(REPORTAGE 1)
photographie
un enfant est assis sur un tas de pavés, il en tient un dans chaque main et les dresse haut, en signe de victoire
il s’est passé quelque chose dans ce quartier, derrière on aperçoit un pan de mur
on ne sait pas si c’est vraiment une barricade ou bien simplement un tas pour des travaux de terrassement
l’enfant est souriant, il porte un pull rayé bleu et rouge, troué par endroits, un sifflet orne son cou
il ne s’est peut-être rien passé ici
photographie
un jeune couple est assis sur les restes d’un véhicule militaire explosé, peut-être un char
elle le chevauche, face à lui, les cuisses écartées, sa jupe un peu relevée
leurs sexes doivent se toucher ou presque, les mains du garçon sont glissées sous son pull à elle
ils s’embrassent
sur la palissade en arrière plan est inscrit d’où je viens ?
photographie
le long d’une route déserte
au sommet d’un poteau téléphonique en bois une petite fille est empalée
on reconnaît que c’est une fille car elle a des débuts de seins, tout le corps inférieur est brûlé, mélange de chair et de sang carbonisés
comment est-ce possible ?
autour on découvre une plaine sans arbres
photographie
un peu plus loin, le long de la même route au milieu de la même plaine
en perspective une série des mêmes poteaux de bois, coiffés chacun d’un cadavre empalé de fille ou de garçon, certains ont les bras maintenus en croix
une trentaine de poteaux probablement
au sol il y a des corbeaux
photographie
dans une forêt
deux hommes entièrement nus marchent côte à côte
ils se tiennent par la main
l’un deux pleure, l’autre a l’air confiant
ces deux hommes disparaissent dans la seconde qui suit
commentaire
sur vos photographies nous voyons systématiquement un point de paysage particulier, c’est récurrent
comme si vous teniez absolument à souligner un rapport avec la nature, qu’en est-il exactement ?
une touffe d’herbe au pied d’un pylône, le cadavre d’un pigeon, un rayon de soleil, un nuage...
indications du photographe
dans cette catastrophe les photographies s’effacent, elles perdent l’espérance à force de vouloir
vous comprenez,
pourtant j’essaie,
il y a des assemblées parfois, des réunions joyeuses,
tenez
deux photographies
une famille est réunie dans la salle à manger d’un petit appartement
les adultes sont attablés et jouent aux cartes
il y a des bouteilles vides et des restes de gâteaux
peut-être un anniversaire
il y a des enfants mais on ne les voit pas
dans une chambre probablement
l’heure d’après il n’y a plus rien
que des chaises renversées, divers objets cassés
les rideaux arrachés, la fenêtre brisée, le plafond transpercé
seule la table est debout au centre avec les cartes
photographie
un plan large sur une zone de paysage pollué, périphérie d’une ville, restes de zone d’activité
bâtiments en ruine, pylônes brisés, flaques d’eaux sales, citernes éventrées
un rayon de soleil éclaire un animal attelé à une carriole vide
le zèbre avance tête dressée
sur la carriole est écrit le destin est fatal
indications du photographe
je devrais les ordonner autrement, que ma présentation soit plus équilibrée
que je positive davantage
mais voyez bien elles reviennent
celles de la catastrophe, alors je fais comment ?
photographie
la même forêt
exactement l’endroit où les deux hommes nus qui s’avançaient ont disparu
les arbres et quelques fougères foulées
commentaire
sur vos photographies nous voyons systématiquement un point de paysage particulier, c’est récurrent
comme si vous teniez absolument à souligner un rapport avec la nature, qu’en est-il exactement ?
une touffe d’herbe au pied d’un pylône, le cadavre d’un pigeon, un rayon de soleil, un nuage...
photographie
dans une clairière au pied d’un bâtiment religieux détruit
des petits garçons allongés au sol disposés en cercle
les visages et les sexes sont brûlés
(REPORTAGE 2)
quatre photographies
première : je suis resté assis devant ce pan de mur toute une journée puis je l’ai photographié
deuxième : j’ai commencé à le recouvrir de noir avec ce que je pouvais, restes de peinture, suie de bois brûlé, poussière de charbon
troisième : j’ai accroché un premier cadre de tableau sans toile, puis un autre, etc. j’y ai joint ce que je trouvais qui était également noir, morceaux de tissus ramassés dans la rue, objets, lattes de planchers et végétaux calcinés, charognes desséchées
quatrième : le mur est à présent entièrement recouvert, des mains de passage l’ont enrichi de leurs trouvailles – toujours du noir – glanées dans les ruines environnantes
commentaire
pensez-vous que le trajet de vie de chacun laisse des empreintes ? vous semblez vous attacher à une
conservation de la mémoire
indications du photographe
avant les catastrophes Claudine Galéa a écrit à la page 26 de son livre Au bord* : je pense que les images qui savent ne se montrent pas, je pense que les images qui savent sont noires
après avoir lu Dominique Fourcade dit-elle, que moi je ne connais pas, elle a écrit j’emmène les images
noires en cas de besoin de réalité
* éditions Espaces 34, 2020
photographie
une vue d’ensemble d’un cimetière, de nombreux enfants s’affairent, à l’entrée certains font la queue
devant deux panneaux qui indiquent, l’un : pour choisir son père c’est ici, l’autre : pour choisir sa mère
c’est ici, des tombes ont été ouvertes, des cercueils brisés, des enfants extraient des cadavres d’adultes, d’autres les portent, font le tour du cimetière avec et les ramènent à leur tombe initiale pour à nouveau les
enterrer
photographie
elles courent vers moi en hurlant de douleur et de frayeur, des dizaines de petites filles nues, elles ont
arraché leurs vêtements en feu, les corps brûlés par le napalm, on aperçoit derrière elles un quartier
incendié, elles ont tout perdu, elles vont peut-être mourir, des dizaines et des dizaines de filles nues et
brûlées arrivent sur moi en courant, horrifiées
(ndla : d’après la photographie de Nick Ut - Huỳnh Công Út, Vietnam 1972)
photographie
en pleine mer des centaines d’exilés s’entassent sur un navire de soixante-dix mètres sous un soleil de plomb, un hélicoptère gros porteur stationne au-dessus, il balance sur le navire des tonnes de déjections animales et humaines, boues d’épurations, déchets de toutes sortes, d’autres hélicoptères sont à l’approche
photographie
une grande et frêle adolescente noire au regard triste, habillée élégamment, s’avance au milieu de
décombres, le rouge des lèvres et des chaussures à talon aiguille contraste fortement avec le blanc des pierres et la couleur de sa peau
sur son épaule le cadavre d’un coq
cela fait penser à une scène du film Timbuktu de Abderrahmane Sissoko
photographie sous-marine
un navire repose sur les fonds, on voit nettement l’énorme trou qu’a provoqué l’explosion probable d’une mine, des centaines de cadavres humains sont reliés chacun par un cordage fixé à leur cou aux balustrades du navire, aux antennes, aux mâts, ils flottent tête en bas au-dessus du navire comme s’ils tentaient de le tirer vers la surface, ils ondulent au gré des courants, des poissons attirés par cet étrange balai commencent à les dévorer, le nom du navire est Océan Viking
photographie
une zone de paysage pollué à la périphérie de la ville
une carriole tirée par un zèbre
sur la carriole et autour, des enfants jonglent, s’exercent aux acrobaties
certains crachent du feu, ils sont joyeux
un garçon jongle avec les mots le futur est un cirque
commentaire
ce qui frappe dans vos photographies c’est le traitement de l’action
il n’y a pas de mouvement à proprement parler, tout semble figé
mais malgré cette impression l’action est là, toujours
une sorte d’obsession du fait ?
photographie
c’est la nuit
le faisceau d’une lampe torche découvre des petites empreintes de pas dans la neige
des pieds d’enfants, plusieurs
probablement nus, les pieds
photographie
une clairière ensoleillée au pied d’un petit bâtiment religieux détruit
des garçons assis en cercle
au centre un amas de livres aux formats et aux couleurs divers
chaque enfant en feuillette un
photographie
près d’un mur délabré
au premier plan un garçon aux cheveux hirsutes
on voit la moitié de son visage grimaçant
il brandit un couteau
derrière lui, embroché au-dessus de braises
un morceau humain
indications du photographe
j’arrête je ne peux plus je sais bien que vous voudriez,
qu’il faudrait que je continue
non, si je voulais je partirais, non, je veux encore
parce que, non pas les mots, autre chose
témoigner oui
(REPORTAGE 3)
photographie
il tombe du ciel des éclats de roches, des branches d’arbres, des cheminées d’immeubles, des caddies, aussi des choses étranges qu’on ne définit pas, certaines semblent planer, d’autres ramassées sur elles-mêmes comme des boules tombent avec des cris qu’on n’entend pas
photographie
en plan rapproché, on voit que ces choses étranges qui tombent sont des enfants, on ne sait pas si certains sont encore en vie, parfois ils planent, parfois chutent à toute allure, une pluie d’enfants
certains après la chute survivent et s’éparpillent en courant
photographie
deux filles assises sur un toit, l’une un peu plus âgée que l’autre, elles se ressemblent comme deux sœurs enceintes toutes les deux, leur ventre est gros, apparemment du même nombre de mois
elles ont l’air heureuses
derrière un garçon sourit, il jongle avec les mots amour, filles, soleil
photographie
ce sont d’horribles clowns aux maquillages laids, aux déguisements en guenilles, saouls ou drogués, ils
entourent une petite fille nue qu’ils obligent à danser, elle paraît ivre
au fond on aperçoit un autel dédié au dieu coca cola, des enseignes de la marque en témoignent
à ses pieds trône un clown blanc qui masturbe son sexe nu
commentaire
la lumière est un élément essentiel de vos clichés, comme si elle guidait votre vision du monde
elle nous permet à nous spectateurs voyeurs de pénétrer un peu dans l’intimité de vos silences
n’est-ce pas ?
indications du photographe
une photo ne sert pas le souvenir, elle dit simplement que moi j’y étais et pas toi, elle dit aussi que j’ai une émotion à ce moment-là, une émotion forte, mais pour autant est-ce que je vais chercher à comprendre, à résoudre le problème ? non, je regarde la photo et je me dis que j’étais là à cet instant, et je chiale
photographie
la mer et les dunes
en arrière plan, l’épave d’un bateau de bois
devant, sur le sable une large toile d’araignée est dessinée, faite de bois flottés, d’algues, de galets
au centre, une mouette crucifiée sur une branche dressée
plus près, un enfant traîne un landau sur lequel est inscrit Joie
photographie
le vautour – on le voit en premier – est posé à quelques mètres d’un enfant nu, affalé contre la terre aride
le rapace l’observe et attend
l’enfant squelettique peut à peine se mouvoir, sa tête lourde retombe au sol
non loin de là, hors champ, un groupe distribue des rations alimentaires aux populations affamées
(ndla : d’après la photographie de Kevin Carter, prix Pulitzer 1994)
photographie
une ferme d’élevage, à l’américaine
les barrières sont en plastique bleu
une foule d’enfants se presse au portail
au-dessus d’eux une inscription indique « Maison de Poésie des Enfants »
à l’intérieur d’un corral quatre enfants sont penchés chacun vers le museau d’une licorne rose, aux crins dorés
chaque enfant semble écouter ce que lui dit la licorne
photographie
sur la façade de la ferme un poème inscrit en grand :
les monstres égalent fleurs les monstres égalent voitures
les monstres égalent manèges les araignées font le ménage
les araignées font des galipettes les araignées font leur toilette
les bombes sentent bon les bombes chantent de grands airs
les bombes éclairent les malheureux les bombes nourrissent les malheureux
commentaire
la lumière est un élément essentiel de vos clichés, comme si elle guidait votre vision du monde
elle nous permet à nous spectateurs voyeurs de pénétrer un peu dans l’intimité de vos silences
n’est-ce pas ?
photographie
l’image est prise depuis un drone dans une zone désertique
ça a l’air d’un camp entouré de barbelés et de miradors
le sol est couvert d’alignements étranges
si on zoome on voit des dizaines de cadavres d’adultes allongés les uns à côté des autres
nus, certains hommes sont émasculés, certaines femmes amputées des seins
un groupe d’enfants maigres, en haillons, s’active près des cadavres, semble les nettoyer
près d’eux un plus grand, plus gros, un fouet à la main
à l’entrée du camp, des charrettes surchargées d’autres corps d’adultes
indications du photographe
lorsque l’image s’éteint lorsque les filtres assombrissent lorsque les pensées se densifient lorsque Asa ne se nomme plus poésie lorsque le geste ne rejoint plus l’image lorsque chambre noire égale tombeau lorsque argentique est bouffé par acide lorsque l’oeil brûle lorsque les flashs s’aiguisent en couteaux lorsque la pellicule tisse un linceul
je vais vous dire vous m’emmerdez avec vos questions, partout où je me traîne je ne vois plus que des
champs de morts, mes frères et mes soeur d’âges se meurent, alors que voulez-vous que la lumière soit ? que notre absence définitive d’adultes ! je suis la dernière ne vivez plus après moi me souffle encore l’image, celle qui sera enfin l’ultime
(REPORTAGE 4)
photographie
la façade d’un centre commercial en ruines, deux ombres imprimées au mur, deux silhouettes
d’adolescents à capuche, chacun la tête courbée sur la main tournée vers leur visage, les radiations et
l’éclair nucléaire ont fixé leur pose, les deux adolescents ont été littéralement pulvérisés, à côté on devine également l’ombre imprimée d’un caddie
photographie
la photo est surexposée
dans la cour d’un immeuble, une séance d’entraînement des forces spéciales sur des cibles humaines, si l’on examine avec attention on devine un garde en train d’égorger deux personnes à la fois
ce n’est pas un hasard si cette image est surexposée
photographie
voici l’appareil mis au point par les brigades de surveillance pour rendre surexposées les photographies et films indésirables
cet engin agit sur la sensibilité et trouble la mesure de la lumière
une sorte de laser que le surveillant pointe vers le photographe en flagrant délit de captation d’image
ils mettent au point de nouveaux matériels capables de tromper la mesure de la lumière sur tout un
quartier
commentaire
dans vos images vous construisez des scénographies, vous composez habilement des histoires, la narration s’impose-t-elle d’emblée par votre objectif ?
indications du photographe
les meurtres me bouffent la cervelle, des milliers de crimes empoisonnent ma vue, je ne veux rien justifier, à peine transmettre, je n’ai plus d’échanges avec les autres, cris, soupirs, silences, alors tenir à quoi ? nous sommes devenus une fuite de sens, tout cela n’a plus de sens, consommer, travailler, se reposer, occuper sa famille est-ce de la jouissance ?
photographie
entre deux rayons d’un hypermarché dévasté ils sont attachés dos à dos, par deux, ficelés l’un à l’autre des chevilles à la nuque
debout ils tentent de se déplacer pour ainsi remplir le caddie – qu’ils poussent tant bien que mal - de
conserves encore disponibles dans les rayons sur une estrade dominant l’ensemble, des jumelles, l’une est assise dans un fauteuil confortable, l’autre se tient debout derrière elle, une main posée sur le dossier, ainsi que des jumeaux, l’un est assis dans un fauteuil confortable, l’autre se tient debout derrière lui une main également posée sur le dossier, les deux couples richement habillés sourient en observant la scène, une corbeille de fruits frais à leur disposition
photographie
dans un établissement de soin elle est allongée sur un lit près d’une vitre opacifiée le visage tourné vers la lumière, son regard est las, elle semble attendre depuis longtemps
un rêve s’échappe de son corps, l’image se précise au fur et à mesure qu’elle se conjugue à la lumière
venant de l’extérieur, c’est un endroit de nature une forêt, puis l’on voit nettement la forme d’une cascade entourée de rochers au centre d’une jungle luxuriante
(ndla : d’après une œuvre de Ana Teresa Barbosa, série volver a mirar 2014)
photographie
il est allongé, recroquevillé au milieu d’un désert, le soleil au zénith le dessèche, c’est la fin, les brumes de chaleur qui s’échappent de son corps font apparaître l’image d’un assemblage hétéroclite mouvant et dont les fragments se lient entre eux, morceaux d’escalator, éblouissements de néons, casse d’automobiles, gueules de chiens furieux, concentration de buildings, corps souffrants, attaché-case qui volette au bout d’une main, écrans d’ordinateur, scènes pornos, le tout saturé de burger, ketchup, explosions et footing
indications du photographe
le déclic, quel déclic ?
photographie
la femme et l’homme sont nus enlacés sur un lit, elle repose sur lui, ils viennent de faire l’amour, les draps sont bleu ciel, le sol bleu marine, un bras de l’homme enlace les épaules de la femme, les cuisses de la femme sont écartées sur celles de l’homme, autour du lit et proches d’eux six animaux les assistent curieux de leur pose et de leur silence, un zèbre, un loup, un renard, un faon, un hibou, un tangara écarlate
(ndla : d’après une œuvre de Ana Teresa Barbosa, série animales familaires 2011)
trois photographies
première : six portraits, chaque visage est couvert de bijoux en matériaux électroniques, piercings diodes - transistors-leds au nez, lèvres, sourcils, oreilles, piercings voyants-afficheurs-interrupteurs-curseurs aux joues, tempes, front, piercings micro-caméra-cartes mémoire aux paupières
leurs regards froids, métalliques fixent l’objectif, les yeux sont gris
deuxième : deux adolescents en haillons font tourner autour de leur ventre un pneu enflammé, d’autres garçons les regardent, quelques filles en arrière observent, on aperçoit derrière des immenses tas de déchets électroniques et des feux épars, des gens fouillent les détritus
troisième : une vue plongeante sur le haut d’un bûcher fait de tonnes de matériel informatique,
smartphones, écrans et cartes mémoires mélangés à des pneus
au sommet reposent les corps inertes d’un jeune couple
elle, le corps revêtu d’une robe faite d’un assemblage de dizaines de circuits imprimés et modules
électroniques, d’une couleur vert printemps aux éclats argentés et dorés
lui, le corps enveloppé des pieds à la tête dans une longue spirale noire faite de surfaces de pneus cousues aux reliefs variés, les nuances de noirs jouent avec la lumière
à la base du bûcher un enfant s’apprête à mettre le feu à l’aide d’une torche enflammée
commentaire
dans vos images vous construisez des scénographies, composez adroitement des histoires, la narration
s’impose-t-elle d’emblée par votre objectif ?
indications du photographe
si vous achetez un pack de bière à la station service du coin vous savez que vous le faites pour vous
endormir et vous pourrez encore et encore bouffer des pizzas et mater des conneries sur les écrans, c’est de la merde nous avons définitivement de la merde dans nos yeux, nos oreilles, nos gueules, nos cervelles, nos queues, nos chattes, être ému devant un pack de bière, ça c’est de la sensibilité
(REPORTAGE 5)
photographie
elles sont attelées par paires comme des bœufs, ploient sous un joug, elles tractent une imposante charrue de fer, un garçon conduit l’attelage un fouet à la main, elles, se sont huit filles maigres en guenilles, les pieds dans la terre, les yeux exorbités, les os saillants
deux photographies
première : dans une ruine, un garçon pendu, la corde attachée à une poutre calcinée, à ses pieds une chaise renversée, un petit en haillons l’observe, une boîte en carton sous son bras
deuxième : le petit est assis au sol au pied du pendu, du sable est renversé de sa boîte en carton ouverte, l’enfant joue avec ce sable
photographie
un jeune garçon mort, allongé au centre d’une clairière ensoleillée, entouré de bêtes sauvages qui semblent le déguster délicatement ou simplement l’observer, deux jaguars, un singe, un renard, deux aras multicolores, un serpent aux couleurs annelées, un fourmilier
un jaguar a déjà entamé une cuisse, l’autre un flanc, le renard en est encore à renifler un bras, la flaque rouge du sang attire une foule d’insectes, le corps est dans une pose de repos, un étrange sourire sur le visage comme s’il se laissait dévorer avec sérénité
(ndla : d’après une oeuvre de Ana Teresa Barboza, 2010)
photographie
deux garçons petits, misérables, aux cheveux hirsutes, au milieu de ruines, d’une main ils se goinfrent de nourriture, de l’autre ils tiennent chacun un arc, debout, victorieux, ils appuient un pied sur les cadavres d’un couple adolescent, la fille une flèche dans un œil, le garçon une dans le cœur, près d’eux un sac de nourritures est renversé dans une flaque de sang
photographie
trois ours, un grand, papa ours, un moyen, maman ours, un petit, garçon ours
les deux grands maintiennent fermement Boucle d’Or pendant que le petit la viole
une corde à pendu est accrochée à la branche d’un arbre
commentaire
qu’en est-ils des sentiments ? vos images suggèrent plus qu’elles ne définissent l’âme de l’objet
photographié qu’il soit vivant ou non, l’abstraction semble pour vous une fin en soi, n’aurions-nous
définitivement plus besoin de ressentir ce qui préside aux gestes et aux mots ?
photographie
dans le musée en ruine, au milieu des statues antiques démembrées chues sur le marbre, trône un Sphynx encore intact, sur son corps un graffiti dans une bulle reliée à sa gueule, il y est inscrit la question Où je vais ?
indications du photographe
ce que je veux pour le monde n’a rien à voir avec un langage matérialiste je règle mes comptes avec la mémoire à coup de bonne volonté mais à peine je passe à l’acte que le sentiment d’impuissance prend date c’est la plus terrible arme de guerre du capitalisme mondial j’ajoute la culpabilité qui nous réduit à l’état de larve
photographie
au carrefour de deux boulevards de la ville dévastée, une machine automatique fonctionne encore, un
distributeur de poèmes, il en produit encore deux à trois par jour à des moments imprévisibles, comme cet haïku : petite grille, lierre de l’oubli, la rouille
deux photographies
première : la bibliothèque d’une maison aux immenses rayonnages de bois, allongé sur un tapis persan, un enfant lit l’album Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne, deux chiens jouent ensemble, un chat dort sur un coussin, un feu réchauffe la pièce
deuxième : l’enfant et l’album ont disparu, les flammes montent à l’assaut des rayonnages, les cadavres des deux chiens égorgés gisent sur le tapis, le chat est pendu à une applique
photographie
un jeune en haillons et aux cheveux crépus est raflé dans la rue par la police, un autre jeune – blond –
proteste sur le trottoir, hors de lui, il hurle, les yeux injectés de sang, son cœur ses poumons tous ses
organes sont en alerte, cette colère l’épuise, le consume il ne comprend pas
photographie
une jeune fille est agenouillée devant l’âtre d’une cheminée où brûle un feu, le corps relevé elle appuie ses mains et avant-bras contre le haut du foyer, le visage courbé vers les flammes, elle est vêtue d’une pauvre robe qui moule son corps, le reste de la pièce est dévasté
(ndla : d’après la sculpture de Camille Claudel, Profonde pensée 1905)
commentaire
qu’en est-ils des sentiments ? vos images suggèrent plus qu’elles ne définissent l’âme de l’objet
photographié qu’il soit vivant ou non, l’abstraction semble pour vous une fin en soi, n’aurions-nous
définitivement plus besoin de ressentir ce qui préside aux gestes et aux mots ?
indications du photographe
dans les lumières de la nuit dans noir des yeux ça luit quand même, des choses, pas toujours mais quand même des choses, des doses de sommeil qui étoilent la nuit en pointillés, des rêves malaxés recrachés, les images la nuit dans sommeil
photographie
fiche à remplir par chaque adolescente, la soussignée déclare sur l’honneur les informations, en sus des éléments habituels d’identité il est exigé les précisions suivantes, couleur de peau, appartenance à une organisation politique, croyance religieuse, coutumes alimentaires, mensurations soit hauteur, poids, tours de poitrine, de taille, de hanche, couleur des yeux, des cheveux, des poils pubiens, la déclarante est-elle réglée, si oui depuis quand, attirances sexuelles, a-t-elle eu des rapports sexuels, avec qui, quand, où, identité et adresse du ou de la partenaire, horaires autorisés de déplacements, toute omission ou fausse déclaration fera l’objet d’une sanction et d’un examen approfondi par le comité de redressement dont dépend la déclarante
(REPORTAGE 6)
photographie
une jeune fille allongée au sol, sur le ventre, nue, ses membres écartés sont entravés aux extrémités, ses vêtements éparpillés, son dos est lacéré de marques rouges
un jeune homme au bas dénudé à califourchon sur elle la pénètre, il brandit son ceinturon
une dizaine de serpents s’agite sur le crâne de la victime
trois photographies
première : sur la terre battue deux poules se disputent les restes d’un pénis et ses testicules
deuxième : dans la fraîcheur du petit matin la ferme paraît abandonnée, des corps adolescents encore
chauds, émasculés, jonchent la cour
troisième : dans un champ, des grandes charrues immobiles, à leur pied gisent les corps des laboureurs
décapités
photographie
un tract jauni, froissé, à en-tête du Secours clandestin rouge-noir en partie brûlé
« ... mais nous pouvons encore agir
ils savent que nous avons un réseau secret souterrain mais n’ont pas encore décodé l’accès
renforcer tant que possible les systèmes de liaison inter-immeubles
il faut creuser au-dessous des caves mais impossible de planifier le percement des tunnels
nous pouvons communiquer extérieurement et de jour par signaux physiques très ponctuels
utiliser pour cela le vieil annuaire postal dont nous nous sommes procurés un stock
appliquez régulièrement les changements de procédure de cryptage... »
photographie
un castelet de marionnettes intact, décoré d’oiseaux et de fleurs, trône au milieu d’une salle d’école
maternelle dont les petites chaises et tables sont carbonisées
la scène du castelet présente trois lits en carton : un grand, un moyen, un petit
à côté trois ours en peluche : un grand, un moyen, un petit jouent aux cartes
quelques nuages de coton ponctuent le ciel bleu en carton, Boucle d’Or la marionnette est pendue à un arbre au feuillage de crépon vert
commentaire
pour vous le quotidien est-il un pré-texte à voir à la place des mots ? que sont vos images alors si les mots semblent être impuissants à transmettre un désir
photographie
un homme debout, un géant en comparaison, à tête de troll, se penche sur un autre, on le voit de trois-quarts dos
il contient un bleu foncé terne, sur un fond légèrement gris
le petit allongé au sol et malingre a une tête chimérique douce et non violente, celle d’un oiseau peut-être,
tout dans son attitude est fragile, il contient du bleu pâle plus lumineux
le géant semble s’occuper de lui dans un geste de bienveillance, alors qu’on aurait pu penser à de la
brutalité, la violence est éloignée de l’instant
la main gauche du géant soutient le petit par la nuque, sa main droite posée sur son cœur semble écouter ses battements comme si le petit se mourrait et qu’il y avait entre eux une complicité affective
(ndla : d’après une peinture de Michel Brand, Bleu bleu)
indications du photographe
une fois les flammes des bougies soufflées, des cierges magiques flambaient le visage, les petites mains menottes claquaient de rire, rire, puis un jour la cave... jamais plus d’éclats dans le miroir des ombres, fantômes du silence
photographie
elle le tient en laisse
si je lui parlais je suis certain que je serais déçu car elle a des objectifs elle est dressée pour ça
lui, celui qui est tenu en laisse dans ce couloir de prison l’est par cette gardienne
elle a tout pouvoir sur lui qui est son prisonnier
on peut toujours justifier le pouvoir qu’on prend sur l’autre
manquerait plus qu’il bave, qu’il aboie, elle pourrait alors le tuer
mais peut-être le fait-elle aboyer, baver pour qu’il réclame sa gamelle
elle le tue quand elle veut
(ndla : d’après la photo mise en scène et prise par le caporal Charles Graner à la prison d’Abou Ghraib en 2003 Irak)
commentaire
pour vous le quotidien est-il un pré-texte à voir à la place des mots ? que sont vos images alors si les mots semblent être impuissants à transmettre un désir
indications du photographe
il y a des réponses, des réponses muettes blanches, des pensées grises, idées éteintes, les dessins de la couleur sont gommés, le bavard buvard absorbe mange la rayure la zébrure la rature
photographie
une petite fille dort près du fleuve, un bateau s’éloigne au loin
son attitude donne à penser qu’elle a dû courir le long de la rive pour le rattraper puis épuisée elle s’est affalée près d’un bosquet
près d’elle, quelques colombes blanches pointent leur tête vers son visage, l’une d’entre elles s’est lovée
dans le creux de ses cuisses
plus loin d’autres colombes arrivent
(ndla : d’après la peinture de Camille Claudel, Fillette aux colombes)
photographie
les restes d’une file d’ambulances devant l’entrée d’un hôpital, certaines carcasses sont calcinées, d’autres explosées en parallèle une seconde file depuis la sortie des urgences, des dizaines de caddys, chacun poussé par un ou deux enfants, chaque caddie contient un corps d’adulte dont les membres dépassent du chariot
ça et là de chaque côté des deux files, des fumées noires s’élèvent de plusieurs bûchers
indications du photographe
ça imprime le ciel la zébrure, une vitesse ça résonne, elle ne bouge plus fige des secondes, une personne est lourde une personne stagne n’atteint pas, pense et croit mais non, fenêtres aux barreaux, plus de soleil du couchant, cave dans la voix une cave dans les yeux cave dans les mains, nuit du soleil comme dans un puits, l’oiseau comme dans la cheminée, la main tend vers le rayon toujours la fissure de la lumière, on voit plus, un rien, on voit dedans, on garde traces de ciel Cassiopée souvenir de lampes, c’est sacré les lampes, moches ou belles les ampoules, ce qui vient de là dans l’étincelle c’était