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En écho au recueil de Lionel Marchetti, KYÔTO – en un éclair 

dimanche 23 novembre 2025, par Yann Leblanc

Je retrouve Kyôto – en un éclair.

Les villes que nous habitons et les villes qui nous hantent communiquent à travers un réseau infini de directions et trajectoires, ponts, passages méconnus et tunnels obscurs. Certaines cités prolongent très loin en nous leur dédale de ruelles. Leur architecture s’immisce dans l’inconscient pour y croître en secret. Les espaces traversés, sans cesse reconstruits, réagencés par nos mémoires et nos rêves, nous transforment intérieurement pour toujours.

J’ai visité Kyôto à deux reprises, au cours de longs séjours au Japon il y a maintenant plus de quinze ans. Malgré toutes ces années, résonnent encore en moi l’écho des quartiers lointains où je me suis perdu, le bruissement recueilli des jardins de mousses et de pierres, les vieux planchers épais des temples et les divinités naturelles des sanctuaires. Résonnent aussi l’appel des montagnes alentour, les exclamations de ces mômes faisant délicatement passer de main en main un kabutomushi [1] énorme ; la paisible effervescence des échoppes et le son de mes pas, arpentant jour et nuit l’ancienne capitale, avec une curiosité de chaque instant. Non pas en quête d’un exotisme aux saveurs illusoires, mais avec les sens à l’affût de tout. L’esprit des lieux est souvent fait de petits riens issus du quotidien le plus banal. Situations fortuites, concordances ou dissonances ténues, phénomènes transitoires qui échappent à l’attention du touriste accaparé par ses projets du jour comme à celle de l’habitant, suivant machinalement le cours laborieux de son existence. Ces petits riens en revanche, n’échappent pas au poète.

Dans ces pages de Lionel Marchetti, je retrouve Kyôto ou plutôt… cette disposition à la présence : “Se rendre disponible ; enfin être disponible”... et un peu plus loin, le saké aidant, “une entière disponibilité / rayonnant / dans toutes les directions”. Il est de coutume au Japon d’employer le chiffre de huit millions pour évoquer le caractère indénombrable des Kamis, divinités du shintoïsme susceptibles d’être présentes en toute chose. Quand on l’aborde ainsi par une forme d’errance, les saisissements qu’offre la ville de Kyôto sont tout aussi nombreux. L’attention flottante prend alors une acuité inouïe et l’étonnement est permanent. Huit millions de tout petits détails, mais au fond peu importe l’échelle, comme autant de saisissements que la ville condense – en un éclair. “Une clarté particulière apparaît, à chaque instant / en tout lieu – si tu es là”. Un satori ? Cet éclair, en tout cas, est ce qui illumine. Ce qui vient fendre la nuit de nos habitudes et représentations : “Le monde, non pas comme un tableau” écrit Lionel Marchetti, désireux de déjouer le triste destin auquel nous voue notre regard formaté, dès l’enfance, par de vains dualismes et catégories : “Ce qu’on nomme destin, c’est cela : être en face, / rien d’autre que cela, et à jamais en face.” (Rilke)

Le poète, qui est aussi en ces terres un étranger, ne se tient pas devant une scène, un décor ou même un paysage. Il entre, au contraire, dans un rapport de familiarité primordiale avec tout ce qui est, car lui-même est de l’étoffe du monde. Lionel Marchetti écrit, au présent, ce qui advient quand le moi cède enfin la place au réel, ou quand le réel fait le vide. A la fois guidé et dérouté par les fulgurances de Nan Shan, le vieux sage mystérieux de la colline du sud, inspiré aussi par les chanteuses et chanteurs du Chœur Tac-til qui ont fait le voyage avec lui, Lionel Marchetti expérimente “Cette lucidité au bout de chaque doigt” et ce mystère, qui se révèle et se dérobe au cœur de chaque instant. “La complexité s’annonce et persiste”, et c’est tant mieux ! Faire fi de nos certitudes. “[...] se perdre, habilement, parmi les phénomènes / et les lignes du monde”. Faire alliance avec la surprise et laisser en nous se tracer de nouveaux cheminements. Ainsi, au cours de ma lecture, Kyôto se relie à Marseille par mille filaments de mots et d’images. Mes propres souvenirs fragmentaires se joignent aux apparitions que l’auteur, sur le vif, transcrit page après page. Du kintsugi, dont l’éclatante vérité surgit dans la brièveté de ces quelques vers : “La poterie, brisée / ne sera elle-même / qu’une fois reprise, subtilement / par de tels éclairs d’or”.

Tout au long du livre, des verbes reviennent : écouter, observer. Souvent, aucun autre mot ne leur est accolé. Ils forment à eux seuls un vers. Suffisent à faire état d’une modalité d’être qui est bien davantage qu’une simple posture. “J’observe, j’écoute”. Car avant d’exprimer il faut pouvoir tout accueillir. “Ressentir, respirer”. Inspiration du corps et du cœur à pleins poumons : “goûter, vivre !” Et alors, alors seulement, écrire des poèmes “qui plutôt que de dire le monde sont le monde”. Écrire des présences.

Lionel Marchetti, également compositeur de musique concrète, collabore depuis plusieurs années avec les chanteuses et chanteurs voyant.e.s et non-voyant.e.s du Chœur Tac-til. Ensemble, ils sont partis sur les traces des Goze, ces femmes musiciennes itinérantes et aveugles dont la tradition s’est aujourd’hui, comme tant d’autres, éteinte. Le recueil Kyôto – en un éclair ne mentionne explicitement les Goze que dans le dernier poème, qui porte leur nom. Mais leur figure est là en filigrane. Le lent déplacement de leurs ombres valeureuses et, surtout, leur “[...] sensibilité autre que bien peu connaissent”, si semblable à celle du poète.

A peine ai-je doucement refermé le livre, leur chœur me parvient en écho, distinctement.

J’écoute :

Nous sommes celles qui entendent les vivants comme les paroles recluses des défunts. Nous sommes au contact des ombres et du soleil, dans l’intimité de tout. Nous percevons comme personne les remuements des feuillages, les affairements attentifs des bêtes et la sempiternelle agitation humaine. Le vent nous confie les secrets chuchotés aux abords des champs et dans les ruelles des villages. Jamais nous ne les répétons. Nous colportons simplement la musique apprise dès l’enfance, quand nous exercions nos voix dans le froid et le crépitement silencieux de la neige. L’écoute des oiseaux, des insectes ainsi que le lent affleurement des spectres nourrissent nos chants. Notre ouïe s’est étendue dans le lit des rivières, s’est affinée sous le couvert des arbres, s’est dispersée dans les montagnes. Le monde se déploie et se dérobe sans cesse sous nos pas. Nous marchons côte à côte, silencieuses, accordant le chaos à notre souffle. Nous marchons dans une seule direction, mais les oreilles ouvertes aux quatre vents.

Yann Leblanc, 21 novembre 2025

P.-S.

Kyôto – en un éclair, recueil de poèmes de Lionel Marchetti, est publié aux Éditions ARTDERIEN (2025) et distribué par les presses du réel.

Préface : Cécile Sans
Postface : Natacha Muslera
Photogrammes : Stefano Canapa
Images : Lionel Marchetti

La citation de Rilke provient de la Huitième Élégie de Duino (L’Escampette, 2000. Trad. François-René Daillie)

Notes

[1Scarabée rhinocéros

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