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Artaud contre "la bestialité" (Entretien avec Thierry Galibert) 

samedi 6 mai 2023, par Elisabeth Poulet, Thierry Galibert (Date de rédaction antérieure : 18 février 2009).

« Si l’on admet – ce que pense Artaud – que les Occidentaux sont tous aliénés, et les intellectuels au moins autant sinon plus que le commun des mortels, alors, non seulement Artaud n’avait aucune raison d’être exclu de la société, mais il aurait dû servir de modèle à tous ceux qui s’expriment par la pensée. Sa situation est donc suicidaire, et si elle l’est c’est surtout à cause du diagnostic de « fou » qui a empêché son message de se diffuser. Si donc je dis que les écrits d’Artaud sont « fous », je veux dire qu’ils sont dé-raisonnables au regard de la raison occidentale, et ils doivent être sous-tendus par un langage renouvelé – ce que sont, pour une part, les glossolalies. »


Elisabeth Poulet : En 2008, vous avez publié, Thierry Galibert, un important essai, La bestialité, largement consacré à Antonin Artaud puisqu’il fut à la fois le plus clairvoyant critique et la plus évidente victime de cette « maladie de l’intelligence ». Est-ce à dire qu’il faut être fou pour approcher le Réel ? Artaud était-il fou ou seulement différent, suicidé volontaire de la société ?

Thierry Galibert : A la lumière de ce que nous constatons, depuis qu’existe la pensée philosophique ou, pour le moins, depuis la Renaissance, j’aurais tendance à répondre oui. Oui, il semble nécessaire d’être fou pour approcher le Réel. Or, et c’est là tout le paradoxe d’Artaud, s’il connaissait bien des problèmes psychologiques, il n’était pas fou. Le fou, en effet, c’est bien connu, n’écrit pas de façon logique, donc « littéraire ». Artaud était donc, pour une part, hors société, au sens où, ne pensant pas comme le commun, il était a-social. Et il a fini par revendiquer cette situation pour démontrer qu’il savait être lui-même la victime du mode de pensée qu’il dénonçait. Il ne faut donc pas être « fou » pour approcher le Réel, mais au moins a-social, ce qui en dit long sur la possibilité qu’offrent des pensées plus ou moins assujetties au social pour parler du Réel puisque, précisément, elles pensent que le social est le Réel.

EP : Il faut donc être, selon les propres termes d’Antonin Artaud, « un aliéné authentique », un homme qui a voulu devenir fou puisqu’être « un aliéné », c’est être « aussi un homme que la société n’a pas voulu entendre et qu’elle a empêché d’émettre d’insupportables vérités ». Diriez-vous que les textes d’Artaud étaient « fous » ? Que dire, par exemple, des glossolalies ? Que pensez-vous de cette notion de « texte fou » ?

TG : Si l’on admet – ce que pense Artaud – que les Occidentaux sont tous aliénés, et les intellectuels au moins autant sinon plus que le commun des mortels, alors, non seulement Artaud n’avait aucune raison d’être exclu de la société, mais il aurait dû servir de modèle à tous ceux qui s’expriment par la pensée. Sa situation est donc suicidaire, et si elle l’est c’est surtout à cause du diagnostic de « fou » qui a empêché son message de se diffuser. Si donc je dis que les écrits d’Artaud sont « fous », je veux dire qu’ils sont dé-raisonnables au regard de la raison occidentale, et ils doivent être sous-tendus par un langage renouvelé – ce que sont, pour une part, les glossolalies. Ce que vous appelez un « texte fou » ne devrait être rien d’autre que le propre de la littérature par opposition aux discours idéologiques de la philosophie et des sciences, elle devrait être un discours logique qui tend vers la vérité profonde du monde et de l’être qui y vit.

EP : En disant que « le fou n’écrit pas », vous ne semblez pas croire en l’existence d’une littérature de la folie, en ce que d’aucuns (psychopathologues, psychanalystes, philosophes et critiques littéraires) ont appelé la « follitérature » ? Les écrivains eux-mêmes voient dans la folie une source d’inspiration ou la posent en faire-valoir de la création authentique. Les surréalistes étaient prêts à explorer les arcanes de la folie à condition d’y suivre, à distance très raisonnable, un guide. Ce guide, Artaud était susceptible de l’incarner car l’acuité de sa douleur, l’urgence de sa conviction, la force de son écriture, lui conféraient un indéniable ascendant. Dans le Manifeste du surréalisme, Breton pense la folie comme un merveilleux continent inexploré et les fous comme de passionnantes victimes de l’imagination. Qualifieriez-vous ici son attitude de fondamentalement « bestiale » ? Et pensez-vous que l’écriture automatique n’ait été qu’une vaste supercherie ?

TG : Je ne nie pas l’existence d’une « follitérature », ni même son intérêt, je dis qu’elle est tout à fait contraire à la démarche d’Artaud. Et, de là, s’explique son combat contre la supercherie surréaliste, ce qu’il appelle son « bluff ». Si Artaud avait écrit en ce sens, il aurait fait du surréalisme à la Breton – un des aspects de ce qu’il appelle la « bestialité ». Les surréalistes prétendent que le rêve est libératoire alors que, pour lui, tout ce qui n’est pas lucide est précisément la preuve de l’aliénation. Connaissez-vous des malades mentaux qui se sont libérés de leur folie en écrivant ? Tous ceux qui rêvent un avenir contenu dans leur esprit sans possibilité d’application sont victimes de leur imagination. En somme, pour simplifier : Artaud utilise la folie comme un moyen et Breton comme une fin – en prenant bien soin de ne pas basculer dans la folie, donc en restant un vrai bourgeois. La question posée par Artaud est la suivante : à l’ère des cultures de masse, l’homme aliéné a-t-il besoin de se dépayser pour trouver les moyens de vivre plus lucidement ?

EP : Artaud, au départ, concevait le surréalisme comme un état de révolte où tout devait être centré sur l’esprit, il s’agissait d’en finir avec un esprit considéré comme une entité détachée de la matière, pensez-vous que cette conception soit à l’origine du malentendu ? Quelle est, selon vous, la principale raison qui a poussé Breton à exclure Artaud de sa sphère ?

TG : Pour Artaud, en effet, le mal occidental provient pour beaucoup du dualisme de l’esprit et du corps. Il ne se contente d’ailleurs pas de pointer Descartes, mais, en remontant dans le temps, la totalité des philosophies occidentales depuis au moins Platon. En ce sens, il n’est pas très éloigné de Breton, sauf que ce dernier opte pour un faux monisme. A la suite des philosophes libertins du XVIIème siècle, puis de Sade, Breton propose une union du corps à l’esprit par le biais de l’hédonisme. En revanche, à la suite de Rousseau et de Marx, Artaud est l’un des rares penseurs occidentaux à démontrer de façon effectivement matérialiste que, contrairement à une idée répandue, le « matérialisme » épicurien est une pensée qui vise seulement la surface des choses et qui, depuis le libéralisme anglais, propose de surcroît une conception de la liberté qui n’est ni plus ni moins que celle de la bourgeoisie. Voilà pourquoi, aujourd’hui, un Michel Onfray, grand pourvoyeur médiatique de l’hédonisme, est également, par ses théories et la profusion de ses écrits, le meilleur modèle du libéral/libertaire. C’est ce malentendu – qui n’en est pas un en réalité – qui explique la rupture entre Artaud et Breton. Car Breton s’engage dans la politique alors que le surréalisme originel s’y refusait – après avoir réalisé que sa conception du surréalisme ne menait à rien. Mais il s’engage également parce qu’il veut se faire un nom dans les lettres... Comme Onfray, il est un vrai bourgeois.

EP : Quand Artaud affirme que les surréalistes aiment « faire le mal », il entend qu’ils ne sont parvenus « qu’à se détruire eux-mêmes, à se nier dans leur être comme dans leur activité ». Vous écrivez, dans votre essai, que « la bestialité est l’obscurantisme de l’Esprit pur », pouvez-vous préciser votre pensée ?

TG : L’Esprit pur est, pour Artaud, ce qui sous-tend l’idéologie. Or, ce qui caractérise l’idéologie, c’est son in-action. En fait, un idéologue n’agit jamais sur le monde, mais il finit par le croire jusqu’à ce que, parfois, des pouvoirs totalitaires accomplissent ses utopies. Quand j’écris que l’Esprit pur est obscurantiste, je dis donc que, à l’image du catholicisme, il entretient des illusions qui consistent à laisser croire, par exemple, que le rêve est la réalité et qu’il est l’avenir de l’humanité. Mais, dans la mesure où les gens ne sont plus aussi dupes qu’au Moyen Age, nul monde qui se tienne ne pouvant découler de ses théories, le surréaliste est contraint de s’engager dans des mouvements politiques susceptibles de proposer une alternative crédible. Mais Breton a alors renié le premier Manifeste du Surréalisme, il a fait de la politique d’un côté et de la littérature de l’autre. Il s’est intellectuellement nié, tout seul, sans aide aucune.

EP : Ne pensez-vous pas qu’au-delà des divergences politiques, la rupture avec le surréalisme fut surtout culturelle, puisque, pour Artaud, « la véritable culture n’est pas celle qui est écrite » ? Avec l’écriture, la liberté d’action du corps disparaît, d’où les glossolalies qu’il présente, dans une lettre à Jean Paulhan, comme autant de « vocables corporels » qu’il n’écrit pas mais qu’il danse. Diriez-vous que les glossolalies sont une destruction de la langue française ?

TG : Les divergences entre Artaud et Breton ne furent politiques que parce qu’elles étaient effectivement, avant tout, culturelles. Breton est totalement occidental, il n’a de conception de la culture que celle, hypostasiée, que connaît l’Europe et, à cet égard, la politique n’est qu’un aspect de cette culture. Vous avez donc raison d’insister sur ce qu’une culture écrite implique de renoncement au corps, ce qui est particulièrement inconséquent lorsqu’on est un dénonciateur de la religion, mais qui l’est plus encore lorsqu’on prétend être poète. A croire que Breton ne connaissait pas l’histoire de la poésie. Artaud, pour sa part, conçoit bien les glossolalies dans la perspective d’un homme complet, aussi peut-on considérer, bien entendu, qu’il combat la langue française, à condition d’admettre que, au travers de cette dernière, il combat toutes les langues idéologisées, dont le français est, depuis au moins le XVIIème siècle, le modèle absolu car philosophique.

EP : Plus qu’une langue nouvelle, « transcendantale » pour certains, diriez-vous que la glossolalie est une matérialisation sonore ? Selon moi, la glossolalie ne peut avoir d’existence qu’éphémère c’est-à-dire dans le temps de son émission. Elle participerait de la résonance et non pas de la répétition. Son rythme est libérateur, protecteur et en même temps curatif puisque c’est par le rythme imposé à l’élaboration de l’œuvre que naîtra l’exorcisme susceptible de repousser tous ces « envoûtements » qui étranglaient Artaud. Que sont, pour vous, ces envoûtements ?

TG : Pour les glossolalies, bien des interprétations sont possibles, mais il est évident que, dans le cas d’Artaud, leur finalité est avant tout cathartique. Avec d’autres moyens, elles servent à combattre les envoûtements dont j’ai donné, dans mon livre, une interprétation matérialiste. Je me suis penché sur tout ce qui a été inventé par l’homme pour s’aliéner tout seul. C’est là, d’ailleurs, que l’asile psychiatrique prend tout son sens, puisqu’il est le lieu qui détermine le bien et le mal de la raison. De lui découle mon interprétation d’un monde en lequel le fou n’est probablement pas celui qu’on croit.

EP : Pensez-vous que la banalisation de l’hospitalisation psychiatrique est un des maux les plus caractéristiques de la société occidentale ? Quel regard portez-vous, aujourd’hui, sur la psychiatrie ? Diriez-vous que le problème vient de ce que les psychiatres, et la société en général, sont incapables d’envisager, ne serait-ce même l’idée, que « tout n’est pas à l’intérieur » ?

TG : Vous avez raison de parler de « banalisation » de l’hôpital psychiatrique, car elle est à l’origine d’une acceptation de la maladie. Je ne veux évidemment pas dire que personne ne souffre, mais que, désormais, la maladie a autant d’importance que la santé. Si les systèmes totalitaires ont intégré la folie, c’est que dès le début de la modernité occidentale, comme l’a montré Foucault, il s’agissait moins de combattre la folie au nom de la raison, que de mettre au travail les inactifs. De là, la logique est plus étatique que capitaliste. Les hôpitaux psychiatriques deviennent alors des microcosmes de l’Etat, chargés d’adapter l’homme à la société, et la psychanalyse ne veut rien d’autre, à son échelle, qu’inciter le même homme à s’y conformer. C’est cela le « citoyen » moderne, et c’est pour cela que, à la suite d’Artaud, il faut entreprendre d’expliquer que le mal est toujours à l’extérieur avant de venir à l’intérieur.

EP : J’irais même jusqu’à dire qu’aujourd’hui la maladie est plus importante que la santé et que le malade qui veut s’ignorer est déclaré coupable ! Foucault dit très bien qu’un internement est « la sanction d’un état de fait ». D’ailleurs, Artaud n’a jamais assimilé son internement à une affaire qui relèverait de la médecine : « ce n’est pas comme malade que j’ai été interné. Mais c’est un moyen que la police a utilisé pour se débarrasser de moi ». C’est bien ce qui s’est passé à son retour d’Irlande, et vous l’expliquez parfaitement dans votre livre en disant que s’il avait déclamé de la poésie, en pleine mer, sur le pont du navire, la sanction aurait été la même. Que faudrait-il changer pour que l’assimilation de l’enfermement à une affaire de police cesse ?

TG : Dans mon livre, je défends un seul point de vue : celui de l’individu sain d’esprit. Je ne parle jamais d’Artaud comme d’un "fou" et je ne m’intéresse pas au malade mental pour la simple raison que je n’ai aucune compétence en la matière. Cela ne veut donc pas dire que le « fou » n’existe pas, qu’il n’y a pas des maladies mentales. Cependant, si la maladie mentale ne semble pas exister chez les primitifs, alors il faut bien admettre qu’il n’est pas de maladie mentale sans société large ou, si vous voulez, sans Etat. Et, pour cette raison, je me verrais dans l’obligation de dire que rien ne peut être changé puisque c’est le propre de la « polis » d’organiser la vie de la cité, donc d’organiser l’existence des hommes selon des critères définis. Restera alors le problème posé par les « fous » et là, seuls les psychiatres sérieux peuvent donner un avis probant. Car il faut bien se résoudre à considérer que la psychiatrie est un mal nécessaire. Quoi qu’il en soit, la solution à l’enfermement, c’est forcément la liberté, c’est donc, de façon précise, de considérer l’individu comme un être humain, pas comme une chose.

EP : Thierry Galibert, pour conclure, pouvez-vous éclairer nos lecteurs sur ce que vous appelez « la matérialisation de la bestialité » ?

TG : Vaste question, à la mesure de l’étendue de la bestialité. Au risque d’être très bref, je dirais que la bestialité se matérialise dans tout ce qui fait office aujourd’hui de « culture » et qui relève donc du ministère du même nom. Vous voyez que cela recouvre beaucoup de choses… Car dès que la « culture » s’inscrit dans une réalité matérielle, elle prend le risque d’être une chose. Bien entendu, il faut ranger dans cette catégorie les idéologies, mais également toutes ces analyses critiques du monde d’aujourd’hui qui ne débouchent sur aucune solution concrète. Il faut évidemment ajouter toutes ces manifestations de la culture de masse que sont les romans, les œuvres d’art et les pièces de théâtre qui n’ont de vocation que de divertir. Avec elles, en effet, la bestialité se trouve confortée puisqu’il s’agit de proposer – comme dans le surréalisme – l’issue du rêve où ce qui manque le plus pour combattre le fléau, c’est de la lucidité.

Voir également Les filles de coeur d’Antonin Artaud.

P.-S.

Thierry Galibert, La bestialité, Editions Sulliver, 2008.

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