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PRÉCIPITÉS POUR SAM FRANCIS  

lundi 4 septembre 2023, par Frédéric Faure

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Peinture : "Sam Francis à coups de balai" par Frédéric Faure —

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PRÉCIPITÉS POUR SAM FRANCIS

Il y avait à la kermesse de l’école un appareil à envoyer gicler les couleurs en tous sens, le résultat était toujours magique, surprenant, cosmique, expérimental à la façon de Sam Francis, on s’en donnait à cœur joie.

Qu’on le dénomme temps espace lumière, le miracle à travers ce disque de peinture aux couleurs exubérantes à chaque fois se produisait, produisant son univers, un univers déployé, agrandi à l’échelle de l’univers.

Moving is possible / because of easing / because of loosening. Assouplissement et desserrage, une première leçon pour la vie.

Placés au centre du temps et de l’espace nous en sommes pourtant aussi éloignés que possible, trop tôt trop tard, sens dessus dessous, un éclair a suffi à emplir l’univers, dissiper l’épais brouillard et faire surgir le premier filet de lumière, qu’un miracle seul soutient au fil des diaprures.

Color is a firing of the eye.

Sam Francis l’incendiaire court d’un seau à l’autre répandre son jus d’incandescence colorée, embrasant tout sur son passage, les dimensions coutumières du temps et de l’espace, le peintre lui-même ruiné, enroulé dans ses ruines, trouve encore le moyen de peindre la vague qui l’emporte.

Pontus — Hey ! / The Blue fire of Time ! / is consuming the cosmos. / In time everything becomes new.

Le feu couve sous les cendres, et chaque message a l’air d’être le dernier, préludant au déplacement perpétuel qu’impose chaque nouvelle attaque de la toile.

My starting point / has no dimension / neither in time / neither in color / space / or death / but is a unified / even wave with intensity.

Retenons le geste de cette vague unifiée, régulière et soutenue en intensité, qui donne au visiteur le tournis, et au peintre l’audace d’implorer l’éternité, ou du moins sa pitié, le temps que le porteur sans blason se transmue en messager du nouveau.

I am your change-bearer / I am your instrument / of expansion.

Il sort à peine de l’océan trempé de coulures, recrachant des profondeurs les perles du miracle et soufflant à la surface du papier quelques bulles bleues irisées, qu’il lui faut déjà se débattre dans les flammes rouges d’un nouvel incendie.

Images très proches ou très éloignées, macroscopiques ou astronomiques, et qui ne deviennent supportables que dans le mouvement lumineux qui tente de les réunifier.

Light and dark / are constellations / of each other.

L’évidence de la lumière accompagne chacun de ces instants d’éternité et procure assez logiquement cette sensation que rien n’a encore vraiment commencé.

As you know / energy can have / never begun / and yet is / taken up / again and / again and / lasts forever / until it is / taken up / again.

Un gisement inépuisable de ressource, qui alimente en continu l’action, ou plutôt que l’action maintient sans arrêt à flot, d’un geste net et rapide Sam Francis réaffirme à chaque fois la puissance de l’instant, son insurrection contre les lentes manœuvres du déclin, s’astreignant parfois à compenser en ajoutant un peu d’ombre à la lumière, afin d’ajuster sa vision à l’impérieux et périssable temps vécu.

Hey Pontus, / making art is forgetting.

En 1944, lors d’un entraînement, le pilote de chasse Sam Francis s’écrase avec son avion dans le désert d’Arizona, le blessé est contraint à deux ans d’hospitalisation, comme le jeune Matisse cloué sur son lit d’hôpital avec sa boîte de couleurs, Sam Francis va se sauver par la peinture : « Je souffrais dans mon corps, dit-il, et c’est parce que je fus capable de peindre que je pus guérir. »

Dans les années 1950 il séjourne à Paris, la grisaille l’aiguille vers une certaine blancheur, texture même de la lumière, nouvelle source d’exploration, ses tableaux rejoignent le désert et son espace illimité sans horizon.

Depth is all.

Cette profondeur qui conquiert tous les plans du tableau est désormais le credo d’une génération de peintres abstraits américains, Sam Francis qui pratique sans rechigner dripping all-over et tachisme lui est fidèle mais sans dogmatisme, s’il s’intéresse à la profondeur c’est surtout en tant que passeport pour l’infini, qu’il décline de préférence au pluriel.

Les taches acquièrent à la longue le statut de figurines, des formes quasi organiques finissent par transparaître et se détacher peu à peu du magma, la vie reprend ses droits et notre peintre en tachiste hugolien se délectant des noyades est le premier aux anges.

Tout lui est bon pour faire advenir l’étincelle, de la peinture dense ou liquide, des pinceaux de différentes tailles ne suffisent plus, il sort le balai, un jeu de spatules, des racloirs, les rouleaux fixés à de longs manches lui permettent d’atteindre le centre de la toile posée au sol, à l’aide de ventilateurs il souffle sur ses flaques de couleurs, les poussant les orientant les dispersant, il favorise l’émergence de formes plutôt qu’il n’en crée, des formes qui se transforment, se délient, se diluent, maintiennent fraîches les empreintes de son souffle, il estompe ses intentions, leur préfère les phénomènes de la matière qui se produisent sur la toile ou le papier, s’il dirige la partition c’est par inflexions.

I work with the image, I do not make it.

En chef d’orchestre débonnaire il organise le chaos qui s’offre à lui, aiguille, réactive, sans trop agir, unifie les éléments de l’expérience picturale, arbitre leurs conflits et leurs confluences, éprouve et recycle les processus naturels sans jamais se détourner des exigences de composition, leitmotiv des grilles de mandala ou trames lumineuses.

I do not use color, I explore it.

Des flaques de couleur solidifiées éclatent, des coulées de lave en fusion sécrètent une peau microscopique, des trouées diaphanes s’interposent à la croisée de larges bandes sombres, les ciels s’emplissent de constellations, l’alchimiste de la côte ouest enregistre les premiers rouages cosmogoniques d’une genèse en ébullition.

Color can only appear on a surface, color is always reflection / To wipe away the dust on the glass.

Sam Francis n’est pas avare d’admirations, en Amérique il y eut en premier lieu Pollock, en France il y aura bien sûr Monet (qu’il voudra un temps poursuivre), mais surtout : Bonnard — / or be kind to yourself / human being.

Il le dépeint dans un poème haletant et bousculé où se lit en creux un autoportrait, le petit homme dégarni aux lunettes cerclées et veston de modeste employé un brin japonais n’a rien de commun en apparence avec le bonhomme trapu rieur échevelé plein d’allant aux doigts dégoulinant de peinture, deux visages antagoniques, l’ascétique et le dionysiaque, mais la définition qu’il donne du peintre du Cannet — This painter of the gesture of painting — s’applique parfaitement à lui-même.

Qu’il soit en France ou au Japon c’est toujours Bonnard qui lui revient à l’esprit, l’art de Bonnard, fait de petites touches serrées qui dynamitent le vide suintant et la terreur de la vie bourgeoise, ses scènes de paradis quotidien et étouffant, avec salles de bain et baignoires où les nus féminins imposent leur intimité et leur bénédiction.

We primitives living in the shadow of love watching his sage domestic sexuality.

Le philosophe suédois Swedenborg collectionnait toutes sortes de silences, il avait à Londres une armoire pleines de bols contenant ses échantillons muets (le silence des deux parties d’un couple marié, le silence qui plane sur un lac dans une forêt, le silence de la mer de Chine), Sam Francis de même dispose d’une palette d’infinis, au premier rang desquels trône le blanc, l’infinité d’une blancheur intacte — The endlessness of an unbroken whiteness.

Blanc frappant dans les peintures bordures où tout le centre est laissé vacant, offert au spectateur en témoignage de sa capacité à se figurer l’infini, un espace vierge et libre où méditer et qui semble jaillir de marges grouillantes et colorées.

Au cours d’incessantes chasses à la baleine Sam Francis s’empare de son pinceau comme d’un harpon, mais plus Jonas qu’Achab il se laisse engloutir à la recherche de nouvelles visions, assez tôt on lui a demandé à quoi ressemblaient ses peintures, sa réponse coulait de source : It is the inside of the angels.

La réalité fuyante glisse entre les doigts et ne peut être saisie qu’en allant à la vitesse de l’esquisse, qui jette à tous vents l’expérience mûrement acquise, la donne et l’abandonne en la rejouant, dans une immédiateté qui la résout, esquisser c’est comme « plonger très vite et très profond dans une eau glaciale et remonter avant d’être gelé ».

Painting... keeping one eye on time.

L’aquarelle est le médium idéal pour cette rapidité d’exécution, elle va sans repentir attraper l’image au fil de l’eau, élément des rêveries et des méditations, image esquissée qui ne se découvre qu’une fois bue par le papier, comme coulée dans ses fibres, le choc de couleur est cette traversée initiatique et fertile du blanc qui achemine le témoin vers un autre versant des choses et des apparences, au cœur de la spirale, dans leur tourbillon océanique.

Female energy turning light to matter / Silversmith and musician of the soul.

Cet expérimentateur-né traite la surface peinte en transparence vibrante, nuage en pulsation ou masse limpide transformée en brillances éclatantes, la peinture sur la toile est comme une peau qui vibre à la fois devant et derrière, rien de statique ou de terne dans sa matière, elle se disperse ou se concentre en précipités irradiés d’énergie mentale.

Intoxicated with the hair of the goddess.

Pour ses monotypes Sam Francis utilise une presse qui exerce une pression avoisinant les cent tonnes, sous l’emprise d’une telle force les couleurs et les formes sur le papier surgissent comme d’un cataclysme volcanique, extrait des fumées toxiques le nouveau-né (l’épreuve) est tiré de la machinerie aussi frais que s’il sortait des entrailles de la terre, éclatant de vitalité.

Blue poles — blue bones / Waiting for the sun to rise and the wall to turn red.

Le jeune Sam Francis dans ses années parisiennes passe par l’atelier de Fernand Léger, il montre au maître quelques peintures, celui-ci est un peu gêné, il ne reconnaît pas ses petits : « Ça n’a rien à voir avec ce que nous enseignons ici. », mais il est forcé d’admettre l’impact et la présence de ce qu’il a sous les yeux : « Eh bien, je ne peux pas critiquer ça. C’est ce que c’est. Je ne l’aime pas beaucoup mais c’est tout à fait ce que c’est. », un frisson parcourt la salle, le jeune américain reprend sa brassée de toiles, sans l’ombre d’un doute il sait ce qu’il fait et pourquoi — To recover each instant from my future death.

Pas question de séparer le nuage de la pluie, l’artiste fait corps avec son art, son geste n’est pas dissociable de ce qui en résulte, il est cet échange de flux, ces vases communicants, perdant l’usage de la main droite il continue de peindre avec la gauche, jusqu’à son dernier souffle Sam Francis se présentera dans l’arène pour combattre en dansant avec la toile ou le papier, ne se lassant jamais d’explorer « la beauté de l’espace » — Never learning to become old or lonely / or lean into the wind of winter.

Et c’est encore en songeant à Bonnard à sa peinture et à ses modèles qu’il se rappelle — That to fuck is to love again.

La fente du sexe de la femme est la faille par où fuir, une fuite qui rejoint la vie et l’essence du temps, le motif récurent d’une pastèque rouge fendue en deux moitiés brandit tout au long de l’œuvre le désir du vivant, la gnose et l’alchimie n’auront pas raison de la fin de sa course, l’astre itinérant Sam Francis s’en retourne tranquillement d’où il vient, sur la côte pacifique, là où le soleil se donne l’air de briller pour l’éternité, la mort le laisse presque indifférent, fait plutôt rire ce grand harponneur de l’instant !

P.-S.

N. B. : Les extraits de notes et lettres de Sam Francis sont en italique dans le texte

Peinture en frontiscpice : Sam Francis à coups de balai par Frédéric Faure.

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