministres et de nos architectes urbanistes. Pour éviter toute rupture d’harmonie, ils ont mis au point quelques taudis types, dont les plans servent aux quatre coins de France. Le ciment armé est leur matériau préféré. Ce matériau se prêtant aux formes les plus souples, on ne l’emploie plus que pour faire des maisons carrées. » [4]
Or, un tel constat fait en France à propos de l’urbanisme fonctionnel, quelques années après la Libération, rejoint celui établi à New York dans le quartier de SoHo par des poètes et des artistes à la fin des années 60 : il s’agira, dans l’un ou l’autre cas, par la pratique de la dérive situationniste ou par le Street Work initié à SoHo autour des poètes Vito Acconci et John Perreault, de lutter contre la massification des rapports humains et l’absence de rencontres fortuites et surprenantes que l’organisation des grandes villes modernes engendre [5] . Une telle volonté de recherche, par la dérive, d’un mode de vie différent est toujours d’actualité de nos jours, et cela, alors même que l’isolement des hommes dans nos villes est encore plus dramatique, puisqu’il touche, aujourd’hui, l’ensemble de la population mondiale. Mais, quoiqu’on dise, de Paris à New-York, des années 50 à 2017, les pratiques de la dérive initiées par les artistes et les poètes restent dans la rue-même et ils n’en sortent pas : l’espace urbain n’est jamais traversé de part en part : le plan des villes demeure donc, pour nous, strié.
Cela aurait pu, cependant, être différent pour le mouvement situationniste, si Guy Debord avait, entre autre, poursuivi sa collaboration avec l’artiste néerlandais Constant Nieuwenhuys sur le projet New Babylon. Dès le début des années 50, Constant avait imaginé une ville tout entière cybernétique et ludique, qu’il avait baptisée New Babylon, une ville proche de la notion de pivot à l’origine des attractions amoureuses chère à l’utopiste Charles Fourier. Ce pivot, appliqué à l’organisation des villes du futur, Debord et Constant le recherchaient dans ce qu’ils ont appelé l’urbanisme unitaire, qu’ils définissaient comme « la théorie de l’emploi d’ensemble des arts et techniques concourant à la construction intégrale d’un milieu en liaison dynamique avec des expériences de comportement. » [6] La ville de Constant ressemble, en ce sens, aux architectures mobiles de Yona Friedman : dans l’architecture mobile de Friedman, les murs et les espaces de vie, dans un immeuble, peuvent changer de disposition selon les souhaits des habitants [7], mais cette mobilité, avec New Babylon, était, cette fois, effectuée à l’échelle d’une ville et de façon aléatoire, par le moyen de processus informatiques employant des capteurs et permettant aux rues et aux places d’évoluer de façon surprenante ; ainsi les sociétés pouvaient suppléer à la monotonie du quotidien de leurs habitants en employant ce que le progrès et la technologie informatique leur apportaient.
Or, un tel projet urbanistique était, pour Constant lui-même, postrévolutionnaire, puisqu’il fallait, en premier lieu, que nos sociétés modernes poursuivent leur évolution technologique : la ville mobile de Constant, New Babylon, avec nos moyens domotiques, pourrait être en partie réalisée de nos jours, mais, pour ce faire, il faudrait encore que nos mentalités et celles de nos États évoluent, elles aussi, en conséquence ; autrement dit, il faudrait qu’un processus révolutionnaire fasse changer de mentalité l’homo faber que nous sommes, l’homme consacrant sa vie au travail tel qu’il a encore cours pour nous, afin qu’il devienne un homo ludens, un homme qui vit pour jouer. Or, même si nous sommes devenus une société des loisirs et du spectacle, un tel projet n’est toujours pas à l’ordre du jour et ne le sera probablement jamais. Ce qui, dans les années 50 et 60, n’était pas un problème pour Constant, puisque, selon lui, un artiste devait œuvrer pour les sociétés futures : puisque les aspirations des hommes sont aux prises avec les conditions matérielles de leur temps, il fallait, selon lui, que les artistes travaillent des œuvres qui seront employées par les hommes de demain, ayant pris en main leur destin. Selon Constant, en 1959, il était temps d’imaginer « Une autre ville pour une autre vie »… Debord, quant à lui, pensait différemment.
Comment le situationnisme s’est-il mis à respecter le cadastre, comme K respecta le Château des fonctionnaires ?
L’histoire entre Constant et Debord est aujourd’hui connue : l’écrivain de La société du spectacle, influencé qu’il était par les théories marxistes révolutionnaires, s’est, très tôt, détourné du chemin proposé par Constant ; il fallait, selon lui, donner un nouveau souffle au courant conseilliste tel qu’il avait vu le jour lors de la révolution russe en 1917, puis lors de la révolution allemande de 1918. Mais, comme il l’écrivit lui-même dans sa préface à la quatrième édition italienne de La Société du Spectacle, après 68, le tournant révolutionnaire que l’Europe avait connu s’essouffla, en France comme en Italie avec l’assassinat d’Aldo Moro ; dès lors, il sembla à Debord qu’il n’y avait plus rien à espérer [8]. Comme l’affirma plus tard le philosophe Henri Lefebvre qui fut une influence pour les recherches psychogéographiques des situationnistes et pour Guy Debord lui-même, dont il avait été proche : « La théorie de la révolution dans le quotidien devait avoir des répercussions imprévues. La connaissance critique allait engendrer l’hypercriticisme, à la limite la pure et simple négation abstraite de l’existant, le refus du « réel » traité comme un théâtre d’ombre. […] Sur la voie de l’hypercriticisme, l’intelligentsia gauchiste a démoli toute les valeurs, avec d’excellentes raisons, mais en détruisant les raisons de vivre. Pour employer une vieille métaphore, elle a scié la branche sur laquelle elle était assise. Conduite suicidaire. » [9]
En somme, selon Henri Lefebvre, le tournant exclusivement politique et révolutionnaire de Debord a entraîné le situationnisme sur la voie du nihilisme passif. C’est le constat que fait à son tour le philosophe Philippe Simay à propos de la « dérive » du mouvement situationniste, dans un article qu’il a rédigé sur les rapports entre Henri Lefebvre, l’auteur du Droit à la ville, Constant et les situationnistes : « On voit ici comment, au début des années soixante, une ligne de partage s’est dessinée entre Debord et Constant. Ce dernier finira par rompre avec les situationnistes et continuera seul la poursuite de son utopie urbaine. Quant au mouvement situationniste, on peut constater qu’il s’est lui aussi éloigné de ses préoccupations initiales. Est-il parti à la dérive ? En un sens, les pratiques ludiques des situationnistes se prolongeront et s’éprouveront plus radicalement dans les événements de mai 68, notamment avec la construction de barricades. Néanmoins, concernant les perspectives de l’urbanisme unitaire, on ne peut s’empêcher de penser qu’en rompant avec toute pratique effective de l’architecture et de l’urbanisme les situationnistes n’ont jamais pu expérimenter les modalités d’une réinvention du quotidien. Il est toujours possible d’admettre qu’ils ont été des constructeurs de situations, d’ambiances transitoires. Mais comment celles-ci auraient-elles pu subvertir l’ordre des formes urbaines dominantes dans la mesure où, d’une part, aucune d’elles n’avaient aucun caractère durable et, d’autre part, elles furent elles-mêmes discréditées au nom d’une théorie générale de la révolution. » [10]
En l’occurrence, Philippe Simay remet en cause la dissolution officielle du situationnisme par Guy Debord en 1972, ainsi que l’exclusion de l’art, de l’architecture et de l’urbanisme des travaux du mouvement au nom du projet révolutionnaire. Il aurait fallu, selon lui, que le situationnisme ne se cantonne pas à la seule action politique, mais qu’il garde son influence dans les autres domaines de l’art et de la culture qu’il avait investies dans les années 50. C’est ce que déclarait aussi l’artiste et ex-situationniste Ralph Rumney, l’inventeur du concept de dérive psychogéographique, dans un entretien qu’il avait accordé à Gérard Berréby à la fin des années 90 ; Rumney déclarait à la fin de son entretien :
« Dans une société sans classe, peut-on dire, il n’y aura plus de peintres, mais des situationnistes qui, entre autres choses, feront de la peinture [Cette citation de Rumney est tirée d’un texte de Guy Debord intitulé Rapport sur la construction des situations (1957)] Mais en 1962, poursuit Rumney, on a délaissé ces ébauches stratégiques, l’analyse en profondeur a été subordonnée aux exigences du spectaculaire. C’était une démarche impérative mais au lieu de permettre l’évolution des techniques ébauchées, elle a contribué à ce qu’elles soient progressivement occultées devant le développement obsédant et explosif du spectaculaire intégré, bien que son implosion soit inéluctable dès qu’il aura atteint sa masse critique.
Et les pionniers se sont égarés comme Hansel et Gretel dans la forêt. » [11]
Critiques de la dérive : les conséquences indirectes de l’extraterritorialité, de nos jours
Un autre problème, aujourd’hui, avec les notions de dérive et d’extraterritorialité est qu’elles ont effectivement été récupérées par le capitalisme dont les capacités d’assimilation semblent être, comme on a coutume de le penser, « sans limite », et comme Debord l’avait compris lui-même dans ses Commentaires sur la société du spectacle. C’est ce qu’ont montré à leur manière, pour les théoriciens les plus connus du courant postmoderne, des philosophes faisant l’éloge de la lenteur et du non-agir comme Paul Virilio et Peter Sloterdijk [12] . Mais l’on peut aussi penser que, avec et/ou malgré Virilio et Sloterdijk, consciemment ou non, le postmodernisme, en célébrant la dérive et la fuite, a servi l’idéologie capitaliste, pour laquelle vitesse, mobilité et flexibilité des masses demeurent des atouts essentiels ; c’est, en tout cas, ce qu’ont montré Luc Boltanski et Ève Chiapello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme [13] : l’idéologie capitaliste instrumentalisant le discours critique après mai 68, comme avait eu coutume de le faire avant lui, pour la cour des Borgia, tel ou tel condottiere au service du Prince.
Dans un article, « La place de l’extraterritorialité », l’écrivain Laurent Jeanpierre tente ainsi de réévaluer ce qu’il en est actuellement des discours issus de la French Theory célébrant la mobilité des hommes et courant, de 1968 à nos jours, à l’instar de la revendication Change now du mouvement hippie aux Etats-Unis, ou celles de Free Store et de Free Art des Diggers de San Francisco ou des Yippies de New York [14]. Selon Laurent Jeanpierre, un tel éloge de la fuite contre le modèle capitaliste est souvent d’une grande naïveté s’il n’est suivi d’une prise d’armes effective de ceux qui le prônent. Ainsi, tout un discours, lié au discours intellectuel issu de la French Theory, a participé et participe encore de nos jours de cette forme de naïveté désarmée et désarmante, s’il n’est accompagné d’une évaluation stratégique des départs historiques, de ce qu’elles peuvent receler de forces comme de leurs faiblesses : « l’évaluation stratégique des départs historiques, écrit à ce sujet Laurent Jeanpierre, pourrait poser des problèmes nouveaux pour la philosophie politique. Une partie de cette dernière s’est appuyée, depuis quelques décennies, sur les nouvelles conceptions de la mobilité ou de l’identité issues du discours de la French Theory. Le discours sur « la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté », les philosophies de la « singularité quelconque » allant à rebours des politiques identitaires, la recherche de la figure historique du denizen (opposé au citizen, le citoyen) des pays anglo-américains, l’appel au dépassement des utopies traditionnelles, insulaires, par des Zones d’Autonomie Temporaire (TAZ) fonctionnant en archipel, représentent sans aucun doute un horizon imaginaire fécond pour l’action politique de notre époque. Elles laissent pourtant de côté l’ensemble des résistances et des rétroactions qui en font des utopies plus abstraites que concrètes. La tâche, proposée ici, d’une analyse dynamique des actes de fuite et de lutte procède au contraire d’un hyperréalisme critique. »
Qu’en est-il donc de cette analyse dynamique des actes de fuite et de lutte que demande ici Laurent Jeanpierre ? Quelle est cette évaluation stratégique des départs historiques dont il tente, dans son article, de tracer les contours ? Le modèle d’une telle évaluation stratégique, cet auteur le trouve dans les textes théoriques de l’économiste américain Albert O. Hirschman, et notamment Défection et prise de parole [15]. Jeanpierre propose d’articuler les thèses propres à l’extraterritorialité, telles qu’elles ont eu cours après 68, à celles d’Hirschman concernant des cycles sociaux équilibrant des phases de luttes politiques et des phases de défection. Il s’agirait donc, pour nous, de trouver le Kaïros, cette circonstance politique et culturelle où les revendications propres à la dérive urbaine pourraient avoir un écho et servir de revendication politique : « On peut même faire l’hypothèse que pour chaque groupe, classe, nation, il existe un point où l’action des deux types de comportement joue à plein pour provoquer la transformation la plus satisfaisante et la plus profonde… Une des questions contemporaines les plus pressantes serait alors de comprendre comment lutte et fuite interagissent à l’échelle planétaire de l’expansion du capitalisme, notamment selon les degrés de réactivité des différentes entités sociales à leur pression. » [16]
Sur un territoire donné, il s’agit donc d’évaluer les capacités de résilience des communautés humaines afin d’en établir différentes lignes de fuite possibles, afin, par exemple, que des projets employant l’urbanisme unitaire et la dérive puissent voir le jour, comme ceux du poète Vittorio Acconci devenu aujourd’hui architecte et ayant son propre bureau d’études, l’Acconci Studio. Vaste programme…
De la dérive à la randonnée
Pourtant, avant même de rechercher le Kaïros afin qu’un homo ludens puisse émerger, cette autre ville pour une autre vie que revendiquait Constant il y a cinquante ans, il est possible d’en avoir un avant-goût, de nos jours, si le seuil entre la rue et la maison n’est plus considéré, pour nous, comme étant une rupture. Pour reprendre les mots de Deleuze et de Guattari glanés dans Mille-plateaux, le flâneur, dans le cours de sa promenade, ne doit plus concevoir la ville comme étant un plan strié, mais comme un plan lisse ; son attention, pour ce faire, doit être flottante. Imaginez donc, en premier lieu, voir à travers les murs, devenir passe-muraille, connaître, pour ainsi dire, ce plaisir des rois qui est de ne plus avoir à ouvrir les portes ; flâner donc, rêver… Nous sommes, dès lors, avec un tel programme, assez loin de la notion de dérive telle que le surréalisme l’avait pratiquée ; aussi, au verbe « dériver », tel qu’usité, je préfère, pour ma part, employer le verbe « randonner », qui est un néologisme du mathématicien des objets fractals Mandelbrot, composé à partir du verbe randonner, mais aussi de la fonction mathématique Random désignant une variable aléatoire. Selon Mandelbrot, « randonner » signifie « se déplacer au hasard », le trajet d’une randonnée correspondant ainsi, peu ou prou, à un mouvement brownien [17] :
Pour Mandelbrot, une randonnée est synonyme de fonction aléatoire ; un randon, selon sa terminologie, est un élément aléatoire. Le nom commun randon provient ici, non de l’anglais mais du vieux français, il signifiait, au Moyen-Âge, « rapidité, impétuosité » ; la locution adverbiale « À randon » désignait un cheval, un Bucéphale dont le cavalier avait perdu le contrôle. C’est donc à randon que je vous propose que nous dérivions ensemble, comme les aborigènes australiens partent, durant leur adolescence, dans le Butch, pour un Walkabout. Considérer, par exemple, une ville comme un plan lisse et non plus strié ouvre des perspectives encore, de nos jours, inexplorées. Faire de Vie mode d’emploi de Perec une carte d’aventurier pour un Liber amicorum autour du monde.
Pour ce faire, vous pouvez employer un dé à six faces et une boussole.
Pour vous orienter, désignez, avec les six faces du dé, six directions de la rose des vents et jouez aussi au dé les distances que vous aurez à parcourir. Si vous êtes féru de mathématiques, comme l’était, en son temps, le poète Lautréamont, vous savez peut-être qu’il est difficile d’atteindre à l’indétermination pure, même en vous déplaçant, tel un forcené ou Amok. En mathématique, on appelle l’indétermination le hasard primaire… Peut-être avez-vous fait, dans votre enfance, des lignes de programme informatique, afin que votre ordinateur soit capable de sortir les chiffres du loto ? (J’en ai fait, pour ma part, à quatorze ans, mon premier ordinateur étant un TO8 D… juste avant que Thomson ne prenne conscience qu’il était incapable de vendre des ordinateurs au grand public et qu’il ne fabrique des armes). Vous savez alors que Random est aussi une fonction utile en informatique, mais, contrairement à ce qu’on pense, les chiffres employés avec Random pour un programme sont prévisibles ; il faut alors utiliser une autre fonction informatique, afin que les chiffres donnés par votre ordinateur soient les plus imprédictibles possibles. Contrairement à ce qu’on pense, on ne peut que tendre vers le hasard primaire et sans jamais l’atteindre : le hasard est donc, en un certain sens, une voie mystique, dont a parlé, en quelques pages, André Breton, dans son Amour fou. On peut ainsi, hier comme aujourd’hui, concourir en ville avec différents participants, pour effectuer la randonnée la plus aléatoire possible. Le plus difficile sera, évidemment, de pouvoir rentrer chez des inconnus afin de respecter la trajectoire que vous vous serez fixé… le plus difficile sera de manger à la table d’inconnus, heureux d’être chez eux avec vous, comme si vous étiez Dieu. Le plus difficile, toujours, est d’être un dieu, par hasard…