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Charlie Hebdo — plus anti-islamique qu’anti-clérical 

lundi 24 septembre 2012, par Louise Desrenards (traduction de l’anglais au français), Philippe Marlière

 {} {} {} {} L’effet d’annonce de l’envoi de 150 000 Marines au Yemen et en Libye, pour répondre à l’assassinat des diplomates américains parmi lesquels l’ambassadeur lui-même, à Benghazi, après la diffusion sur Internet d’une vidéo caricaturant le Prophète, produite en Californie, a relancé sur fond de peur l’islamophobie en Europe. Le rebondissement opportuniste de la couverture blasphématoire de Charlie Hebdo le 19 septembre a été perçu par les musulmans de France comme une provocation et de nouveau a mobilisé la xénophobie à leur encontre, sur le fond récurrent de la laïcité et du foulard. Les voix de la droite et de la gauche se sont unies et la police a réapparu dans ses attributions iniques, chassant les femmes coiffées des espaces publics et touristiques et raflant les récalcitrantes.
 {} {} {} {} De Londres, le jour même de la parution controversée, Philippe Marlière, exprimant peut-être une prémonition diffuse, en même temps qu’il cherchait à expliquer ce qui avait pu animer les intentions du rédacteur en chef de Charlie Hebdo, aux limites de la tolérance et de l’intolérance dans l’environnement actuel, lorsque celui-ci décida de relancer la provocation blasphématoire à l’égard des musulmans, donnait son point de vue sans ambages, dans The Guardian. (L.D.)


Place du Trocadéro, 22 septembre 2012
Capture de la vidéo reportage mise en ligne par le journal Le Parisien ; Op. cit.


Le magazine cherche à réaffirmer ses premières références laïques de gauche mais dans le climat actuel des préjugés religieux ces caricatures ne sont pas opportunes.


 {} {} {} {} D epuis Voltaire et plus particulièrement depuis la fondation de la république laïque, en 1905, la France a considéré les religions comme des systèmes de croyance pouvant être librement critiqués et ridiculisés. La tradition enracinée de railler des religions et les institutions cléricales explique le succès de publications au long cours comme Le Canard Enchaîné, (journal satirique fondé en 1915) et Charlie Hebdo, (fondé en 1969).

Charlie Hebdo fut lancé par un groupe de « non-conformistes » qui dirigeait déjà le mensuel Hara Kiri — avec la précision en sous-titre : « bête et méchant ».

Au commencement, Charlie Hebdo mettait en vedette des caricatures, des reportages, des polémiques et des blagues. Il était profondément irrévérencieux et avait une tendance appuyée de gauche anarchiste.

Longtemps avant l’avènement du politiquement correct il avait aussi une inclination à la débauche : le magazine amusait d’exposer des femmes nues d’une façon qui aujourd’hui les ferait considérer comme des plaisanteries sexistes.

En Novembre 1970, après la mort de Charles de Gaulle dans sa ville natale de Colombey-les-deux-Églises, Charlie Hebdo publia une de ses premières de couvertures les plus méchantes et réputée la plus hilarante de l’histoire de la Presse française.

Parodiant les médias populaires qui avaient déploré la perte « du grand homme d’État », l’hebdomadaire déclina laconiquement à la Une : « Bal tragique à Colombey : un mort » [1]. Ce fut trop pour le Ministre de l’Intérieur, toujours gaulliste à l’époque [2], et il fit interdire la publication [3].

Charlie Hebdo avait alors l’équipe des dessinateurs et des écrivains la plus spirituelle et plus drôle de toutes. Ils n’avaient aucun tabou et ciblaient des gens pompeux et réactionnaires.

Ils aimaient particulièrement faire souffrir les riches, les célébrités, les ecclésiastiques, les militaires et les politiciens. Dans le climat de la lutte des classes des années 1970, en France, Charlie Hebdo offrit à toute une génération de jeunes, (souvent ils chipaient le magazine à l’étalage des marchands de journaux), une prise mémorable sur les questions d’actualité.

En 1981, « Charlie » — ainsi le surnommait-t-on, — cessa d’être publié en raison de la chute de son lectorat. Quand il fut relancé en 1992, le monde avait radicalement changé. Peu de membres de l’équipage historique étaient encore présents.

Philippe Val, le nouveau directeur, était un chansonnier de cabaret qui s’était fait un nom dans les années 80, à chanter et à blaguer devant des spectateurs de gauche.

Val changea le style de la publication. N’hésitant pas à licencier les membres du personnel qui s’opposaient à ses vues, il fut souvent décrit comme un homme « dictatorial ». Sous sa direction, la ligne éditoriale de Charlie Hebdo devint confuse. Val s’impliqua dans des conflits de grande envergure avec ce qu’il appelait « les gauchistes impénitents ».

Il fut un fervent partisan de la loi de 2004, qui interdit le port du foulard dans les écoles publiques, et « Charlie » devint plus anti-islamique qu’anti-clérical. En 2009, Val fut nommé directeur de France Inter, une station de la radio publique, par Nicolas Sarkozy.

Le jeune comédien anarchiste à l’esprit rebelle de Charlie Hebdo mourut officiellement ce jour-là.

Depuis le départ de Val, Charlie Hebdo tente de retrouver le sens de l’irrévérence qui semblait perdu. Le nouveau directeur, Stéphane Charbonnier, connu sous le nom de Charb, veut aller de l’avant et repositionner fermement à gauche la ligne éditoriale de l’hebdomadaire. Il est peu probable qu’il parvienne à gérer la restauration de la gloire passée de la publication.

Bien sûr, les gens doivent avoir le droit de se moquer de l’islam et des autres religions. Toutefois, dans le climat actuel des préjugés raciaux et religieux en Europe : en quoi ces caricatures pourraient-elles être opportunes ? Charlie Hebdo mène un combat d’arrière-garde.

© Philippe Marlière


Philippe Marlière est professeur en politique française à l’University College de Londres.


 Source de l’article original du 19 septembre 2012 dans The Guardian :
http://www.guardian.co.uk/world/2012/sep/19/analysis-charlie-hebdo-cartoons

 Le site du journal Charlie Hebdo actuel pour mémoire :
http://www.charliehebdo.fr/


P.-S.

 Citation du Journal Le Parisien du samedi 22 septembre 2012 :

La place du Trocadéro interdite aux femmes voilées

Samedi, vers 14 heures, face au Trocadéro à Paris. Des dizaines de camions de gendarmes cernent les abords de la place. Un important dispositif de sécurité est déployé pour contrer les éventuelles manifestations de musulmans en colère contre les caricatures de Mahomet. Mais à l’horizon, aucun manifestant. Aucun rassemblement. Seulement des touristes et des badauds. Pourtant au milieu de la foule, des CRS procèdent à plusieurs contrôles d’identité, notamment des femmes portant le voile. Au moins une quinzaine de personnes ont été emmenées dans un panier à salade garé sur la place pour avoir refusé de présenter leurs papiers. L’une d’entre elles, particulièrement virulente, a même crié "J’emmerde la laïcité" avant d’être interpellée par des policiers en civil sous le regard des passants et des journalistes. [Ndlr : L’expression exacte est « Si c’est ça la laïcité, je l’emmerde ! (…) Regardez la France ! »

Voir la vidéo :
http://videos.leparisien.fr/video/9bbaf4bbaacs.html

Ndlar : Après l’évacuation des camps de Rom cet été, maintenant les foulards musulmans hors de la rue, même si une manifestation était redoutée, comme d’autre part les femmes dans leurs façons diverses de porter le foulard font partie du monde familier de la vie quotidienne à Paris, et même des touristes franco-français, qui eux aussi viennent en famille, les week-ends, pour visiter la capitale, on commence à s’alarmer du développement anti-social de la sécurité par le nouveau gouvernement. Loin de rassurer cela inquiète et polarise les divisions latentes voir en innove. Ce qui s’est passé Place du Trocadéro le samedi 22 septembre rappelle peut-être fortuitement, mais malheureusement, la version la moins dure des rafles urbaines de la police parisienne pendant la guerre d’Algérie, et dont on sait parfaitement comment elles purent accompagner les ratonnades, et finalement mener au massacre massif du 17 octobre 1961, en pleine métropole. (L.D.)

Notes

[1Dix jours avant la mort du Général de Gaulle un incendie qui s’était déclaré dans une discothèque à Saint Laurent-du-Pont et faisant 146 morts avait choqué les consciences, ainsi le titre du magazine consacré à la disparition du Général, « Bal tragique à Colombey : un mort », contractait les deux événements en les opposant, flash rhétorique par lequel chacun trouvait sa mesure par rapport à l’autre. En effet une façon de faire rire violemment en mettant en abîme le sens social des événements. (voir Wikipédia).

[2Il s’agit de Raymond Marcellin, Ministre de l’Intérieur appelé par le Général de Gaulle le 31 mai 1968 pour remplacer Christian Fouchet et toujours en poste sous la Présidence de Georges Pompidou, jusqu’à la mort de ce dernier, en 1974.

[3Le magazine interdit s’intitulait L’hebdo Hara-Kiri et ne tarda pas à réapparaître sous un autre nom qui le rendra célèbre : Charlie Hebdo (récidive du défi pour mémoire du Général de Gaulle, — à travers son prénom Charles, Charlie en étant la référence populaire et personne n’aurait pu s’y tromper à l’époque, comme c’était l’information caricaturale de sa mort à la Une qui avait valu l’interdiction de L’hebdo Hara-Kiri).

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