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De la neige, du sabre 

lundi 12 décembre 2011, par Yan Allegret

Fin Mars 2009. Paris. Je reçois du Japon les notes de mon ami Yuta Kurosawa, maître de Iai do (art du sabre), écrites en vue de la performance « Neiges », que nous ferons ensemble en mai [2009 ndlr] à Tokyo.
(lire le texte intégral)

« Porter le sabre, qu’on le veuille ou non, nous met face à ce que nous sommes vraiment.
Tout le temps, le sabre te pose la question : qu’est-ce que tu es ? »

Yuta Kurosawa

Voilà plusieurs années que je travaille à créer des ponts entre la voie artistique et la voie martiale. Cheminant moi-même sur deux sentiers depuis longtemps, j’ai réalisé peu à peu au travers de ma pratique qu’ils s’influençaient, qu’ils se répondaient, s’éclairaient mutuellement, créant un dialogue de plus en plus subtil et profond.

Pratiquant d’Aïkido depuis quinze ans, j’ai écrit autour de ma pratique quotidienne et matinale.
Metteur en scène, j’ai invité sur le plateau le champion du monde de boxe Hacine Chérifi pour créer avec lui le spectacle « La plénitude des cendres ».
Photographe, j’ai suivi les entraînements quotidiens des lutteurs de sumo à Tokyo. Accompagné le combattant de free-fight David Baron dans les cages où se déroulaient ses combats. Répertorié avec le maître de Jiu Jitsu traditionnel Kunihikio Tatsuzawa des techniques de combat plusieurs fois centenaires et menacées de tomber dans l’oubli.
Auteur, j’ai écrit autour de cette expérience initiatique de l’affrontement, qu’il soit intérieur ou extérieur. J’ai donné à entendre la parole de champions suprêmes de sumo, de maîtres d’arts martiaux, de boxeurs sur leur expérience du combat et ce qu’elle a révélé de leur vie.

« Il faut surmonter la dualité. Il n’y a pas de gagnant ou de perdant.
La paix n’est pas opposée à la guerre. Il n’y a que la paix totale.
C’est cela surmonter la dualité. »

Je lis les notes de Yuta Kurosawa, assis à la table. Le projet « Neiges » résonne comme la fin d’un cycle. J’en ai l’intuition.

En 2004, j’amorçai cette recherche seul, en créant sur scène « Projet solo », dans lequel je réunissais tous mes outils (acteur, auteur, metteur en scène) pour dessiner les contours d’un espace temps autre, hors de la vitesse et de la lumière ; une sorte de refuge fait de silence et d’obscurité. Mon bokken ou sabre de bois était mon seul accessoire et ma seule scénographie.
Le geste martial a rejoint le geste artistique.
Cinq ans plus tard, je retourne sur le plateau et invite Yuta Kurosawa à me rejoindre sur la scène d’un théâtre Nô traditionnel à Tokyo, dans une performance qui mêlera rituel de coupe, théâtre et écriture. Le sabre de bois sera cette fois face à un vrai sabre.

Au cours des dernières années, la question initiale du combat s’est ouverte. Comme si la posture première de l’affrontement n’était qu’un leurre, cachait autre chose. Peut-être la redécouverte d’une certaine forme de liberté innée, à travers la pratique de la voie.

« La concentration à l’instant de la coupe agit comme un miroir et permet de percevoir des capacités illimitées à l’intérieur de soi. Cela m’est possible grâce à la pratique avec un vrai sabre. Ma voie se trouve là. Cette voie ne s’applique pas seulement au sabre, elle peut s’appliquer à toutes les formes du réel. »

Depuis quelque temps, je cherche à simplifier ma pratique de l’Aïkido.
L’assimilation de la technique permet d’ouvrir un terrain autre, une sensation de lâcher prise qui, paradoxalement, conduit à un être-là plus stable, ancré dans le présent.
Plus à même de nouer avec un lien entier avec le partenaire. S’unir et se séparer pleinement.

Pour autant, rien n’est acquis sur ce chemin. L’espace des tatamis est un reflet de soi-même, et l’on a du mal parfois à accepter qu’on est encore bloqué, arc-bouté sur des certitudes.
On est incertain, toujours inquiet à l’idée de lâcher prise.
Car le processus ne s’arrête jamais. On croît avoir lâché et l’on réalise que ce n’était qu’une porte. Une simple porte. L’approfondissement se poursuit et nous met face à d’autres blocages, plus anciens, plus profonds. Mais quelque chose avance.
Débarrassé de l’idée de destination, de but, on devient plus à même de goûter chaque pas, chaque nouvelle ouverture.

« Pour connaître l’essence, il faut être capable de regarder le détail comme l’ensemble. »

Depuis peu, mes textes aussi deviennent plus simples. Après avoir utilisé pendant longtemps une langue très poétique, je travaille de plus en plus avec un vocabulaire banal, usuel. Comme si la langue ne cherchait plus à créer des enclaves, des refuges pour se déployer, mais qu’elle tentait de faire naître la poétique au sein même du monde, dans sa dimension la plus quotidienne.

Le geste se simplifie parce qu’il commence peut-être à relier ce qui, jusqu’à présent, était vu de manière dualiste. Le partenaire et soi. La dimension horizontale et la dimension verticale. L’inspiration et l’expiration. Le visible et l’invisible. La scène et le public.

« Regarder avec les yeux du cœur. Seuls les yeux du cœur peuvent percevoir la vérité, la vraie forme des choses. La vraie forme n’est pas toujours visible. Il faut que le cœur travaille à rendre visible ce qui n’est pas visible. Paradoxalement, cela signifie que si l’on ne regarde que ce qui est visible, on ne peut percevoir la vérité. »

Le geste, la forme, du point de vue martial, peuvent être un leurre. Il sont en fait un socle, un point de repère, un miroir. C’est un peu comme la surface de l’eau. Elle est visible, mais elle dépend des courants souterrains, invisibles qui la font se mouvoir.
Ne pas comprendre l’importance de cette dimension invisible peut conduire à une stagnation de la pratique ou une impatience qui mèneront à une recherche d’efficacité du geste.
On est alors face à une forme creuse, unidimensionnelle, inhabitée.
C’est assez paradoxal. Il faut commencer par travailler la forme avec opiniâtreté, avec une précision immense, souvent pendant plusieurs années, avant d’être à même de percevoir la dimension invisible du geste. Le temps servant à la fois à assimiler la technique, à corriger la posture, mais aussi à pacifier le mental, la volonté. Faire de la place en soi pour pouvoir être, le moment venu, traversé. La correspondance entre la voie martiale et la voie artistique est immédiate. Le processus d’écriture, de mon point de vue, fonctionne de la même manière.

« La voie du sabre est un moyen d’accéder à la liberté. Pour y parvenir, il faut se détacher. Abandonner l’ego. Concevoir un ciel au-delà. Le vide se fait, physiquement et mentalement.
On se trouve alors dans une succession d’instants, indépendants les uns des autres.
Les frontières s’effacent, à commencer par celles me séparant des autres.
Tout cela ne doit pas demeurer dans la pensée mais être ressenti à travers la pratique. C’est tout cela la voie du sabre. »

La beauté vient de là : Yuta Kurosawa, en coupant, ne veut rien dire.
C’est comme si, arrivé à un certain point de perception, de détachement et de précision, le geste n’avait plus besoin de signifier quelque chose, d’être le véhicule d’une volonté.
Mais qu’il témoignait de l’existence d’un réel plein, entier, détaché de toute projection dans le temps, totalement ancré dans le présent.

J’y vois une définition magnifique du théâtre et par extension, du geste artistique.
La fraction de seconde que dure la coupe du sabre résonne avec l’éphémère de la représentation de théâtre.
Exceptées des traces invisibles dans les mémoires, il ne reste rien.
La voie du sabre comme celle du plateau se résument pour moi à des éloges du présent, d’une dimension de la vie qui ne s’embarrasse ni de sens ni de volonté, mais qui, fondamentalement, est.

Me revient en écho une phrase de Tchekhov que je cite à plusieurs reprises dans le texte de « Neiges » : « le sens ? voilà, il neige. Où est le sens. »

Pourquoi ce titre, « Neiges » ? Je ne l’ai pas compris tout de suite. J’ai pensé dans un premier temps que ce serait un titre provisoire inspiré par cette phrase de Tchekhov, un titre par défaut, le temps que j’en trouve un autre, plus poétique, plus fouillé.
Et puis, peu à peu, j’ai réalisé que cette simplicité première était juste. Parce que tout le chemin accompli depuis des années m’a ramené à une forme de redécouverte du réel, un retour à la source.

La neige relie l’ensemble d’un paysage dans une même couleur, sans nier aucun relief, aucune aspérité, aucune singularité. Mais elle ne dure pas. Elle demeure intermédiaire, entre la glace et l’eau. Impermanente. Comme nous.

« Quand je parle du Bushido, l’éthique de la vie et de la mort se présente d’elle-même. En considérant les deux, la mort semble avoir un sens plus important. Cela parce que nous sommes toujours exposés au danger de la mort. Aussi longtemps que nous vivons en tant qu’êtres humains, qui que nous soyons, où que nous soyons, le danger de la mort est toujours à nos côtés. Personne ne peut y échapper. Même si cela peut paraître paradoxal, en étant tout le temps conscient de la mort, on devient également plus conscient de la vie.
« Seishi-Ichijo ». La vie et la mort sont inséparables. »

La neige, impermanente, relie sans nier la singularité des éléments du paysage. Et comme le dit Tchekhov, elle n’a pas de sens.
Le geste martial ou artistique, finalement, pourrait se résumer à cela.
Je pose les feuilles sur la table. Tokyo me paraît encore loin. Mais pas le cœur du projet.
Les répétitions commenceront dans trois semaines.
Le geste n’a pas encore de forme, d’existence matérielle. Tant mieux.
J’en sens d’autant mieux la présence.

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