La Revue des Ressources

Tas de cendres 

JOURNAL, MARS/AVRIL 2003, JAPON

samedi 1er janvier 2022, par Michel Doneda

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TAS DE CENDRES

JOURNAL — mars/avril 2003

Tournée au japon
de
Michel Doneda
&
Tetsu Saïtoh

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Tas de cendres
Repos de l’énergie donnée
Capturée
Vendue
Réalisée.
Pas de maintenant
L’autre nom du futur
refus du monde pour un papillon.

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Arrivée matin du 13 mars, Tokyo Hatagaya.
Tremblement de terre au café.
Mai Saïtoh va nous suivre avec sa caméra.

15-03-2003

Higashi-ooizumi merima-ku jazz cafe

Espace de qualité — bar au fond — table au milieu. Livres/disques au mur, il fait très chaud.
Forêt de contrebasses, sept en tout. Au deuxième set, trio avec Tetsu et Nobuyoshi. Discussion avec trois personnes dont une jeune femme artiste sur verre qui visita Brive. Tous intéressés par mon approche du souffle ; questions concernant mon training.

«  La technique est sous-tendue par une attitude personnelle devant le monde.  »
(E. Barba)

L’air
Qui porte
Rien
Ne se fixe

Le son est un trajet

Hiéroglyphe de sable
de poussière
d’organe

Au bord.

16-03-2003

Airegrin Yokohama-city, trio avec Shu Ichi Chino (piano)

Club jazz ouvert tous les soirs de l’année. Il fait très chaud. Deux très bons sets, écoute, circulation, énergie. Musique qui avance, se lâche et creuse. Discussion avec deux jeunes saxophonistes curieux de mes techniques. Avec Chino on parle politique.

17-03-2003

Barber Fuji, duo

Pleine lune. 53ème concert organisé par Wataru dans son salon de coiffure. Onze personnes.
Voix chantée du marchand de pommes de terre passant dans la rue. Très lointaine d’abord, un murmure, j’ai cru que c’était Tetsu qui chantait et puis devant la porte il passe… Tetsu lui répond de son archet.
Photos avec les filles de nos hôtes, accueil et soutien bienveillant de toute la famille.
Discussion avec un jeune homme qui est venu aux trois concerts. Ma technique a-t-elle un rapport avec le Shakuhachi ? Non, je suis poussé vers ce travail du souffle, ce n’est pas une volonté. Position et processus dans l’improvisation : affirmer ma voix, l’imposer ? Ou me rendre transparent à l’instant présent ? Doit-on expérimenter ou non en public ?
Il dit avec conviction : oui absolument.
Agapes et signatures sur le mur du salon… une île de paix… À la pause tout le monde a gardé un silence absolu.

18-03-2003

Rikuzenn-Takada « Johnny » Morioka

Annonce du délai de 48 heures de Bush à Hussein.

« Tout le monde tient le bien pour le bien, c’est en cela que réside son mal. » (Bernard Noël)

Quand on connaît le style, le nom, la production de quelqu’un, est ce que cela nous rapproche ?
Ou bien n’est ce qu’une simulation de la proximité ? (Train vers Morioka)

Concert duo organisé par Onyk dans un jazz club très cosy, livres d’arts et photos.
Après le duo sax/piano nous avons mis un peu de temps avant de trouver l’espace et les sons. L’air semblait brouillé, chiffonné, plus rien ne semblait circuler, les canalisations bouchées. Quand l’écoute s’est à nouveau installée l’air est redevenu respirable.
Discussion avec Yoko la pianiste, son mari américain, deux ans sans se voir. Elle cherche. Elle dit que notre musique lui a donné une sensation de fragilité avec en même temps une base forte. Je réponds Instabilité.
Soirée arrosée dans la maison de Shinsuke Kishi. Ses sculptures sont très bonnes. Pierres souvent lisses. Découpes très précises, anguleuses et des éclats diffus faisant vibrer la matière de manière complètement différente.
Concentration - Impact/voile léger - Lumière facettes - Grains - lisse.

20-03-2003

Guerre

«  Combien d’existences sont, seront, furent ensevelies afin d’édifier et maintenir cette illusion quotidienne ? …10 000 ans que le commerce et le travail ont entrepris d’assurer la richesse des nations en courbant l’échine des hommes sous la tare des dieux et de leurs mandataires. »

Voie intérieure se heurte, telle un papillon
À la fenêtre de l’humanité devenue vitre blindée.
Je rêve que la planète s’ouvre en deux et refonde toute cette misérable dérive dans son magma.
Sons nomades / La Bourse holocauste planétaire.
Répression de l’énergie naturelle alimente sans trêve les pulsions suicidaires. Ici souvent les trains sont arrêtés à cause de suicides.

Être enfermé dans un milieu, et le musical ne fait pas exception, c’est être arraché à soi même accepter la brisure de toutes formes de solidarité… encore, encore : être ou avoir ?
Au-delà des styles, des signatures-propriétés des milieux, des clans — le son qui n’appartient qu’à lui-même.

21-03-2003 au 23-03-2003

Kid Ailak art Hall, Tokyo

Première des trois soirées produites par Tetsu, avec l’aide de Reiko et Mai, dans ce beau lieu… Trio avec le peintre Kobayashi Yugi. Précis, puissant, généreux. Cinquante personnes très réceptives. Vingt gravures éditées et vendues par Yugi afin d’aider à l’économie de notre tournée. Cadeau d’une gravure à nous deux. Une des peintures contre la guerre.

22-03-2003

Trio avec Kiwao Nomura poète. J’ai aussi lu en français des traductions de ses poésies, voix superposées. Mais l’utilisation du micro dans cet espace n’était pas bienvenue. Intervention contre la guerre. Discussion et enthousiasme du public (beaucoup de poètes) pour notre son.

23-03-2003

Quatuor avec Taketeru Kudoh et Hideyuki Okaniwa, danseurs.

Un blanc, l’autre costume
L’automne
De sa mort rouge.
En coin
Volume d’ombre suintant l’épice.

Dentelle de lune
Pantins ; coups
Salive

Tant que crisse la toile
Le désordre s’accroît.

Minables flageolent harassants la planche d’estrade.
S’égrène le Bimbo Bell.
Les cheveux grincent et, dans leur élan, la langue pousse des graviers, devient l’aile dans l’air noir de mes veines.

Le souffle laisse au corps une empreinte. Peut-être évoque-t-il une parole sortie d’un noyau noir ?
Le souffle dissout et rassemble toutes paroles.
Le souffle fait une fente dans l’espace, mais on ne passe pas au travers, c’est elle qui traverse.

Si on cherchait une réalité au son, où se trouverait-elle ?
Dans sa matière ? Dans son déplacement ?

Quand le son devient un objet et qu’il ne fait que se ressembler, il perd sa présence vibratoire.
L’air et l’espace seuls accueillent et, pourtant, ils semblent vides. Peut-être se projettent-ils entièrement, simultanément, tout à la fois ? En agitant tous les contenus ils s’engendrent énergies vitales.
L’après midi on ramasse du cresson de fontaine chez le peintre Sadafumi Matsui, un ami d’Iwana qui organise ce jour là une manif contre la guerre. Nuit à la montagne à côté du mémorial d’Ozu.
Pétales roses
Blanc
Salé.

27-03-2003

Mizunami Gifu — duo au café Yamamotosanchi.

Organisé par le céramiste Rizu actuellement en France à Carcassonne, c’est à dire à quarante kilomètres de chez moi.
Public en majorité absolument vierge à l’improvisation. Cadeau d’une coupe en céramique. Nuit dans la maison au milieu des rizières. Réveillé par le son du circuit automobile quelque part plus bas.

28-03-2003

À midi, dans l’atelier de Giro Naito, nous jouons pour nous, avec ses sculptures métalliques.
Le soir Tajimi–shi, concert avec Shun Ichiru Hisada (chant) au ceramic park Mino.

L’antique et le présent dans le même cercle.

29-03-2003

Gallery Tusboya Nara-Shi.
Concert organisé par une jeune femme prêtre.
Trio avec Shun. Soixante dix personnes. Discussion à propos de la relation son/couleur. Le nomade est celui qui ne bouge pas car il n’accumule pas l’expérience, il se déleste.
Ashura aux six bras.
Ciel horizontal.
Fréquence du bronze.
Terre — soutenir une grave articulation.
Pression — persistance des mantras — dévider la route.
Grande voile du plexus.

30-03-2003

Dimanche matin je suis invité par Kiriko à un cours de cérémonie du thé. Le goût premier, celui de l’herbe la plus simple — réminiscence de l’animal.
Osaka Gallery Naw concert du duo avec Kan Tae Hwan (altosax) et Kan Unil (hae-Gum).
Serveur de soi-même
Dynamique de l’obstruction.
Idiot-cratie sans cœur, sans oreille.
Pétrir une liqueur de bave qu’encrasse le temps. La table colle. Encore des larmes.
Aptitude de l’inattention défaite de toutes rigueurs, du fluide qui est la joie.
Une torsade d’enclume, scansion de labours sans labeurs.
Éreinte la lumière, épuise la rivière.
Le soir pourrait tomber, il fait jour mais rien n’est clair.
Un rouet tisse mes os, enfourne plein d’espaces, des pores de crâne. Avale ces grumeaux ! Tu es innocent.
Aucun de tes ciels ne sera viable car je les saigne.

Rêve : Tetsu pilier, colonne penchée, oasis du désert.
Visite de temple à Kyoto avec Kan-san le happy monk.
Les planches chantent sous nos pas, au bord de l’univers.
Du même gravier les montagnes et la mer.
Miniature du chaos dans un mur d’enceinte (Ryoan-ji).
Ligne d’œufs sous la feuille de l’obstinée fougère.
Elles tombaient drues.
Les torsades serrées, l’écu ferme qu’il paya pour sa mort (pour Kaoru Abe).

Les sons que nous improvisons sont des totems de paille, de brindilles.
Ramassés ici et très loin. On les dresse en plein vent.

04-04-2003

Hiroshima.

Concert organisé par le peintre Kuroda Keiko dans un théâtre du Minamikuminn center.
Soixante personnes, certaines rencontrées en 99. Deux parties dans une superbe acoustique.
L’après midi du 02 visite du mémorial de la paix — en sortant, dégoût au ventre, brume, pluie, sakuras.

Le futur est connu, il est inévitable mais,
cette onde de paix légère et réelle
adoucit par la pluie du matin, suspend enfin le temps.

Les yeux ne regardent plus, ils respirent.
Le corps ne pleure plus, aucune trace de sa marche.
Au matin du 05 une corde de silence traverse le café.

05-04-2003

Gallery Katsuky Fukuoka.

Une partie workshop avec le public : écoute/respiration/voix/vêtements/doigts sur table/papier. Étudiants high school, jeune fille danseuse Butoh, une autre enseigne la musique aux handicapés.
En regardant le lac au-dessus duquel volent très bas des longs courriers, on parle de cet homme-insecte maître des cerfs-volants.
Y-a-t-il partout une voix minuscule ?

06-04-2003

Ohita jazz cafe Naima

Organisé par le moine Naka-san. Une partie duo, l’autre avec Kei Yamauchi au sax alto. Un homme très doux qui a travaillé vingt-cinq ans dans une entreprise. Il vient de stopper. En septembre il partira 4 mois pour Amsterdam.
Nuit au temple. Depuis le pont du ferry on regarde longtemps la coulée de lave au-dessus de la ville. Au matin j’ai du sang dans l’œil.
Les instruments de musique sont des aqueducs.
Ils acheminent les sons et irriguent tous ce qui dans l’air accepte et perçoit leurs fréquences.

08-04-2003

Kobe

Concert avec Hisada dans une maison bourgeoise, Kitch, vanité, vide… J’irai pisser sur vos tatamis.

09-04-2003

Kobe, Shu-Shin-Kan Hall

Tetsu/Michel/Hisada et Masayuki Sumi (danse.) Salle spacieuse, superbe, toute en bois. Installation d’horloge en cercle dans l’espace scénique.
D’abord tetsu/Michel et Hisada/Sumi. Jeu très profond d’Hisada.
Silence, seulement deux sons, Solitude.
Voix sans couleur, avant la langue, avant le chant. Étonnée d’être un vers luisant dans le chaos.
Surprise que son seul son fasse exister le silence.
Du vent, des avions, des fils électriques, des soupes avalées, des musiques peuvent la traverser.
Elle reste. Elle reste telle une paupière à demi-close, sans soir, sans Nord, grise à jamais.
Soudain c’est fulgurant, je réalise que je ne suis qu’une goutte enfermée dans la clepsydre.
Le fracas va revenir. Les autoroutes, le lac, les pétales roses, les avertissements, les jours, les toits gris, la lumière de métal, la trace au fond du corps d’une calligraphie s’articulant avec rien et mettant tout en résonance.

10-04-2003

Ichinomya Bar Presente.

Ito-san après trois ans et demi. Même folie douce. Discussion avec un homme de mon âge. Travailleur typique, dur job et le soir musique et alcool pour oublier et repartir. Il me surnomme Kaze : le vent et Mado : la fenêtre. On boit beaucoup de vins. Tetsu et moi payons une partie de l’addition avec une trentaine de nos disques.

Déterminisme / propagande
L’avenir / davantage
Écriture / eau de l’eau
Courant / lumière
Lieu / œil
Distance / réalité
Corps / une goutte
Réalité / enfin
Défaire / pression

11-04-2003

Toyohashi

Organisé par des amis de Kan-san dans une maison à la campagne au sol en terre battue. Très belle écoute, fraîche, ouverte. Le patron m’offre un shakuachi fait par lui-même. Au-dessus, montagne avec sommet en pyramide. Un homme me dit qu’il a senti la pression de l’air et par deux fois il a pensé qu’il allait tomber.
Il a dit quelque chose avant le son.

Activité magnétique. Le son est hérissé de molécules. Chacune d’elles l’altère, le déstabilise, le maintient.
Le corps tente de se soustraire à cette aspiration, mais l’instrument le retient. Alors, il patauge dans cette soupe de poussières vivantes. Le son comme un aimant va cueillir des cellules nouvelles aux quatre coins de l’espace.
Dans un chaos indescriptible il pêche ainsi sans embarras.
Souvent la pression exaspère et souvent elle fascine. La soupière est ouverte, on y trempe les doigts et, à son tour, le corps enlace ces fréquences que l’on vient de fabriquer.
Quand cesse l’activité sonore, par accident, nécessité ou fatigue, la pression devient alors palpable. L’oreille est retournée comme un gant. Elle a déplié son fœtus et a pris la dimension de l’espace.
Elle n’a plus à entendre, à écouter. Elle respire.
La voiture qui passe, le bruit du cœur, l’étoffe effleurée continuent la sarabande.

13-04-2003

Kogami-shi, Tokyo

Quatuor avec Hideaki Kuribayashi (koto) et Shozan Tanabe (shakuachi). Espace chaleureux et humide. Cinquante personnes. Shozan joue virtuose, trop. Je dois creuser l’espace pour me fondre dans ce trop-plein. Mikiko nous amène des photos prises lors de la manifestation contre la guerre dans Tokyo.

14-04-2003

Institut français, Tokyo

Organisé par Philippe Chatelain qui présente son film dans lequel je joue avec Daunik Lazro et Atau Tanaka : « Do you like my voice ».
Ensuite trio avec Karl Stone (électronique). Cent-dix personnes, excellente soirée, superbe acoustique.

15-04-2003

Espace ES, Tokyo

Quatuor avec Imai Kazuo (guitare) Sawai Kazue (koto) et au second set Chino-san nous rejoint.
Kazue. Son engagement dans le son vient de très profond. Son corps respire jusqu’au bout de ses doigts. Ses doigts bougent l’espace. Elle est un puits.
Koto. Eau sous terre. Sang de tortue. Mémoire intacte est-ce à dire vide ? C’est à dire qui connaît avant de le vivre ?
Le noir est l’eau profonde, l’haleine du creux. Le Koto est un réservoir. Kazue en est la gardienne.

Balbutier / jusqu’au
Prendre l’air, le reprendre / son
Le malaxer-broyer-fluidifier / vide
Expulser-rentrer-agiter
Calmer-avaler-étouffer / sans
Endiguer-lisser-trembler / contour
Echapper-souffler-briser

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