S’il n’était pas écrivain et traducteur, sans doute Claro serait-il un chimiste inspiré, un physicien fou, un médecin hanté par le mystère des corps. Depuis près de trente ans, il bâtit une œuvre dont le double moteur est l’invention. Ses livres, une vingtaine aujourd’hui, sont autant d’organismes où bouillonne l’histoire – la petite, la grande, peu importe : un seul et même mouvement complexe, qu’il décompose et recompose avec minutie et jubilation, parfois même une certaine rouerie. L’ossature de l’histoire selon Claro, c’est l’extraordinaire capacité humaine d’invention. De cette capacité, l’auteur est à la fois l’observateur et le très digne héritier et passeur, lui qui désire l’épreuve et cherche la combustion, lui dont la phrase semble encore se transformer alors même qu’on la lit.
Pour donner vie à ses textes-créatures, Claro n’écrit pas sur mais dans. Vue d’un peu loin et un peu vite, sa production foisonnante, protéiforme embrasse un sujet après l’autre, se balade dans le temps et l’espace à partir d’un point : faits divers, canular, groupe mythique, romans qui ne le sont pas moins. Claro, semble-t-il, est capable d’écrire avec souffle et conviction sur tout, voire sur n’importe quoi. De près et en se posant, ce qui frappe, c’est la porosité, commune à tous ses textes, aussi différents soient-ils. Claro, à partir du point (une vieille carne dans « Livre XIX » les Beatles dans « Black Box Beatles », un immeuble promis à la démolition dans « Enfilades », une hôtesse miraculée dans « Mille milliards de millieux », une intoxication suspecte dans « Tous les diamants du ciel », des personnages de fiction dans « Madman Bovary » ou « CosmoZ », etc., etc.), ne se contente, en fait, ni d’observer ni même de bâtir. Il se fraie. Un passage, un chemin, une cavité, des gouffres. Et c’est de là, dans la matière même (chair, âme, traces), des êtres et des choses, leur équivalent mots, qu’il écrit.
D’où les métamorphoses et le mouvement. D’où une lecture physique, jouissive et parfois éprouvante, sensationnelle comme le seraient un tour de montagnes russes ou un saut en parachute. Ça secoue, ça emporte, ça file le frisson ou le vertige, ça fait rire, pleurer, mal au ventre et grincer des dents. C’est excitant. Surtout, ça échappe. Lire Claro, c’est accepter cela, de ne contrôler ni le rythme ni la manière dont le texte touche, éclaire, se dérobe et soudain se dévoile. Lire Claro, c’est passer sans transitions ni le moindre égard (à chacun son boulot, lui d’écrivain embarqué, le lecteur de pionnier, dans ses pas) de zones opaques, oppressantes à des trouées. Une même phrase peut commencer en nœuds, colle, boue et finir en particules légères, en une éclaircie qu’on n’espérait plus.
On l’imagine, Claro, abordant chaque nouveau livre avec cette grâce et cette malice de l’enfant que tout homme impressionnant qu’il soit, il a su demeurer, au moins quand il s’agit d’écrire. On dirait qu’on serait une femme ET son désir, la musique ET son pouvoir, sa propagation, un chien ET son aboiement ou sa course, une main ET la peau qu’elle caresse. On dirait qu’on pourrait entrer dans les corps, les livres, tout ce qui existe ou a existé. Pas se déguiser, non, ni imiter, Devenir autre. Par les mots. C’est un rêve, bien sûr, qui danse sans cesse avec la folie et ne peut que se refuser : les mondes, les choses, les gens sont impénétrables. L’ignorer exige qu’on se perde, qu’on oublie, le temps du livre, qui est qui ou quoi ou quand. On nommera ce lâcher prise poésie. Celle de Claro, sa licence et sa puissance d’évocation, sont en tout cas capables d’enfanter des mirages. L’illusion du monde et la beauté de l’invention, sa vitalité, à défaut du réel impossible à saisir : déjà mort au moment où les mots prétendraient le dire.
Lire Claro, c’est éprouver avec lui, qui nous a fait confiance, le plaisir et la peur de s’immiscer.
© Carole Zalberg