Maintenant, la vérité apparaît : comment les États-Unis ont alimenté l’émergence d’ISIS en Syrie et en Irak
Le groupe terroriste sectaire ne sera pas vaincu par les États de l’Ouest qui l’ont couvé en premier lieu.
La guerre contre le terrorisme, cette campagne sans fin lancée il y a 14 ans par George Bush, est en train de s’emmêler elle-même dans des contorsions de plus en plus grotesques. Lundi, le procès à Londres d’un suédois, Bherlin Gildo, accusé de terrorisme en Syrie, s’est effondré après qu’il devint clair que le renseignement britannique avait armé les mêmes groupes rebelles à l’appui desquels le défendeur était accusé [1].
L’accusation a abandonné l’affaire, apparemment pour éviter d’embarrasser les services de renseignement. La défense a fait valoir qu’aller de l’avant dans le procès quand il y avait beaucoup de preuves que l’État britannique eût lui-même fourni « un large soutien » à l’opposition syrienne armée aurait été un « affront à la justice ».
Cela ne comprenait pas seulement l’« aide non létale » vantée par le gouvernement (y compris les gilets pare-balles et des véhicules militaires), mais la formation, le soutien logistique et l’approvisionnement secret en « armes à une échelle massive ». Des rapports ont été cités selon lesquels le MI6 avait coopéré avec la CIA à une filière [2] pour le transfert d’armes provenant des stocks libyens après la chute du régime de Kadhafi, afin de les livrer aux rebelles syriens en 2012.
De toute évidence, l’absurdité d’envoyer quelqu’un en prison pour avoir fait ce que les ministres et leurs agents de sécurité en tenaient eux-mêmes est devenu trop gros. Mais ce n’est que la dernière d’une série de tels cas. Moins heureux fut un chauffeur de taxi de Londres, Anis Sardar, qui quinze jours plus tôt fut condamné à une peine de réclusion à perpétuité, pour avoir participé en 2007 à la résistance contre l’occupation de l’Irak par les forces états-uniennes et britanniques [3]. L’opposition armée à l’invasion et à l’occupation illégale ne constitue sûrement pas un meurtre ni du terrorisme dans la plupart des définitions, y compris dans la Convention de Genève.
Mais le terrorisme est maintenant en plein dans le collimateur, et nulle part plus qu’au Moyen-Orient, où les terroristes d’aujourd’hui sont les combattants de demain contre la tyrannie — et les alliés sont des ennemis, — souvent au gré ahurissant de la conférence téléphonique d’un décideur occidental.
Durant l’année dernière, les États-Unis et les autres forces occidentales ont fait leur retour en Irak, soi-disant pour devoir détruire le groupe de la terreur hyper sectaire dit État Islamique (anciennement connu sous le nom d’Al-Qaïda en Irak) [4]. Ce fut ensuite qu’ISIS envahît d’énormes morceaux de territoire irakien et syrien et proclama un soi-disant califat islamique.
Cette campagne ne va pas bien. Le mois dernier, ISIS a déboulé dans la ville irakienne de Ramadi, tandis que de l’autre côté de la frontière, maintenant inexistante, ses forces conquéraient la ville syrienne de Palmyre. Le Front Al-Nusra, franchise officielle d’Al-Qaïda, a également fait des gains en Syrie [5].
Certains Irakiens se plaignent que les États-Unis soient restés assis pendant que tout cela se produisait. Les Américains insistent répondant qu’ils ont essayé d’éviter des pertes civiles et revendiquent des succès significatifs. En privé, les responsables disent qu’ils ne veulent pas être vus en train de marteler des bastions sunnites dans une guerre sectaire, avec le risque de bouleverser leurs alliés sunnites des États du Golfe.
Un éclairage révélateur sur la façon dont nous en sommes arrivés là fait briller un rapport secret du renseignement américain récemment déclassifié, écrit en Août 2012, qui étrangement prédit — et apprécie effectivement — la perspective d’une « principauté salafiste » dans l’est de la Syrie et un État Islamique contrôlé par Al-Qaïda en Syrie et en Irak [6]. Dans un contraste frappant avec les revendications de l’Ouest à l’époque, le document de l’agence de renseignement de la Défense identifie Al-Qaïda en Irak (qui est devenu ISIS), et d’autres salafistes, comme les « principaux moteurs de l’insurrection en Syrie » — et déclare que « les pays occidentaux, les États du Golfe, et la Turquie » soutiennent les efforts de l’opposition pour prendre le contrôle de l’est de la Syrie.
Relevant la « possibilité d’établir une principauté salafiste déclarée ou non », le rapport du Pentagone poursuit, « ceci est exactement ce que les pouvoirs de soutien à l’opposition veulent, afin d’isoler le régime syrien, qui est considéré comme le puits stratégique de l’expansion des Chiites (d’Irak et d’Iran) ».
Ce qui correspond assez bien à ce qui s’est produit deux ans plus tard [7]. Le rapport ne constitue pas un document politique. Il est fortement expurgé et comporte des ambiguïtés dans l’expression. Mais les implications sont assez claires. En un an de rébellion syrienne, les États-Unis et ses alliés n’ont pas seulement soutenu et armé une opposition qu’ils savaient être dominée par des groupes sectaires extrêmes, ils ont été à même d’encourager la création d’une sorte d’« État Islamique » — en dépit d’un « grave danger » pour l’unité de l’Irak — en tant qu’État tampon sunnite pour affaiblir la Syrie [8].
Cela ne signifie pas les États-Unis aient créé ISIS, bien sûr, même si certains de leurs alliés du Golfe ont certainement joué un rôle dans tout cela — ce que le Vice-Président américain, Joe Biden, a reconnu l’année dernière. Seulement, il n’y avait pas d’Al-Qaïda en Irak jusqu’à ce que les États-Unis et la Grande-Bretagne ne l’eussent envahi. Et les États-Unis ont certainement exploité l’existence d’ISIS contre d’autres forces régionales dans le cadre d’un effort plus vaste pour maintenir le contrôle occidental.
Le calcul a changé quand ISIS commença à décapiter des Occidentaux et à afficher en ligne des atrocités, et maintenant comme les pays du Golfe soutiennent d’autres groupes tel le Front Al-Nusra dans la guerre syrienne. Pour autant, cette habitude des États-Unis et de l’Occident de jouer avec des groupes djihadistes, qui reviennent ensuite les mordre, remonte au moins à la guerre de 1980 contre l’Union soviétique en Afghanistan, qui favorisa l’original d’Al-Qaïda sous la tutelle de la CIA.
Il fut recalibré pendant l’occupation de l’Irak, où les forces américaines dirigées par le Général Petraeus parrainèrent une sale guerre de type Salvador avec des escadrons de la mort sectaires, pour affaiblir la résistance irakienne [9]. Il fut repris en 2011 dans la guerre orchestrée par l’OTAN en Libye, où la semaine dernière ISIS a pris le contrôle de Syrte, la ville natale de Kadhafi.
En réalité, la politique américaine et occidentale dans la conflagration qu’est aujourd’hui le Moyen-Orient correspond au modèle impérial classique de diviser pour régner. Les forces américaines bombardent un ensemble de rebelles tout en en soutenant un autre en Syrie, et mettent en selle des opérations militaires effectivement conjointes avec l’Iran contre ISIS en Irak, tout en soutenant au Yémen la campagne militaire de l’Arabie saoudite contre les forces Houthis soutenues par l’Iran. Nonobstant ce que la confusion de la politique américaine pourrait souvent produire, l’instabilité, il se trouve que l’approche convienne parfaitement à diviser et l’Irak et la Syrie.
Ce qui est clair c’est qu’ISIS — et ses monstruosités — ne sera pas défait par les puissances mêmes qui l’ont porté en premier lieu de l’Irak et de la Syrie, celles de l’ouverture et de la fabrication de la guerre qui l’a favorisé durant les années suivantes. Les interventions militaires occidentales sans fin au Moyen-Orient n’ont apporté que la destruction et la division. Ce sont les gens de la région qui peuvent guérir cette maladie — pas ceux qui ont couvé le virus.
Source : Seumas Milne, « Now the truth emerges : how the US fuelled the rise of Isis in Syria and Iraq » ; Comment is free, The Guardian, le 3 juin 2015 à 20h 56 ; dernière modification le Jeudi 4 Juin 2015 11h 37.
Le logo est une citation en petit format de l’illustration originale © Eva Bee dédiée à l’article de Seumas Milne dans The Guardian.