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Chérie fais de beaux rêves ! [ pour un homme - 4 ] 

Scénario en série tous les samedis

samedi 24 octobre 2015, par Aliette G. Certhoux

à Edwige Belmore



IV. LE PLANCHER DES VACHES

Dalilah, Douanier, Panama, Blonde (Zip), Fred, Camel, Vincent.



 7. Vogue le navire
 8. Arrivée de l’« Agadir » à Sète
 9. La gifle
10. En Camargue


Le plancher des vaches — 7. Vogue le navire


À l’aube, la silhouette de l’« Agadir » navigue comme s’il se reposait sur une mer d’huile.

Le pont est désert, excepté un passager. L’homme au PANAMA jette sa cigarette par-dessus bord, puis il s’engouffre à l’intérieur du navire.


Le plancher des vaches — 8. Arrivée de l’« Agadir » à Sète


Chant des mouettes joyeuses à l’approche d’un port au matin.. Vue de la mer, la colline de Sète sous le soleil de midi, comme une réplique de la colline de Tanger. Dalilah est accoudée au bastingage du premier pont. Elle est en short et marinière, sa casquette sur la tête. Elle a les pieds chaussés d’espadrilles catalanes mixtes, avec de grands lacets.

Les reliefs construits de la ville, qui émergent peu à peu de la lumière éblouissante, animent la surface de la colline. Voici l’entrée du port...


Dans la gare maritime de Sète. Dalilah fait la queue pour la douane. La population des voyageurs débarqués, qui comprend son nombre de travailleurs émigrés et leurs familles revenant de leurs vacances familières, est colorée et bruyante, avec des enfants fatigués par le voyage. Son attention est attirée par un désordre dans la file d’attente, un peu plus loin devant elle. Deux homme encadrent un jeune homme au poignet duquel elle voit des menottes se refermer. La file avance, Dalilah s’approche de la table, c’est son tour.

Elle prend son soufle et le bloque, pour soulever sa lourde valise, et la pose sous les yeux du DOUANIER, en lui disant bonjour.

Celui-ci fait signe d’ouvrir la valise, elle obéit. Il se contente de déplier un pull, de vider sur la table un sac de plastique transparent qui libère une paire de tennis, puis il remet le tout dans la valise, la referme, et après avoir tracé à la craie une croix sur le couvercle, tandis qu’il regarde déjà ceux qui attendent leur tour, il la pousse pour la faire glisser jusqu’au bout de la table.

DOUANIER (à la cantonade) : 
Suivant !

Quand Dalilah saisit sa valise, avant qu’elle ne parvienne à la poser sur le sol la fatigue la trahit, ou le poids l’entraîne, elle bouscule une fille BLONDE qui attendait à l’accueil. L’inconnue pousse un cri suraigu.

BLONDE :
Aïe-Aïe-Aïe ! ça va pas, non ?! Attends un peu, je vais te faire voir, moi !

La blonde frappe de son sac Dalilah qui d’abord s’esquive puis lui attrape le bras, pour la remettre à sa place.

DALILAH :
Mais t’es folle, toi !? Comme si je l’avais fait exprès, j’ai failli tomber !

BLONDE (soudain pimbêche) :
Vous pourriez quand même vous excuser !

DALILAH (déterminée) :
Si tu veux ta revanche à la boxe, je me débarrasse, et on la prend !... (la blonde recule)... Dégage ma route !

Dalilah la dépasse, elle s’en va, traînant son bagage.

Pendant que Dalilah s’éloigne, l’autre continue son cinéma. Elle secoue sa chevelure abondante entremêlée de rubans multicolores et d’une fleur en tissu, qui évoque davantage une cocarde de Feria qu’une parure de coiffeur. En mini robe rouge vif ajourée sur le nombril, la jupe en tutu couronnant le haut de ses cuisses, la blonde est perchée sur des chaussures transparentes à hauts talons compensés, sur lesquels elle se déhanche, tandis qu’elle scrute la file, cherchant du regard la personne qu’elle est venue attendre.


Dalilah est sur le point de quitter l’espace portuaire, lorsque de nouveau elle reconnaît la voix stridente de la blonde, derrière elle, qui l’interpelle.

BLONDE (Off) :
Mistinguett ! Hé — Mistinguett ! T’en vas pas comme ça ! Attends-moi !

La blonde telle une caricature vulgaire de demi-mondaine énonce une requête en tendant à baiser sa main...

BLONDE :
Ma revanche, c’est maintenant !

Dalilah trouve de mauvais goût la plaisanterie anachronique et poursuit son chemin. L’autre la rattrape par l’épaule et gentiment articule sans forcer la voix :

BLONDE :
D’abord je boxe pas. Ensuite... (plaintive) on se reverra surement pas, toi et moi.

Dalilah est magnanime, elle compatit ; de sa main elle va prendre celle qu’on ne lui tend plus, y dépose un baiser, et dit :

DALILAH :
Salut !

Quand Dalilah lève la tête, l’autre, dans l’éblouissement provoqué par le soleil, se volatilise.


Le plancher des vaches — 9. La gifle


À l’extérieur de la gare maritime, des véhicules garés au petit bonheur obstruent le passage. Il fait un soleil de plomb et les pare-brises renvoient des reflets aveuglants.

Dalilah incline sa visière pour se protéger les yeux. Traînant sa valise, parfois la décollant du sol, elle se fraye malaisément un chemin parmi les voitures qui s’ébranlent en faisant retentir leurs klaxons.

Malgré le vacarme ambiant elle entend claquer ce qui pourrait être une gifle et cherche d’où cela pourrait provenir... un peu plus loin à sa droite, par dessus le capot d’une voiture jaune, elle discerne confusément le profil de l’homme au Panama, prêt à frapper de nouveau une personne indistincte, si ce n’est que celle-ci se protège la tête avec les bras.

Il ouvre une portière et sa victime résignée s’engouffre dans la voiture.

La voiture démarre brutalement et passe devant Dalilah, l’obligeant à reculer. Dalilah repère à l’insigne qu’il s’agit d’une Jaguar. Elle remarque alors que la personne assise à côté du Panama, qui conduit : c’est la blonde.

La Jaguar s’éloigne le long du bassin. De l’autre côté de la rue, c’est le bas de la ville, les touristes déambulent devant les terrasses des bistrots, s’arrêtant pour examiner les menus.

Dalilah s’engouffre dans une ruelle ombragée, coupant vers un autre quartier. Le juke-box d’un bar braille Run Girl, un vieux Ska jamaïcain.


Le plancher des vaches — 10. En Camargue


Un champ d’asperges dans le sable sous le soleil de midi. Deux hommes en Jeans et torses nus, leurs dos brillants de sueur, et leurs chemises posées sur le sol, arrachent les fanes qui subsistent et les rejettent en tas.

Un moteur d’avion grogne. Les deux hommes se redressent pour lever les yeux vers le ciel. L’un d’eux ramasse sa chemise et l’agite à bout de bras quand le Beachcraft apparaît, passant en rase-motte. C’est FRED. L’autre, c’est son associé : CAMEL.

FRED :
Je fonce à l’aéroport ! C’est bon pour aujourd’hui.

CAMEL :
Tu me jettes en passant...

Ils courent vers la Jeep, garée en bordure du champ. La voiture démarre. Pendant que Fred conduit, Camel se rafraîchit, il extrait d’une petite glacière une bouteille de limonade à laquelle il boit au goulot.


Vincent, un sac de voyage à la main, est au milieu du hall. Son costume blanc a perdu de sa superbe, il a l’air en tout fatigué, son visage s’éclaire quand il aperçoit son frère pousser la porte vitrée de l’aéroport puis marcher d’un bon pas jusqu’à lui...

Ils s’étreignent avec effusion.

Dehors, Fred prend le sac de son frère, le jette à l’arrière de la Jeep, et s’installe au volant, Vincent est à côté de lui. Ils se mettent en route.

VINCENT (désignant l’avion qui décolle) :
Mon taxi volant est parti (sourire). Parle-moi de notre mère...

FRED :
Une mouche l’a piquée, elle est en Californie. Ça l’a prise un soir de pleine lune.


La voiture roule sur la route goudronnée bordée de grands roseaux, le long du Vidourle. Puis ce sont les étangs, avec de nombreux flamands roses jacassant entre eux, ignorant les mouettes posées sur les piquets qui jalonnent les berges. Des barques de pêcheurs sont amarrées devant des cabanes bigarrées qui paraissent habitées, alignées sur un cordon de terre. Des filets sèchent le long des roubines [1].

Vincent dévore des yeux ces paysages qui lui sont familiers.

VINCENT :
Rien ne change ici...

FRED :
Ils veulent faire des marinas — tout finira par arriver. Même ici...

VINCENT (riant) :
Alors profitons-en !

FRED :
On peut toujours se dire que les salins protègent de l’expropriation ! (rires).

Ils traversent les salins...

La Jeep s’engage sur une petite route à travers les vignes... L’entrée de la propriété familiale est marquée par deux bornes monumentales couronnées de têtes de lions. Puis c’est un large chemin en terre battue bordé de cyprès, et tout au loin une tache claire entourée de verdure.


(à suivre)

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INDEX EN PROGRÈS
— I. Introduction
— II. Le voyage à Tanger
— III. Le retour de Tanger
— IV. Le plancher des vaches
— V. Le petit navire
— VI. L’antre d’Alice | VII. Le mont Saint Clair
— VIII. La gare ferroviaire de Sète | IX. La place à quai du paquebot-école

P.-S.

Chérie fais de beaux rêves [ Pour un homme ] © 1978 A. Guibert-Certhoux
Excepté l’affiche en logo © Roy Lichtenstein (source Christies).
Cette histoire inédite à vocation de cinéma fut dédiée dès son origine à Edwige Belmore (Dalilah), à Elli Medeiros (Blonde), à Jacno (Vincent) ; elle est publiée en série dans La RdR en hommage à Edwige, disparue le 22 septembre 2015, à Miami. Jacno pour mémoire (La RdR).

Notes

[1Les roubines sont les petits canaux qui drainent les terrains marécageux en plaine, ou des sillons creusés par les eaux de ruissèlement dans les montagnes..

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