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Sur La Montagne du festin, d’Alissa Ganieva 

lundi 6 novembre 2017, par Françoise Genevray

Née en 1985, Alissa Ganieva passe ses dix-sept premières années au Daghestan avant de s’installer à Moscou. Diplômée de l’Institut Gorki de littérature mondiale, elle se fait connaître d’abord comme critique littéraire, puis comme auteur de fiction quand elle reçoit prix Début pour Salam Dalgat (2009) sous un pseudonyme masculin qui n’est éventé qu’au dernier moment [1]. Tout comme cette longue nouvelle, La Montagne du festin [2], son premier roman, choisit pour cadre le Daghestan.


Nombre de Russes ignorent ou négligent le fait que cette république fait partie de la Fédération de Russie et la relèguent dans une entité lointaine, nommée Caucase, avec tous les stéréotypes afférents et souvent désobligeants. Prise entre la Tchétchénie (autre république fédérée, comme l’Ingouchie ou la Kabardino-Balkarie) et la mer Caspienne, avec des sommets culminant à plus de 4400 mètres, le Daghestan est la région la plus orientale de la Ciscaucasie (ou Caucase du Nord) et la plus méridionale de la Russie. A. Ganieva se désigne comme « ethniquement avare », mais avec la majorité avare coexistent dans son pays d’origine des Koumyks, des Tchétchènes, des Azéris, des Lezguiens, des Laks, des Darguines, etc. : espace multiethnique et multilingue (quatorze langues officielles, incluant le russe qui sert de langue commune), cette petite république abrite des particularismes locaux prononcés. La désintégration de l’État et du monde culturel soviétiques y a rebattu les cartes depuis 1991 en divers domaines : « des kolkhozes aux mosquées » [3], la transition au Daghestan ne va pas de soi. Significativement, dans cette reconfiguration générale le roman d’A. Ganieva ignore à peu près la question sociale. Par contre, les efforts pour mettre en place un nouveau système de valeurs ont favorisé une floraison religieuse, appuyée à la fois sur des structures traditionnelles (clandestines à l’époque soviétique, elles jouissent aujourd’hui d’un statut officiel) et sur des mouvances récentes comme le salafisme, qui anime désormais une forme d’opposition politique. La rivalité des unes et des autres alimente tensions et conflits : La Montagne du festin met en scène la confrontation entre deux courants de l’islam sunnite - salafistes contre partisans du soufisme, « djihadistes » contre mystiques, « wahhabites » contre cheiks naqshbandis [4].

L’ample prologue par lequel débute le livre prend la forme d’une conversation décousue introduisant les thèmes appelés à reparaître : la montée d’un islam intolérant, l’arbitraire des mesures de police, le chômage, les abus de pouvoir des autorités, l’omniprésence du bakchich. Cette ouverture polyphonique, parce qu’elle donne à entendre des comparses à peine esquissés que la suite abandonnera, peut sembler superflue, même si elle installe un climat. Après quoi, l’action se déroule parfois dans un village de montagne et le plus souvent à Makhatchkala. La capitale daghestanaise vit en état d’ébullition : revendications identitaires au nom de la « question lezguienne » ou de la minorité koumyke, harangues nationalistes sur des problèmes de frontières et de territoires enclavés, pression des « barbus » pour imposer leur ordre moral, protestations contre les méthodes brutales appliquées au maintien de l’ordre et qui contribuent en fait à le miner, car ces opérations, en violant la légalité, alimentent la rébellion des « combattants de la forêt ». La ville bruit surtout d’une rumeur inquiétante : les Russes auraient décidé de construire un mur pour séparer d’eux le Daghestan. Fait peu banal dans le champ des demandes d’autonomie et des menaces de sécession : c’est « le centre » qui voudrait couper les ponts avec une de ses régions ! Or beaucoup de Daghestanais (tel Arip, ami du personnage principal) font la navette entre le centre russe et leur pays. Et que deviendrait celui-ci une fois privé de son principal débouché économique, ainsi que des subventions fédérales ? Les esprits s’échauffent à cette idée qui réveille de cuisants souvenirs historiques. Des discussions éclatent en pleine rue, ressuscitant le fameux imam Chamil, héros des montagnards caucasiens insoumis de l’époque tsariste.

Le récit a pour protagoniste un autre Chamil, jeune homme en quête d’emploi stable qui exerce un petit boulot dans un journal. Insouciant, vaguement cynique, surtout en compagnie de ses copains délurés (drague, frime, parler débraillé, techno et rap, tenue sexy pour les filles), Chamil balance d’abord entre incrédulité et accablement, mais sa colère monte face au dérèglement général. Sa fiancée Madina lui tourne soudain le dos : endoctrinée par des intégristes musulmans, elle s’est mariée à l’un d’eux en cachette de ses parents. Et le désordre gagne : le téléphone ne marche plus, l’aéroport est fermé, les magasins tirent leurs rideaux, les manifestations dégénèrent, un paisible écrivain meurt d’une balle perdue, l’oncle Alikhane a disparu… La troisième partie fait passer de l’actualité à l’anticipation, et de l’effervescence au tohu-bohu. Les « barbus » ont pris le pouvoir et appellent à la formation d’un émirat du Caucase : dès lors, chaos complet à Makhatchkala !

On pense à Soumission (2015), mais dans le roman de Michel Houellebecq un parti islamiste arrive au pouvoir en France par la voie des urnes et sans provoquer de violences. Alors qu’ici les interdits débouchent sur une vague de destructions : policiers abattus, chanteuses assassinées, théâtres, restaurants et salons de beauté incendiés, boutiques vidées, jeunes filles humiliées. Est-ce à dire que le récit bascule du tableau réaliste à la fantaisie dystopique ? La rupture est toute relative, car un effet d’optique aussi simple qu’efficace brouille la limite entre réel et fiction. Le premier vire au cauchemar depuis que, dit le jeune Arsen, « ils sont tous devenus mabouls, un truc de ouf ! » (p. 251) ; que reste-t-il du réel dans ce branlebas invraisemblable où Chamil et ses compatriotes vont tenter de survivre ? Qui plus est, cette fable d’un Daghestan passé sous la coupe d’obscurantistes fanatiques ressemble fort à ce qui advient ailleurs pour de bon (zones du Moyen-Orient et de l’Afrique, enclaves en Indonésie…). La Montagne du festin parut à une date où Daech ne défrayait pas encore nos chroniques, mais où le Daghestan avait déjà connu des tentatives analogues [5]. À l’ère de l’information mondialisée et ultra-rapide, l’imagination n’a guère besoin de s’aventurer beaucoup pour que le vrai et l’inventé se rejoignent. Il suffit de bouger un peu le curseur temps et le curseur espace — et la fiction d’ici s’avère là-bas déjà réalisée. Peut-être en fut-il toujours ainsi, mais on le sait maintenant plus que jamais : telle est la modernité dont se joue A. Ganieva dans ce livre où réalisme et dystopie, véracité et fantastique échangent leurs attributs en toute vraisemblance.

Les médias russes interrogent volontiers l’auteur sur ce Daghestan qui leur semble à la fois familier et si différent. La soupçonnera-t-on de céder à l’air du temps en insistant sur les dangers de l’islam comme facteur d’instabilité ? Mais la réalité est têtue et légitime son propos : « en tant que chercheur de terrain ayant travaillé au Daghestan ces quinze dernières années, je peux attester du fait que, à l’exception de la Tchétchénie, cette république est probablement la plus religieuse de Russie », note un spécialiste [6]. On pourrait aussi croire l’écrivain tentée de séduire son public en cultivant une veine exotique : La Montagne du festin abonde en mots d’usage quotidien puisés à l’arabe, au persan, au turc, à l’avar et amalgamés au russe. Mais contre pareille tentation A. Ganieva s’avère bien armée et prémunit implicitement son lecteur : du livre il ressort que les conflits d’appartenance et d’identité, qu’ils soient larvés ou brûlants, sont un sujet universel. En filigrane apparaît la question fondamentale que soulèvent aussi bien Crime et Châtiment que l’Histoire mondiale et bien des drames récents : qu’est-ce qui fait qu’un homme, ou un groupe, passe de la conviction (religieuse, politique, morale) à l’exaltation, et de celle-ci à l’acte criminel ? Comme pour stimuler notre vigilance, le titre et l’épilogue du roman entretiennent une ambiguïté qui n’a pas à être dissipée : la légendaire « montagne du festin » symbolise un lieu idéal, une sorte de paradis terrestre où la faim et le besoin n’existeraient pas. Mais, placée sous le signe de l’onirisme, elle offre aussi un emblème de l’illusion, du tournis auquel le monde est en proie, des retournements subits et irrationnels qui scellent les destins des individus.

Notes

[1Salam Dalgat, trad. du russe par Joëlle Dublanchet, La Tour d’Aigues, éd. de l’Aube, 2013.

[2La Montagne du festin (Prazdnitchnaya gora, Moscou, AST, 2012), trad. du russe par Véronique Patte, Gallimard, « Du monde entier », 2017.

[3Titre d’un film documentaire (2008) de Frédérique Longuet-Marx sur le Daghestan.

[4Voir Mikhaïl Rochtchine, « L’Islam au Daghestan : entre radicalisme et pluralisme », La revue nouvelle, n° 8, 2007, en ligne.

[5En 1997, des fondamentalistes radicaux firent régner la « charia » dans deux villages ; d’autres furent proclamés « république islamique du Daghestan » pour quelques mois en 1999.

[6M. Rochtchine, p. 61 de l’article mentionné en note 4.

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