Rarement lecture d’une œuvre aura donné à ce point la sensation de cheminer au cœur des mots, d’y voyager comme dans une forêt dense qui attire, inquiète, avale, où l’on ne se repère que par trouées, mais alors ébloui et comblé, tous sens repus d’une poésie généreuse, vitale.
C’est que l’écrivain habite la langue, s’y est inventé, de lectures en écriture, des racines et des ailes avant d’y trouver, avec le somptueux "Shâb ou la nuit" le chemin vers sa vérité.
Cécile Ladjali l’écrit dans son dernier roman : elle est venue aux mots ainsi qu’on vient au monde, advenue, même, par ces mots en un monde longtemps scellé à force de silence. Tous ses livres sans exception rejouent quelque chose de cette réincarnation.
Bien sûr on ne comprend cela qu’après la lecture de « Shâb ou la nuit », poignante et sobre confrontation aux origines. On y suit l’orpheline, l’abandonnée dont les parents adoptifs, croyant la protéger, ont voulu effacer toute trace du passé, ont coupé derrière eux les ponts par peur qu’un jour elle les emprunte et, qu’à leur tour, ils soient abandonnés. Roshan est devenue Cécile et même les racines algériennes du père, on ne les a laissées survivre que dans le beau nom de Ladjali. Certes, en pleine guerre d’Algérie, il était difficile, en France, d’être à la fois notable et « Arabe ». Certes, l’époque exerçait sa pression. Mais c’était aussi le chemin possible vers l’Iran qu’on espérait ainsi condamner.
Or les origines, même enfouies profond, se rappellent à l’enfant : qui n’aime pas la peau blanche de sa mère, qui se rêve squaw quand on la déguise en Bretonne, qui dissimule un goût pour le chatoyant, les couleurs vives et chaudes. La vérité frappe à sa conscience mais les murs sont épais. Longtemps, Cécile obéit à une injonction de neutralité. Il s’agit de se fondre, de ne pas détonner. La fantaisie, l’invention, tout ce qui vibre est tacitement exclu. Jusqu’au miracle des livres, d’abord lus, puis écrits. C’est grâce à eux que le monde enfin s’ouvre. C’est dans ceux qu’elle produit que tout ce qui couvait se déploiera, entre liberté folle et maîtrise. C’est là encore qu’avant d’affronter sa propre histoire, l’écrivain confiera aux mythes revus, remixés, travestis, la mission de révéler.
Ainsi, dans « Les souffleurs », premier roman évoquant la passion du théâtre dans une langue baroque qui ne dédaigne pas le grotesque, certains motifs intimes comme l’anorexie, la maternité non désirée, sont déjà présents, mais fondus dans une trame où les frontières du réel et du merveilleux bougent sans cesse, où la vie intérieure, hypertrophiée, ne peut être contenue. Dans « Louis et la jeune fille », roman épistolaire allant et venant entre Première guerre mondiale et années 50, tout tient par les mots, la réalité n’existe que parce qu’elle s’écrit, s’inscrit en une trace qui relie les êtres, les époques. Avec « Les vies d’Emily Pearl », qui aurait pu s’intituler « Journal d’une menteuse », Cécile Ladjali joue encore avec le vrai et le faux, évoque les contraintes du féminin, met en scène une affabulatrice dont elle semble comprendre intimement l’élan : cette nécessité de se redéfinir. Que ses personnages écrivent, peignent (la Chapelle Ajax), soient musiciens (Aral), jouent la comédie ou s’opposent en des guerres éternelles (Hamlet/Electre) il n’est toujours question que de cela : échapper aux bornes, aux interdits, aux conditions de sa naissance, de son rang, de son sexe. Pour y parvenir on brouillera les pistes, on redistribuera les données : on s’en prendra à sa propre chair, on se voudra aveugle pour déceler la lumière, des yeux entendront, les couleurs seront palpables et les odeurs bruissantes. Et l’on ira décrocher dans la mort le trophée du vivant.
Avec « Shâb ou la nuit », Cécile Ladjali a renoncé aux masques, est remontée aux sources des créations. Elle l’a fait, ce grand saut dans le vide que ses personnages, jusqu’alors, exécutaient pour elle. Et dans le vide, il y avait du plein. Son plein. Tous ses mondes réconciliés.
© Carole Zalberg
Photo : Cécile Ladjali © PIERRE VERDY / AFP