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Albane (1839) 

mardi 6 octobre 2009, par Aurore Dupin (1804-1876)

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Il écrivit à Enguerrand :

« Vivre loin d’elle, c’est un effort au-dessus de mon courage. Depuis huit jours je l’essaie inutilement. Chaque matin je mesure avec épouvante la distance qui doit me séparer du soir ; et quand le soir vient, je m’étonne qu’il ne puisse rien pour moi. Il y a dans mon sein je ne sais quoi de funeste, un mal qui le ronge. Mes vêtements s’embrasent sur mon corps ; quelquefois ils deviennent pesants comme ces chapes doublées de plomb qui faisaient courber les damnés de Dante. Un matin, je souffrais tant que mon regard a imploré Dieu. Tout à coup j’ai frémi de me voir exaucer. Que ferais-je d’une vie où elle ne serait pas ? Tu souris, toi qui es fort. Quand il me vient dans la pensée que je pourrais guérir, j’éprouve l’horreur que tu sentirais à la vue de la terre nue, froide, immobile et sans reflets. Je ne cesserai pas d’aimer ; mon dernier adieu à la vie sera un cri d’amour ; mon âme emportera son ardeur au-delà du monde périssable. Sais-tu Enguerrand, ce qu’il y a de magie dans la vue d’une femme aimée ? Loin d’elle je délire de tendresse, de jalousie, de désirs coupables et de désespoir ; près d’elle je ne sens que repos, doux enchantements. Je passerais ma vie à la contempler, à écouter sa voix, à chercher mon destin dans ses yeux pensifs et doux, à espérer éternellement les paroles d’amour qui ne viennent jamais. Sa vue apaise mes sens ; quelque chose d’ineffable et de divin se répand dans mon coeur fatigué de la lutte. Ce qu’elle dit me semble toujours combler mes voeux ; c’est la réflexion qui me rappelle que j’attendais autre chose.

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« Aujourd’hui j’ai erré dans le bois, sur la montagne, partout où je l’avais vue, belle de ses affections libres, confiante en cette destinée qui l’a si amèrement trompée. Je ressaisissais le passé dans toutes ses délices ; et quand je me disais que cette joie ne peut plus revenir, je me sentais abîmé d’horreur et pressé de maudire. Il y avait ensuite des moments où je me trompais moi-même sur les choses accomplies. Ce pays n’était-il pas le pays où je l’avais connue, adorée ? Elle y vivait encore. Je n’aurais qu’à le vouloir pour retrouver son sourire tendre et sérieux ; je ne sais encore quelle adorable expression de pudeur, de souffrance élevée et modeste quand elle se croit l’objet d’une assiduité trop ardente ; et dans certains moments tant de simplicité, de bon vouloir, de gaîté confiante ! Pourquoi donc ce feu qui me dévore et m’étouffe ? pourquoi mon âme est-elle sombre comme à son dernier jour ? Albane est là. Je puis la rencontrer dans les champs, la saluer, lui sourire, passer vingt fois sous ses fenêtres, lui parler… C’est bien le bonheur d’autrefois… Mais elle est mariée !... Qu’importe ? son mari ne vit pas auprès d’elle. Je n’ai pas à me révolter des témoignages de tendresse qu’il donnerait à sa femme. Son amour ne peut pas être le rival du mien. Elle a même le droit de mépriser cet homme. Et moi qui n’ai abusé de rien, moi qui n’ai rien épuisé, je me sens jeune et fort comme aux premiers jours. Ce mot si enivrant, qui donne soudain à la vie de l’homme tant de valeur et de beauté, l’aveu d’une femme adorée et sincèrement éprise, ce mot qui pourrait frapper de mort si le désir n’y avait pas lentement préparé le coeur, elle ne me l’a jamais dit. Mourrai-je sans l’entendre ? Qu’une fois, une seule fois elle murmure : Je t’aime… Qu’une fois au moins l’existence se révèle à moi, riche, grande, complète, sans ces inquiétudes qui font toujours chercher au-delà des biens connus.

« Mon Dieu ! pourquoi donc est-elle mariée ? Cet homme se placera-t-il éternellement entre le bonheur et moi ? S’il n’existait pas, si au moins l’oubli pouvait nous arriver, si nous pouvions effacer de notre mémoire ces années si affreuses où elle a subi la volonté de ce maître, nous nous prendrions la main, nous traverserions la vie, le front serein et beau ; nous entrerions dans la mort comme dans le sommeil.

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« Sais-tu qu’il y a dans le temps des heures fatalement dévouées à l’amour ? Alors toute sagesse murmure et cède au mal intérieur qui consumait la vie. Tout ce qui avait fait soupirer l’âme, tout ce qui lui avait arraché le grand cri de détresse et de colère, ce fantôme des félicités inconnues, si longtemps poursuivi en vain, prend en ces instants la forme d’une femme. Hier, vers le soir, quand le soleil se couchait derrière nos montagnes, j’ai vu Albane qui s’avançait avec lenteur, la tête inclinée, tout son être doucement recueilli dans le passé peut-être. Je me suis furtivement abrité dans un champ de fèves, derrière une haie plantée d’aubépine, de sureau et de rosiers sauvages, et qu’un grand chêne ombrage en cet endroit ; ce petit coin m’était bien connu. Souvent, quand la chaleur faisait haleter mon chien et brûlait l’herbe, nous nous étions assis sous le chêne du côté du chemin qui fait là un enfoncement tout frais, tout vert et tout fleuri. Je n’étais pas forcé de me cacher alors ; un coeur libre battait dans sa poitrine et dans la mienne ; maintenant c’est un coeur d’esclave. Elle est venue, comme je m’y attendais, prendre sa place sous l’arbre ; et je la voyais à travers la haie. Son air était si doux, si malheureux, que mon coeur s’est rempli de larmes. Deux oiseaux se sont approchés comme pour la distraire ; ils volaient le long du buisson et à terre. Ils y recueillaient successivement la laine que les brebis avaient laissée aux épines, des brins de paille, de la mousse fine, le duvet du chardon ; et ils portaient tout cela au nid balancé sur les fèves. De temps en temps le plus tendre y entrait, comme pour s’assurer que la couche était assez moelleuse, et sa petite tête se levait charmante, et tous deux se parlaient avec une amoureuse vivacité. Albane soupira ; son visage ému se cacha dans ses mains croisées l’une sur l’autre. Elle ne regarda plus les fauvettes, moi je les regardai encore.

« Ces créatures heureuses, cette végétation fraîche et jeune qui répandait dans l’air ses parfums subtils ; cette sève printanière que tout mon être aspirait, qui donnait l’éveil à tous mes sens ; les splendeurs de cette heure, la présence de cette femme, mes douleurs solitaires, tout devint pour moi comme l’appel du bonheur..... Albane tourna de mon côté son chaste et mélancolique visage. Toutes les ardeurs coupables s’épuisèrent soudain en moi. Je redevins timide, respectueux, jaloux de sa vertu, satisfait de ma retenue, désireux plus que jamais de ne pas l’offenser. Elle quitta ce lieu, moi je restai longtemps à la même place, puis j’allai me mettre à genoux sur l’herbe qu’elle avait pressée.

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« Mon Dieu ! donnez-moi plus de force ! Cette après-dînée j’ai couru vers sa maison, je me suis établi dans les branches d’un marronnier ; et de là plongeant mon regard avide jusqu’au fond de la chambre d’Albane, j’ai suivi tous ses mouvements. Le besoin de respirer lui a fait ouvrir sa fenêtre. Elle était là debout, ses grands yeux bruns levés au ciel, son visage plein de mélancolie, de douceur et d’amour ; elle suivait les nuages blancs qui fuyaient à l’horizon. Son air me navrait, il fallut toute ma volonté pour retenir un cri ; la sensation était si violente qu’elle déchirait ma poitrine. Ma tête se remplissait de bruit, de visions et de douleurs affreuses. Involontairement je fermai les yeux ; quand je les rouvris Albane avait quitté la fenêtre ; je la cherchai dans sa chambre, elle n’y était plus. Il me sembla que je devenais fou. Ce qui se passa en moi, je ne saurais le dire ; mais je m’élançai de mon arbre dans cette chambre vide ; je la parcourus avec ivresse, touchant et respirant toute chose qui s’offrait à moi. Je me remis ensuite à marcher vivement ; je disais le nom d’Albane, je lui envoyais des baisers, je pleurais, je criais. Tout à coup elle se trouva devant moi pâle, comme une apparition. Moi qui ne me possédais plus, je tombai sanglotant devant elle.

— Je mourais loin de vous, laissez-moi vivre ici ! » Elle ne me répondit pas, mais des larmes mouillèrent ses yeux, et sa tête s’inclina sur sa poitrine. Nous restâmes un long moment en silence. « Vous pleurez, lui dis-je enfin, dites-moi donc un mot qui me soulage ! Soyez bonne comme autrefois ! Voyez, c’est ici que nous avons vécu de notre vie de jeunesse et d’enthousiasme. Vous m’écoutiez alors avec une affectueuse indulgence. Je vous voyais sourire à mes rêves superbes. Quelquefois aussi vous me grondiez. Dites-moi donc, Albane, que ces jours reviendront. »

Elle secoua la tête, et ce fut d’une voix ferme et triste qu’elle dit : « C’est jours ne peuvent pas revenir, vous le savez bien.

— Je vous vois, je vous entends… Qu’y a-t-il donc de changé autour de nous ?

— Tout, » répondit-elle. Ses yeux se levèrent sur moi : « Avons-nous les mêmes espérances ? »

Je la saisis par la main, et l’entraînant vers le fenêtre :

« Voilà notre ciel !... Albane, le soleil était si beau aujourd’hui ! J’ai vu les buissons couverts d’oiseaux, et quand j’ai traversé le bois, les violettes et les fraises embaumaient l’air, le rossignol avait ses plus doux chants. Les fêtes du coeur peuvent renaître.

— Enfant, dit-elle avec une gracieuse amertume, enfant qui oublies si vite ! n’avons-nous pas vécu ailleurs ?

— Non, je n’oublie pas ; mais quand je sens la jeunesse puissante en mon sein, je ne puis croire au malheur absolu. Que s’est-il donc passé dans votre vie et dans la mienne qui nous défende les joies pures ? Un homme est venu, je le sais ; mais cet homme est parti, il s’est lui-même fait justice.

— Assez, dit la jeune femme ; chacun de nous doit marcher seul dans sa route difficile. Ne cherchons pas à nous le dissimuler.

— Albane, cet isolement affecte votre âme.

— Pourtant je l’accepte.

— Eh bien ! moi, lui dis-je en prenant ses mains et en les serrant avec ardeur, moi, j’ai essayé de vivre où vous n’étiez pas, l’effort a brisé ma volonté. Souffrez-moi quelquefois ici ; vous y recevez bien des indifférents, auriez-vous le coeur de me chasser ? Je serai plein de respect ; jamais un mot hardi n’offensera votre modestie. Madame, ne me refusez pas !... Seriez-vous coupable d’être bonne pour moi comme vous l’êtes pour tous ?

— Vous me faites bien mal ; » ce fut d’abord tout ce qu’elle put me dire. Plus tard elle ajouta : « Plaçons-nous donc à la hauteur de notre misère. Je vous ai connu de l’énergie ; n’en avez-vous plus ?

— Et vous, Albane, ne sentez-vous plus rien pour l’ami de vos fraîches années ?

— Hélas ! dit-elle avec un sourire de douleur tranquille, y a-t-il un seul être dans ces montagnes avec lequel j’aie un rapport de goût et de sentiment ? Est-ce, je vous le demande, un de ces pauvres mineurs, un de ces rudes et sauvages paysans qui peuvent satisfaire mes besoins d’intelligence ? A peine s’ils comprennent cette nature où ils sont nés. Ils suent aux splendeurs du soleil. Ils tremblent pour leurs récoltes quand le ciel a de majestueuses tempêtes. Où nous voyons la poésie ils cherchent la simple utilité. Croyez-vous qu’il y ait une langue qui nous soit commune ? Vous êtes le seul qui puissiez m’entendre, me répondre, me donner quelque valeur, je le sais, et pourtant je me prive volontairement du bien que me ferait votre vue. Tenez, mon père se dispose ce soir pour une fête très enviée. Son costume du moyen-âge l’a préoccupé tous ces jours ; peut-être l’essaie-t-il en ce moment. Il peut s’amuser, lui !

— Eh ! que devez-vous donc à l’homme qui vous a abandonnée ?

— M’a-t-il dégagée de ma promesse ? Parce qu’il s’est parjuré, dois-je me parjurer aussi ?

— Madame, m’écriai-je accablé, vous avez de froides raisons pour tout. Je suis bien malheureux de ne pas trouver une parole qui vous touche. Albane, ne me défendez pas votre vue. Si vous l’exigez, je serai muet en votre présence ; mais que je puisse venir de loin en loin. Vous ne voulez pas que je sorte en réprouvé de cette vie !

— Est-ce une menace que vous me faites ? me demanda-t-elle sévèrement.

— Non, c’est le cri d’un coeur désolé. Vous ne savez pas tout ce que j’ai senti d’horreur par votre privation. Albane, moi si fier, moi qui ne souffrirais pas un regard offensant, je m’exposais, pour vous apercevoir, à tous les genres d’humiliation. J’errais dans l’ombre comme un voleur autour de votre fastueux hôtel. Chaque voiture qui ressemblait à la vôtre m’appelait sous ses roues. J’aurais endossé la livrée, je me serais fait le dernier des valets de votre maison pour vous voir sans obstacle une minute, une seule minute tous les jours. Oh ! pour vous je n’ai pas d’orgueil. »

Tout à coup Lia, la soeur de lait d’Albane, accourut, et, me prenant brusquement par la main :

« Le père de madame vient ! – Je ne changeai pas d’attitude. – Mais il vous tuera s’il vous trouve auprès de madame.

— Je suis las de la vie, et las de moi plus encore. »

Alors Albane sortit de sa froide réserve.

« Vivez ! proféra-t-elle éperdue ; vivez ! je vous l’ordonne ! j’ai besoin que vous viviez ! »

Lia ouvrit une porte qu’elle ferma sur moi. Elle suivit ensuite Albane dans le salon où M. d’Alverte vint en baron féodal.

« Un homme est entré par votre fenêtre, dit-il à sa fille. Est-il encore dans votre chambre ? – C’était bien le père qui se montrait.

— Il y était tout à l’heure, il n’y est plus. »

M. d’Alverte surprit un sourire moqueur sur les traits de cette Lia si fine et si jolie qu’on ne pourrait la croire de ces montagnes. Elle regardait les souliers à rosettes, le manteau court et flottant, le large chapeau. Il eut pour elle de rudes paroles. S’adressant de nouveau à sa fille :

« Je ne veux pas savoir si vous avez des torts ; ce que je vous demande, c’est de faire un effort sur vous-même pour paraître à cette soirée sans préoccupation et sans tristesse apparente. Une femme est impénétrable quand elle le veut. Ne m’opposez pas vos répugnances pour le monde : votre réputation dépend de la conduite que vous tiendrez cette nuit. Si vous méprisez le monde et son opinion, il se fera plus méprisant que vous, il saura vous avilir aux yeux de tous, et vous inspirer, mais trop tard, l’effroi de ses jugements. » M. d’Alverte éleva la voix : « Quant à celui qui n’a pas craint de vous sacrifier à un misérable entraînement, qu’il répare de tout son pouvoir le mal qu’il a su vous faire ; qu’il ait assez de générosité pour ne vous revoir jamais. C’est ainsi qu’il saura vous aimer s’il est homme de coeur. »

J’entendis ces paroles, j’entendis aussi les gémissements d’Albane. Mes instincts vertueux s’éveillèrent comme aux jours des enthousiasmes sévères ; je me promis de la fuir. L’être que tu appelais ton ami mérite encore ce nom, Enguerrand. »

P.-S.

Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) de Paris-Londres : Keepsake français publié à Paris par la librairie Delloye en 1839.

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (05.XII.2008)
Texte relu par : A. Guézou

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