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Chroniques d’un Européen de l’Ouest délirant en Russie (1) 

Vers l’Est de quoi ?

lundi 7 novembre 2005

Début du séjour : 2. 6. 2005. Saint-Pétersbourg.

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Ne croyez pas tout ce que je raconte. On ne rentre pas facilement dans un peuple et une culture : d’abord ils vous rentrent dedans. Pour guérir le pessimisme d’un Européen trop critique, rien de tel qu’une dose d’illusion ! Surprises et découvertes dans la nouvelle Fédération de Russie ! Découvrez vos manières gardées secrètes ! Abandonnez la fierté placée au niveau de l’intériorité ! Soyez naturels, si possible, maîtrisez une démarche qui pourrait très bien s’interrompre lors d’un accident, si vite arrivé dans les lieux remplis de vie ; ressemblez à des humains, habillés proprement mais simplement ; ne souriez pas à tort et à travers pour esquiver la gravité ou le miracle de vos rencontres... Alors des Russes viendront vous parler, ils vous prendront pour un des leurs, ils vous demanderont l’heure, une cigarette, un renseignement, une aide quelconque et sans retour ; si vous parlez russe vous ferez de même ; dans la plupart des cas, vous éviterez les contrôles inopinés des miliciens qui vous auraient volé pour nourrir leurs familles ou pour se saouler.

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Mon arrivée à l’aéroport de Pulkovo se déroule comme prévue. Malgré ma connaissance de l’alphabet cyrillique et de plusieurs mots russes, je me vois perdu. La traduction simultanée en langue anglaise n’est pas d’usage. J’attends ma valise. J’attends avec ma valise. J’en sors des objets que je remets en place. Je ne sais pas quoi faire, dans ce couloir où des présentoirs avec feuilles de déclaration sont pris d’assaut. Il n’y a plus de feuilles en anglais... Et je n’ai pas envie de déclarer quoi que ce soit. Je veux pénétrer en Russie ! Après une demi-heure d’attente inutile, je prends un air dégagé et je franchis un poste de contrôle uniquement visuel, semble-t-il, car je me retrouve de l’autre côté de la barrière, en Russie ! Aussitôt, je suis déçu de reconnaître mon nom écrit en lettres romaines, parmi les pancartes brandies par de nombreux hôtes. De nouveau toi, me dis-je probablement ! Mais ce nom ne représente rien à mon hôtesse : j’aurai la chance de lui faire dire tout autre chose que ce qu’il dit en vain dans mon passeport, sur mon carnet de vaccination, dans les fenêtres des factures qui me sont adressées. Tout dépend de moi. Je peux encore suivre la voie aventureuse que j’ai empruntée chaque fois que ma vie semblait trop plantée. Je peux recommencer mais en allant plus loin. Je pense que je suis un humanoïde échappé d’un documentaire télévisé, avançant pour trouver de nouveaux territoires...
C’est vrai que je bénéficie des conditions idéales : d’un naturel enthousiaste, voire exalté, tout ce que j’ignore m’enchante. Les paysages et les gens paraissent inaccessibles, à cause du respect quasi mystique qui précède mes pas. J’aime avoir l’impression de pénétrer par effraction dans des organismes qui voudraient me rejeter. J’aime trancher, et la meilleure façon de le faire est de se laisser envelopper d’abord. C’est dangereux, si vous n’avez jamais eu à vous dégager d’une mère encombrante ; c’est inutile si vous avez été élevé par une mère idéale. En tout cas, c’est un parti-pris qui provoquera des surprises. La pire qui me soit arrivée ? Avoir fait pleurer une Russe qui ne songeait qu’à vivre, parce que je critiquais tous ses emportements au bruit d’une musique importée par le capitalisme sans frontières. Peut-être avait-elle raison, peut-être la meilleure façon de résister à l’absence de sentiments que véhiculent les systèmes est-elle de conserver une âme pure. Mais j’étais l’Occidental : je ne pouvais que représenter -dans ce pays où je cherche les différences salutaires- la mauvaise conscience devant la progression d’un mal familier ; je ne pouvais qu’être le rabat-joie qui sacrifie son amour à des idées...

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Ce n’est pas en arrivant à Saint-Pétersbourg que vous découvrez cette ville. Ce n’est pas en restant dans cette ville que vous découvrez la Russie. Et ce ne sont pas les généralités du début qui brossent un tableau probant du multiculturalisme russe. Mais vous devez bien commencer quelque part...
Dès mon arrivée à l’aéroport, je fus mis en relation avec un Suisse de mon âge. J’ai dû remballer mon irritation : nous allions être engagés tous deux par le même partenaire local - une revue culturelle, pour laquelle nous rédigerions des articles et préparerions un numéro spécial consacré aux relations entre la Suisse et la Russie.
En excluant les financiers professionnels, qui se ressemblent dans le monde entier, il y a des personnages remarquables parmi les Suisses en Russie : amoureux transis, radiés du barreau, exaltés incontrôlables, peintres en vadrouille, affairistes aventureux, marginaux de tous poils... Et ce collègue de travail qui, finalement, s’est révélé un interlocuteur de première main. Tous ceux qui ne trouvent plus d’emploi en Occident ou refusent d’entrer dans le moule. Les possibilités de subsister temporairement en Russie sont encore nombreuses, facilitées par l’absence de réglementations spécifiques dans plusieurs domaines.
Surtout, il n’y a pas à craindre le regard des autres. Je n’ai pas eu cette impression-là à Paris, à Berlin, à Tanger même -où j’ai été,- et à Tombouctou où je n’ai jamais posé les pieds. La tradition collective fonctionnerait encore ? J’ai constaté que l’entraide et le dialogue plutôt que la concurrence et la moquerie sont toujours d’usage. Ce sont des détails qui l’apprennent. Personne ne s’amuse en mal d’une mésaventure : trébuchement, perte d’équilibre, manteau coincé dans une porte de métro, éclatement du sac à commissions, ivresse inattendue en plein jour... Si besoin est, on se charge simplement de vous remettre sur le droit chemin. Les Russes que j’ai rencontrés étaient dignes, sauf en cas d’extrême ivresse ou d’extrême colère, peut-être aussi en cas d’extrême richesse... Certains parmi les jeunes commencent seulement à manquer d’éducation, comme chez nous depuis longtemps. Mais je peux compter sur les doigts d’une main et d’un pied les individus qui n’ont pas été serviables avec moi. Il peut arriver qu’un individu ivre dévale complètement les escaliers roulants du métro, et se retrouve en sang, à moitié inconscient. Il peut arriver qu’un mort recouvert d’un drap monte les escaliers roulants ! Il est attendu, ne vous inquiétez pas. Et celui qui a trop bu sera ramassé par un ami, au pire par la milice qui a le droit de le rendre tout à fait inconscient. Dans tous les cas, on n’observe aucun mouvement de panique, aucun signe de dégoût, aucune marque de réprobation : seulement les réactions nécessaires à évacuer l’émotion, puis aussitôt les avis propres à mener une action efficace. Parfois, la fatalité de la situation n’amène aucune action. Par exemple, j’ai croisé pendant plusieurs jours de suite le même chat mort...

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J’ai hésité à prendre ces notes. Les deux premiers mois, je n’ai pas pu écrire. Je venais de passer six mois étourdissants dans des livres pour obtenir une licence en littérature qui n’intéresse aucun employeur : c’est l’époque des lasers, des interventions spéciales, des actions et des réactions immédiates. Je crois que j’ai même étudié l’égyptologie par ironie : oui, j’ai su lire les hiéroglyphes classiques.
Puis, j’étais trop bouleversé pour songer à écrire : je devais adopter le style russe au lieu de réagir en suisse. Je crois que le mimétisme est la qualité primordiale du voyageur qui veut tenter de porter ses pas dans des traces étrangères... Mais je me demandais aussi à quoi bon ? L’Occidental semble avoir accepté un mode de pensée global, auquel il ne songe plus, à l’intérieur duquel il bouge inconsciemment, comme dans un ventre maternel. Pourquoi écrirais-je comme un bébé découvrant des stimuli, commençant des rêves qu’il ne sait pas exprimer ? Le réalisme plat des descriptions les plus crues rappelle trop l’hygiénisme maladif des sociétés où chaque mode d’existence fut minutieusement contrôlé avant de devenir payant, avant de devenir mutant.
Mais le voyageur occidental n’est plus innocent. Il sait d’avance ou croit savoir ce qui l’attend. Dans tous les cas, il ne part plus avec les « yeux neufs » d’Ella Maillart. Il se prépare à la performance ou au choix du moyen de locomotion, qui remplace la gaieté de l’observation. Si Mike Horn était resté coincé dans une jungle et sans possibilité d’alerter son service de sauvetage, peut-être qu’il aurait trouvé par lui-même un moyen de s’en sortir, peut-être qu’il serait mort. Dans les deux cas, il aurait eu une chance de devenir une figure pseudo-héroïque, il aurait laissé la possibilité à ses proches de raconter ses prouesses : il aurait été un maillon de vie au lieu d’avoir planté sa croix dans le cimetière des recordmen.
En outre, les premiers géographes, les pionniers en ethnographie ne savaient peut-être pas que leurs écrits seraient minutieusement collationnés par les services de renseignement impériaux, serviraient à préparer les conquêtes armées ou économiques des pays concernés. Cela, depuis les temps reculés où Hérodote, Platon, Diodore et Strabon voyagèrent en Égypte... À présent, les journalistes sans frontières occupent cette fonction à côté des personnages officiels. Il reste donc une consolation à l’écrivain-voyageur : à la suite des découvreurs et des profiteurs, il peut se faire l’avocat du diable.
Pour ma part, je ne me suis pas préparé. Depuis des années, j’étais consterné par mes voyages, ils n’aboutissaient qu’à des constats démoralisants d’identité, tandis que j’aurais préféré m’évader des emprises de ma famille, de la Suisse, de l’Europe, peut-être avant tout de moi-même. A la veille de mon départ, je ne croyais pas que j’allais faire un véritable voyage. J’ai bourré ma valise au hasard, j’ai renoncé aux livres à cause du surpoids, l’oubli d’une série d’objets de première nécessité m’a forcé à entrer rapidement en contact avec les indigènes... Et j’ai commencé à écrire, quand je me suis réellement trouvé étranger. Quand j’ai su que je m’étais trompé. Quand l’idée que j’avais de la Russie et des Russes a fait place à la marche dans la Russie et à la rencontre avec des Russes comme des Ouzbèks, des Tadjiks, des Turkmènes et des Asiatiques... - j’en oublie volontairement.

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Je ne suis pas habitué. Je vois des Russes dans la misère et d’autres extrêmement riches. Des ulcérés qui ne cachent pas leurs mollets rongés par la pourriture, à côté des plastrons immaculés et fleuris d’une rose naturelle, verre de champagne en main, sortant d’une fête vip. La nonchalance de l’ulcéré contraste avec la vitesse par laquelle le plastronnant s’engage dans une limousine foncée de marque européenne, précédé par les jambes inévitables d’une ou de plusieurs intéressées. Le grand nombre des défavorisés contribue à la concentration de la jouissance dans de rares personnes. À l’image de ces nombreuses voitures abandonnées dans les rues, et qui servent de défouloir aux noctambules éméchés, pendant que les publicités monumentales qui ornent les façades en restauration concernent des véhicules de luxe que la majorité des passants ne touchera que des yeux.

Par rapport à l’ancienne propagande communiste, seul le contenu a changé. La propagande capitaliste use des mêmes techniques de séduction par l’image, le réalisme en moins. Car il faut être extrêmement idéaliste pour réussir à idolâtrer ou à faire aimer des objets. On remarquera que l’imagerie capitaliste montre le plus souvent des objets comme thèmes principaux posés dans le décor ou accompagnés d’individus qui n’ont qu’un rôle accessoire, alors que l’imagerie soviétique représentait une humanité en action et l’idée complémentaire (praxis). Est-ce mieux maintenant ?

Détente devant la cathédrale Saint-Isaac, Saint-Pétersbourg, août 2005.
Quand je parle à une amie russe de mes cas de conscience, de ma difficulté à accepter l’inéluctabilité des événements mondiaux, elle reste imperturbable : demain, dit-elle, nous ne serons peut-être plus en vie, et dans cent ans, est-ce vraiment à nous de prévoir pour ceux qui décideront ? Réflexion d’une fille qui n’a pas calculé l’intérêt de ses pensées... Elle qui, successivement, empocha beaucoup d’argent durant la perestroïka, s’est retrouvée ruinée durant la dévaluation de 1998, gagne maintenant sa vie au jour le jour, comme assistante-vendeuse dans un magasin de luxe où personne ne vient. Pourtant, c’est une princesse. Elle a l’élégance de celles qui ont appris à marcher avec un plat sur la tête au lieu de courber l’échine devant les émissions formatrices et les jeux télévisés. Elle représente l’espérance sans commentaires : un mari décédé, un retour obligé dans l’appartement de ses parents, où elle vit toujours, et deux années de vie commune avec un Anglais qui, fatigué, retourna dans son pays sans l’emmener... A trente-cinq ans, sa beauté naturelle lui laisse encore espérer d’avoir des enfants, ce qu’elle désire le plus au monde.
Mais en approfondissant ma relation avec elle, en la comparant avec d’autres semblables, j’ai pu constater, à mon grand désarroi, que les jeunes Russes recherchent au contraire le confort et la sécurité que l’Occidental est en train de ne plus digérer, même au prix des aberrations les plus flagrantes. Musique pop débile, réactions de consommateurs naïfs devant les nouvelles denrées que propose le capitalisme conquérant, refoulement volontaire de la mémoire historique du pays, monstrueuse avidité pour un présent séquencé sans ordre, en dents de scie, et qui montre un total désintéressement pour l’avenir politique de la Russie, ouverte à tous les démons...
Après quatre mois, je commence à subir les désillusions. Il est temps que je quitte cette ville ou que je trouve un emploi qui m’en affranchisse par l’esprit.

[Suisses en Russie]
La Russie est ce vaste continent dont les Suisses peuvent être fiers presque autant que les Russes eux-mêmes !

[Suisse à Paris]
Un ami qui se trouve par nécessité professionnelle dans l’ancienne capitale des arts m’a démoralisé par son courrier m’indiquant : « A l’ouest rien de nouveau... Le terrain n’est pas propice à une révolution, l’argent est le maître incontesté, il faut s’adapter, voilà tout ! »
J’aimerais l’oublier, cette triste vérité. Le seul moyen est donc de se dépouiller religieusement, de voyager sans cesse dans des conditions simples, jusqu’à ce que mort s’ensuive ? Auparavant, il y aura eu de belles rencontres, de l’amour et des ruptures déchirantes,

[communisme et post-communisme, étude sentimentale]
Vivre serré les uns contre les autres et bâtir néanmoins une sorte d’empire implique un respect hors du commun de l’individualité.

De la bouche de la génération qui a grandi sous ce régime, le verdict est toujours pareil : c’est mieux maintenant et ça ne pourra être que mieux à l’avenir, mais... Mais tous croyaient que les avantages acquis durant la période soviétique seraient conservés, puis que la perestroïka les augmenterait encore. Le contraire s’est passé : l’indépendance au travail et le statut social de la femme reconnus par le régime révolutionnaire dès 1917 passèrent aux oubliettes. En comparaison, la femme suisse est citoyenne à part entière seulement depuis 1970 et il ne fait aucun doute qu’elle est moins indépendante encore que la femme russe, qui a eu l’habitude de travailler, de vivre, de choisir ses amours à égalité avec l’homme, depuis plus longtemps, même en élevant des enfants !
Les privilégiés d’autrefois (intellectuels, artistes, universitaires, sportifs d’élite...) se retrouvèrent à composer avec des salaires de misère, remplacés peu à peu par les nouveaux Russes qui firent fortune au détriment de l’intérêt public, dans le sillage des sociétés capitalistes auxquels des étrangers -Suisses, entre autres- ne manquèrent pas de s’associer.

On m’a raconté les carnets de rationnement encore en 1985 : il fallait ensuite trouver le magasin qui pouvait fournir les vivres de base, pain, vodka, lait, beurre, flocons. En général, on ne le trouvait pas facilement. En 1993, lors d’un bref séjour à Moscou, j’avais vu la luxueuse galerie en face du Kremlin. Hormis elle, rien n’indiquait encore que les temps avaient changé : je voyageais à Moscou et dans le Cercle d’Or comme dans mes rêves, je marchais dans la neige des contes slaves que j’avais lus dans mon enfance...

[...]
Qu’est-ce qu’une perspective ?

L’avenue principale de Saint-Pétersbourg, l’avenue maîtresse, l’artère d’où découlèrent les et qui irrigua le cœur des poètes est immanquable. Pourtant, tout se passe ailleurs. La perspective Nevski est une rue inhabitée, les touristes, les vendeurs et les voleurs pour les touristes forment les grains de sable de ce désert dont il faut connaître les mirages à travers Gogol ou Dostoïevski.

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