La Revue des Ressources

D’Alger à Tunis (1890) 

Cinquième chapitre de La vie errante

lundi 17 avril 2006, par Guy de Maupassant

I

Sur les quais d’Alger, dans les rues des villages indigènes, dans les
plaines du Tell, sur les montagnes du Sahel ou dans les sables du
Sahara, tous ces corps drapés comme en des robes de moines, la tête
encapuchonnée sous le turban flottant par derrière, ces traits sévères,
ces regards fixes, ont l’air d’appartenir à des religieux d’un même
ordre austère, répandus sur la moitié du globe.

Leur démarche même est celle de prêtres ; leurs gestes, ceux d’apôtres
prêcheurs ; leur attitude, celle de mystiques pleins de mépris du monde.

Nous sommes, en effet, chez des hommes où l’idée religieuse domine
tout, efface tout, règle les actions, étreint les consciences, moule les
coeurs, gouverne la pensée, prime tous les intérêts, toutes les
préoccupations, toutes les agitations.

La religion est la grande inspiratrice de leurs actes, de leur âme, de
leurs qualités et de leurs défauts. C’est par elle, pour elle qu’ils
sont bons, braves, attendris, fidèles, car ils semblent n’être rien par
eux-mêmes, n’avoir aucune qualité qui ne leur soit inspirée ou commandée
par leur foi. Nous ne découvrons guère la nature spontanée ou primitive
de l’Arabe sans qu’elle ait été, pour ainsi dire, recréée par sa
croyance, par le Coran, par l’enseignement de Mohammed. Jamais aucune
autre religion ne s’est incarnée ainsi en des êtres.

Allons donc les voir prier dans leur mosquée, dans la mosquée blanche
qu’on aperçoit là-bas, au bout du quai d’Alger.

Dans la première cour, sous une arcade de colonnettes vertes, bleues et
rouges, des hommes, assis ou accroupis, causent à voix basse, avec la
tranquillité grave des Orientaux. En face de l’entrée, au fond d’une
petite pièce carrée, qui ressemble à une chapelle, le cadi rend la
justice. Des plaignants attendent sur des bancs ; un Arabe agenouillé
parle, tandis que le magistrat, enveloppé, presque disparu sous tous les
plis de ses vêtements et sous la masse de son lourd turban, ne montre
qu’un peu de visage et regarde le plaideur d’un oeil dur et calme, en
l’écoutant. Un mur, où s’ouvre une fenêtre grillée, sépare cette pièce
de celles où les femmes, créatures moins nobles que l’homme, et qui ne
peuvent se tenir en face du cadi, attendent leur tour pour exposer leur
plainte par ce guichet de confessionnal.

Le soleil qui tombe en flots de feu sur les murs de neige de ces petits
bâtiments pareils à des tombeaux de marabouts, et sur la cour, où une
vieille Arabe jette des poissons morts à une armée de chats tigrés,
rejaillit à l’intérieur sur les burnous, les jambes sèches et brunes, et
les figures impassibles. Plus loin, voici l’école, à côté de la fontaine
où l’eau coule sous un arbre. Tout est là, dans cette douce et paisible
enceinte : la religion, la justice, l’instruction.

J’entre dans la mosquée après m’être déchaussé, et je m’avance sur les
tapis au milieu des colonnes claires dont les lignes régulières
emplissent ce temple silencieux, vaste et bas, d’une foule de larges
piliers. Car ils sont très larges, ayant une face orientée vers la
Mecque, afin que chaque croyant puisse, en se plaçant devant, ne rien
voir, n’être distrait par rien, et, tourné vers la ville sainte,
s’absorber dans la prière.

En voici qui se prosternent ; d’autres, debout, murmurent les formules du
Coran dans les postures prescrites ; d’autres, encore, libres de ces
devoirs accomplis, causent assis par terre, le long des murs, car la
mosquée n’est pas seulement un lieu de prière, c’est aussi un lieu de
repos, où l’on séjourne, où l’on vit des jours entiers.

Tout est simple, tout est nu, tout est blanc, tout est doux, tout est
paisible en ces asiles de foi, si différents de nos églises décoratives,
agitées, quand elles sont pleines, par le bruit des offices, le
mouvement des assistants, la pompe des cérémonies, les chants sacrés,
et, quand elles sont vides, devenues si tristes, si douloureuses,
qu’elles serrent le coeur, qu’elles ont l’air d’une chambre de mourant,
de la froide chambre de pierre où le Crucifié agonise encore.

Sans cesse, des Arabes entrent, des humbles, des riches, le portefaix du
port et l’ancien chef, le noble sous la blancheur soyeuse de son burnous
éclatant. Tous, pieds nus, font les mêmes gestes, prient le même Dieu
avec la même foi exaltée et simple, sans pose et sans distraction. Ils
se tiennent d’abord debout, la face levée, les mains ouvertes à la
hauteur des épaules, dans l’attitude de la supplication. Puis les bras
tombent le long du corps, la tête s’incline ; ils sont devant le
souverain du monde dans l’attitude de la résignation. Les mains ensuite
s’unissent sur le ventre, comme si elles étaient liées. Ce sont des
captifs sous la volonté du maître. Enfin ils se prosternent plusieurs
fois de suite, très vite, sans aucun bruit. Après s’être assis d’abord
sur leurs talons, les mains ouvertes sur les cuisses, ils se penchent en
avant jusqu’à toucher le sol avec le front.

Cette prière, toujours la même, et qui commence par la récitation des
premiers versets du Coran, doit être répétée cinq fois par jour par les
fidèles, qui, avant d’entrer, se sont lavé les pieds, les mains et la
face.

On n’entend, par le temple muet, que le clapotement de l’eau coulant
dans une autre cour intérieure, qui donne du jour à la mosquée. L’ombre
du figuier, poussé au-dessus de la fontaine aux ablutions, jette un
reflet vert sur les premières nattes.

Les femmes musulmanes peuvent entrer comme les hommes, mais elles ne
viennent presque jamais. Dieu est trop loin, trop haut, trop imposant
pour elles. On n’oserait pas lui raconter tous les soucis, lui confier
toutes les peines, lui demander tous les menus services, les menues
consolations, les menus secours contre la famille, contre le mari,
contre les enfants, dont ont besoin les coeurs de femme. Il faut un
intermédiaire plus humble entre lui si grand et elles si petites.

Cet intermédiaire, c’est le marabout. Dans la religion catholique,
n’avons-nous pas les saints et la Vierge Marie, avocats naturels des
timides auprès de Dieu ?

C’est donc au tombeau du saint, dans la petite chapelle où il est
enseveli, que nous trouverons la femme arabe en prière.

Allons l’y voir.

La zaouia Abd-er-Rahman-el-Tcalbi est la plus originale et la plus
intéressante d’Alger. On nomme « zaouia » une petite mosquée unie à une
koubba (tombeau d’un marabout), et comprenant aussi parfois une école et
un cours de haut enseignement pour les musulmans lettrés.

Pour atteindre la zaouia d’Abd-er-Rahman, il faut traverser la ville
arabe. C’est une montée inimaginable à travers un labyrinthe de
ruelles, emmêlées, tortueuses, entre les murs sans fenêtres des maisons
mauresques. Elles se touchent presque à leur sommet, et le ciel, aperçu
entre les terrasses, semble une arabesque bleue d’une irrégulière et
bizarre fantaisie. Quelquefois, un long couloir sinueux et voûté,
escarpé comme un sentier de montagne, paraît conduire directement dans
l’azur dont on aperçoit soudain, au détour d’un mur, au bout des
marches, là-haut, la tache éclatante, pleine de lumière.

Tout le long de ces étroits corridors sont accroupis, au pied des
maisons, des Arabes qui sommeillent en leurs loques ; d’autres, entassés
dans les cafés maures, sur des banquettes circulaires ou par terre,
toujours immobiles, boivent en de petites tasses de faïence qu’ils
tiennent gravement entre leurs doigts. En ces rues étroites qu’il faut
escalader, le soleil, tombant par surprises, par filets ou par grandes
plaques à chaque cassure des voies entre-croisées, jette sur les murs
des dessins inattendus, d’une clarté aveuglante et vernie. On aperçoit,
par les portes entr’ouvertes, les cours intérieures qui soufflent de
l’air frais. C’est toujours le même puits carré qu’enferme une colonnade
supportant des galeries. Un bruit de musique douce et sauvage s’échappe
parfois de ces demeures, dont on voit sortir aussi souvent, deux par
deux, des femmes. Elles vous jettent, entre les voiles qui leur couvrent
la face, un regard noir et triste, un regard de prisonnières, et
passent.

Coiffées toutes comme on nous représente la Vierge Marie, d’une étoffe
serrée sur le crâne, le torse enveloppé du haïk, les jambes cachées sous
l’ample pantalon de toile ou de calicot, qui vient étreindre la
cheville, elles marchent lentement, un peu gauches, hésitantes ; et on
cherche à deviner leur figure sous le voile qui la dessine un peu en se
collant sur les saillies. Les deux arcs bleuâtres des sourcils, joints
par un trait d’antimoine, se prolongent, au loin, sur les tempes.

Soudain des voix m’appellent. Je me retourne, et par une porte ouverte
j’aperçois, sur les murs, de grandes peintures inconvenantes comme on en
retrouve à Pompéi. La liberté des moeurs, l’épanouissement, en pleine
rue, d’une prostitution innombrable, joyeuse, naïvement hardie, révèlent
tout de suite la différence profonde qui existe entre la pudeur
européenne et l’inconscience orientale.

N’oublions pas qu’on a interdit dans ces mêmes rues, depuis peu d’années
seulement, les représentations de Caragousse, sorte de Guignol obscène
et monstrueux, dont les enfants regardaient de leurs grands yeux noirs,
ignorants et corrompus, en riant et en applaudissant, les
invraisemblables, ignobles et inénarrables exploits.

Par tout le haut de la ville arabe, entre les merceries, les épiceries
et les fruiteries des incorruptibles Mozabites, puritains mahométans que
souille le seul contact des autres hommes, et qui subiront, en rentrant
dans leur patrie, une longue purification, s’ouvrent tout grands des
débits de chair humaine, où l’on est appelé dans toutes les langues. Le
Mozabite, accroupi dans sa petite boutique, au milieu de ses
marchandises bien rangées autour de lui, semble ne pas voir, ne pas
savoir, ne pas comprendre.

À sa droite, les femmes espagnoles roucoulent comme des tourterelles ; à
sa gauche les femmes arabes miaulent comme des chattes. Il a l’air, au
milieu d’elles, entre les nudités impudiques peintes pour achalander les
deux bouges, d’un fakir, vendeur de fruits, hypnotisé dans un rêve.

Je tourne à droite par un tout petit passage qui semble tomber dans la
mer, étalée au loin, derrière la pointe de Saint-Eugène, et j’aperçois,
au bout de ce tunnel, à quelques mètres sous moi, un bijou de mosquée,
ou plutôt une toute mignonne zaouia qui s’égrène par petits bâtiments et
par petits tombeaux carrés, ronds et pointus, le long d’un escalier
allant en zigzags de terrasse en terrasse.

L’entrée en est masquée par un mur qu’on dirait bâti en neige argentée,
encadré de carrelages en faïence verte, et percé d’ouvertures régulières
par où l’on voit la rade d’Alger.

J’entre. Des mendiants, des vieillards, des enfants, des femmes, sont
accroupis, sur chaque marche, la main tendue, et demandent l’aumône en
arabe. À droite, dans une petite construction couronnée aussi de
faïences, est une première sépulture, et l’on aperçoit, par la porte
ouverte, des fidèles, assis devant le tombeau. Plus bas s’arrondit le
dôme éclatant de la koubba du marabout Abd-er-Rahman, à côté du minaret
mince et carré d’où l’on appelle à la prière.

Voici, tout le long de la descente, d’autres tombes plus humbles, puis
celle du célèbre Ahmed, bey de Constantine, qui fit dévorer par des
chiens le ventre des prisonniers français.

De la dernière terrasse à l’entrée du marabout, la vue est délicieuse.
Notre-Dame d’Afrique, au loin, domine Saint-Eugène et toute la mer, qui
s’en va jusqu’à l’horizon, où elle se mêle au ciel. Puis, plus près, à
droite, c’est la ville arabe, montant, de toit en toit, jusqu’à la
zaouia et étageant encore, au-dessus, ses petites maisons de craie.
Autour de moi, des tombes, un cyprès, un figuier, et des ornements
mauresques encadrant et crénelant tous les murs sacrés.

Après m’être déchaussé, je pénètre dans la koubba. D’abord, dans une
pièce étroite, un savant musulman, assis sur ses talons, lit un
manuscrit qu’il tient de ses deux mains, à la hauteur des yeux. Des
livres, des parchemins sont étalées autour de lui sur les nattes. Il ne
tourne pas la tête.

Plus loin, j’entends un frémissement, un chuchotement. À mon approche,
toutes les femmes accroupies autour du tombeau se couvrent la figure
avec vivacité. Elles ont l’air de gros flocons de linge blanc où
brillent des yeux. Au milieu d’elles, dans cette écume de flanelle, de
soie, de laine et de toile, des enfants dorment ou s’agitent, vêtus de
rouge, de bleu, de vert : c’est charmant et naïf. Elles sont chez elles,
chez leur saint, dont elles ont paré la demeure,—car Dieu est trop loin
pour leur esprit borné, trop grand pour leur humilité.

Elles ne se tournent pas vers la Mecque, elles, mais vers le corps du
marabout, et elles se mettent sous sa protection directe, qui est
encore, qui est toujours la protection de l’homme. Leurs yeux de femmes,
leurs yeux doux et tristes, soulignés par deux bandeaux blancs, ne
savent pas voir l’immatériel, ne connaissent que la créature. C’est le
mâle qui, vivant, les nourrit, les défend, les soutient ; c’est encore le
mâle qui parlera d’elles à Dieu, après sa mort. Elles sont là tout près
de la tombe parée et peinturlurée, un peu semblable à un lit breton mis
en couleur et couvert d’étoffes, de soieries, de drapeaux, de cadeaux
apportés.

Elles chuchotent, elles causent entre elles, et racontent au marabout
leurs affaires, leurs soucis, leurs disputes, les griefs contre le mari.
C’est une réunion intime et familière de bavardages autour d’une
relique.

Toute la chapelle est pleine de leurs dons bizarres : de pendules de
toutes grandeurs qui marchent, battent les secondes et sonnent les
heures, de bannières votives, de lustres de toute sorte, en cuivre et en
cristal. Ces lustres sont si nombreux qu’on ne voit plus le plafond. Ils
pendent côte à côte, de tailles différentes comme dans la boutique d’un
lampiste. Les murs sont décorés de faïences élégantes d’un dessin
charmant, dont les couleurs dominantes sont toujours le vert et le
rouge. Le sol est couvert de tapis, et le jour tombe de la coupole par
des groupes de trois fenêtres cintrées, dont une domine les deux autres.

Ce n’est plus la mosquée sévère, nue, où Dieu est seul ; c’est un
boudoir, orné pour la prière par le goût enfantin de femmes sauvages.
Souvent des galants viennent les voir en ce lieu, leur donner un
rendez-vous, leur dire quelques mots en secret. Des Européens, qui
parlent l’arabe, nouent ici, parfois, des relations avec ces créatures
enveloppées et lentes, dont on ne voit que le regard.

Lorsque la confrérie masculine du marabout vient à son tour faire ses
dévotions, elle n’a point pour le saint habitant du lieu les mêmes
attentions exclusives. Après avoir témoigné leur respect au sépulcre,
les hommes se tournent vers la Mecque et adorent Dieu,—car il n’y a de
divinité que Dieu,—comme ils répètent en toutes leurs prières.

II

TUNIS

Le chemin de fer avant d’arriver à Tunis traverse un superbe pays de
montagnes boisées. Après s’être élevé, en dessinant les lacets
démesurés, jusqu’à une altitude de sept cent quatre-vingts mètres, d’où
on domine un immense et magnifique paysage, il pénètre dans la Tunisie
par la Kroumirie.

C’est alors une suite de monts et de vallées désertes, où jadis
s’élevaient des villes romaines. Voici d’abord les restes de Thagaste où
naquit saint Augustin, dont le père était décurion.

Plus loin c’est Thubursicum Numidarum, dont les ruines couvrent une
suite de collines rondes et verdoyantes. Plus loin encore, c’est
Madaure, où naquit Apulée à la fin du règne de Trajan. On ne pourrait
guère énumérer les cités mortes, près desquelles on va passer jusqu’à
Tunis.

Tout à coup, après de longues heures de route, on aperçoit dans la
plaine basse les hautes arches d’un aqueduc à moitié détruit, coupé par
places, et qui allait, jadis, d’une montagne à l’autre. C’est l’aqueduc
de Carthage dont parle Flaubert dans Salammbô. Puis, on côtoie un beau
village, on suit un lac éblouissant, et on découvre les murs de Tunis.

Nous voici dans la ville.

Pour en bien découvrir l’ensemble, il faut monter sur une colline
voisine. Les Arabes comparent Tunis à un burnous étendu ; et cette
comparaison est juste. La ville s’étale dans la plaine, soulevée
légèrement par les ondulations de la terre, qui font saillir par places
les bords de cette grande tache de maisons pâles d’où surgissent les
dômes des mosquées et les clochers des minarets. À peine distingue-t-on,
à peine imagine-t-on que ce sont là des maisons, tant cette plaque
blanche est compacte, continue et rampante. Autour d’elle, trois lacs
qui, sous le dur soleil d’Orient, brillent comme des plaines d’acier. Au
nord, au loin, la Sebkra-er-Bouan ; à l’ouest, la Sebkra-Seldjoum,
aperçue par-dessus la ville ; au sud, le grand lac Bahira ou lac de
Tunis ; puis, en remontant vers le nord, la mer, le golfe profond,
pareil lui-même à un lac dans son cadre éloigné de montagnes.

Et puis partout autour de cette ville plate, des marécages fangeux où
fermentent des ordures, une inimaginable ceinture de cloaques en
putréfaction, des champs nus et bas où l’on voit briller, comme des
couleuvres, de minces cours d’eau tortueux. Ce sont les égouts de Tunis
qui s’écoulent sous le ciel bleu. Ils vont sans arrêt, empoisonnant
l’air, traînant leur flot lent et nauséabond, à travers des terres
imprégnées de pourritures, vers le lac qu’ils ont fini par emplir, par
combler sur toute son étendue, car la sonde y descend dans la fange
jusqu’à dix-huit mètres de profondeur : on doit entretenir un chenal à
travers cette boue afin que les petits bateaux y puissent passer.

Mais, par un jour de plein soleil, la vue de cette ville couchée entre
ces lacs, dans ce grand pays que ferment au loin des montagnes dont la
plus haute, le Zagh’ouan, apparaît presque toujours coiffée d’une nuée
en hiver, est la plus saisissante et la plus attachante, peut-être,
qu’on puisse trouver sur le bord du continent africain.

Descendons de notre colline et pénétrons dans la cité. Elle a trois
parties bien distinctes : la partie française, la partie arabe, et la
partie juive.

En vérité, Tunis n’est ni une ville française, ni une ville arabe, c’est
une ville juive. C’est un des rares points du monde où le juif semble
chez lui comme dans une patrie, où il est le maître presque
ostensiblement, où il montre une assurance tranquille, bien qu’un peu
tremblante encore.

C’est lui surtout qui est intéressant à voir, à observer dans ce
labyrinthe de ruelles étroites où circule, s’agite, pullule la
population la plus colorée, bigarrée, drapée, pavoisée, miroitante,
soyeuse et décorative, de tout ce rivage oriental.

Où sommes-nous ? sur une terre arabe ou dans la capitale éblouissante
d’Arlequin, d’un Arlequin très artiste, ami des peintres, coloriste
inimitable qui s’est amusé à costumer son peuple avec une fantaisie
étourdissante. Il a dû passer par Londres, par Paris, par
Saint-Pétersbourg, ce costumier divin qui, revenu plein de dédain des
pays du Nord, bariola ses sujets avec un goût sans défaillances et une
imagination sans limites. Non seulement il voulut donner à leurs
vêtements des formes gracieuses, originales et gaies, mais il employa,
pour les nuancer, toutes les teintes créées, composées, rêvées par les
plus délicats aquarellistes.

Aux juifs seuls il toléra les tons violents, mais en leur interdisant
les rencontres trop brutales et en réglant l’éclat de leurs costumes
avec une hardiesse prudente. Quant aux Maures, ses préférés, tranquilles
marchands accroupis dans les souks, jeunes gens alertes ou gros
bourgeois allant à pas lents par les petites rues, il s’amusa à les
vêtir avec une telle variété de coloris, que l’oeil, à les voir, se
grise comme une grive avec des raisins. Oh ! pour ceux-là, pour ses bons
Orientaux, ses Levantins métis de Turcs et d’Arabes, il a fait une
collection de nuances si fines, si douces, si calmées, si tendres, si
pâlies, si agonisantes et si harmonieuses, qu’une promenade au milieu
d’elles est une longue caresse pour le regard.

Voici des burnous de cachemire ondoyants comme des flots de clarté, puis
des haillons superbes de misère, à côté des gebbas de soie, longues
tuniques tombant aux genoux, et de tendres gilets appliqués au corps
sous les vestes à petits boutons égrenés le long des bords.

Et ces gebbas, ces vestes, ces gilets, ces haïks, croisent, mêlent et
superposent les plus fines colorations. Tout cela est rose, azuré,
mauve, vert d’eau, bleu-pervenche, feuille-morte, chair-de-saumon,
orangé, lilas-fané, lie-de-vin, gris-ardoise.

C’est un défilé de féerie, depuis les teintes les plus évanouies
jusqu’aux accents les plus ardents, ceux-ci noyés dans un tel courant de
notes discrètes que rien n’est dur, rien n’est criard, rien n’est
violent le long des rues, ces couloirs de lumière, qui tournent sans
fin, serrés entre les maisons basses, peintes à la chaux.

À tout instant, ces étroits passages sont obstrués presque entièrement
par des créatures obèses, dont les flancs et les épaules semblent
toucher les deux murs à chaque balancement de leur marche. Sur leur tête
se dresse une coiffe pointue, souvent argentée ou dorée, sorte de bonnet
de magicienne d’où tombe par derrière, une écharpe. Sur leur corps
monstrueux, masse de chair houleuse et ballonnée, flottent des blouses
de couleurs vives. Leurs cuisses informes sont emprisonnées en des
caleçons blancs collés à la peau. Leurs mollets et leurs chevilles
empâtées par la graisse gonflent des bas, ou bien, quand elles sont en
toilette, des espèces de gaines en drap d’or et d’argent. Elles vont, à
petits pas pesants, sur des escarpins qui traînent ; car elles ne sont
chaussées qu’à la moitié du pied ; et les talons frôlent et battent le
pavé. Ces créatures étranges et bouffies, ce sont les juives, les belles
juives !

Dès qu’approche l’âge du mariage, l’âge où les hommes riches les
recherchent, les fillettes d’Israël rêvent d’engraisser ; car plus une
femme est lourde, plus elle fait honneur à un mari et plus elle a de
chances de le choisir à son gré. À quatorze ans, à quinze ans, elles
sont, ces gamines sveltes et légères, des merveilles de beauté, de
finesse et de grâce.

Leur teint pâle, un peu maladif, d’une délicatesse lumineuse, leurs
traits fins, ces traits si doux d’une race ancienne et fatiguée, dont le
sang jamais ne fut rajeuni, leurs yeux sombres sous les fronts clairs,
qu’écrase la masse noire, épaisse, pesante, des cheveux ébouriffés, et
leur allure souple quand elles courent d’une porte à l’autre, emplissent
le quartier juif de Tunis d’une longue vision de petites Salomés
troublantes.

Puis elles songent à l’époux. Alors commence l’inconcevable gavage qui
fera d’elles des monstres. Immobiles maintenant, après avoir pris
chaque matin la boulette d’herbes apéritives qui surexcitent l’estomac,
elles passent les journées entières à manger des pâtes épaisses qui les
enflent incroyablement. Les seins se gonflent, les ventres ballonnent,
les croupes s’arrondissent, les cuisses s’écartent, séparées par la
bouffissure ; les poignets et les chevilles disparaissent sous une lourde
coulée de chair. Et les amateurs accourent, les jugent, les comparent,
les admirent comme dans un concours d’animaux gras. Voilà comme elles
sont belles, désirables, charmantes, les énormes filles à marier !

Alors on voit passer ces êtres prodigieux, coiffés d’un cône aigu nommé
koufia, qui laisse pendre sur le dos le bechkir, vêtus de la
camiza flottante, en toile simple ou en soie éclatante, culottés de
maillots tantôt blancs, tantôt richement ouvragés, et chaussés de
savates traînantes, dites « saba » ; êtres inexprimablement surprenants,
dont la figure demeure encore souvent jolie sur ces corps
d’hippopotames.

Dans leurs maisons, facilement ouvertes, on les trouve, le samedi, jour
sacré, jour de visites et d’apparat, recevant leurs amies dans les
chambres blanches, où elles sont assises, les unes près des autres,
comme des idoles symboliques, couvertes de soieries et d’oripeaux
luisants, déesses de chair et de métal, qui ont des guêtres d’or aux
jambes et, sur la tête, une corne d’or !

La fortune de Tunis est dans leurs mains, ou plutôt dans les mains de
leurs époux toujours souriants, accueillants et prêts à offrir leurs
services. Dans bien peu d’années, sans doute, devenues des dames
européennes, elles s’habilleront à la française et, pour obéir à la
mode, jeûneront, afin de maigrir. Ce sera tant mieux pour elles et tant
pis pour nous, les spectateurs.

Dans la ville arabe, la partie la plus intéressante est le quartier des
Souks, longues rues voûtées ou toiturées de planches, à travers
lesquelles le soleil glisse des lames de feu, qui semblent couper au
passage les promeneurs et les marchands. Ce sont les bazars, galeries
tortueuses et entre-croisées où les vendeurs, par corporations, assis ou
accroupis au milieu de leurs marchandises en de petites boutiques
couvertes, appellent avec énergie le client ou demeurent immobiles dans
ces niches de tapis, d’étoffes de toutes couleurs, de cuirs, de brides,
de selles, de harnais brodés d’or, ou dans les chapelets jaunes et
rouges des babouches.

Chaque corporation a sa rue, et l’on voit, tout le long de la galerie,
séparés par une simple cloison, tous les ouvriers du même métier
travailler avec les mêmes gestes. L’animation, la couleur, la gaieté de
ces marchés orientaux ne sont point possibles à décrire, car il faudrait
en exprimer en même temps l’éblouissement, le bruit et le mouvement.

Un de ces souks a un caractère si bizarre, que le souvenir en reste
extravagant et persistant comme celui d’un songe. C’est le souk des
parfums.

En d’étroites cases pareilles, si étroites qu’elles font penser aux
cellules d’une ruche, alignées d’un bout à l’autre et sur les deux côtés
d’une galerie un peu sombre, des hommes au teint transparent, presque
tous jeunes, couverts de vêtements clairs, et assis comme des bouddhas,
gardent une rigidité saisissante dans un cadre de longs cierges
suspendus, formant autour de leur tête et de leurs épaules un dessin
mystique et régulier.

Les cierges d’en haut, plus courts, s’arrondissent sur le turban ;
d’autres, plus longs, viennent aux épaules ; les grands tombent le long
des bras. Et, cependant, la forme symétrique de cette étrange décoration
varie un peu de boutique en boutique. Les vendeurs, pâles, sans gestes,
sans paroles, semblent eux-mêmes des hommes de cire en une chapelle de
cire. Autour de leurs genoux, de leurs pieds, à la portée des mains si
un acheteur se présente, tous les parfums imaginables sont enfermés en
de toutes petites boîtes, en de toutes petites fioles, en de tous petits
sacs.

Une odeur d’encens et d’aromates flotte, un peu étourdissante, d’un bout
à l’autre du souk.

Quelques-uns de ces extraits sont vendus très cher, par gouttes. Pour
les compter, l’homme se sert d’un petit coton qu’il tire de son oreille
et y replace ensuite.

Quand le soir vient, tout le quartier des souks est clos par de lourdes
portes à l’entrée des galeries, comme une ville précieuse enfermée dans
l’autre.

Lorsqu’on se promène au contraire par les rues neuves qui vont aboutir,
dans le marais, à quelque courant d’égout, on entend soudain une sorte
de chant bizarre rythmé par des bruits sourds comme des coups de canon
lointains, qui s’interrompent quelques instants pour recommencer
aussitôt. On regarde autour de soi et on découvre, au ras de terre, une
dizaine de têtes de nègres, enveloppées de foulards, de mouchoirs, de
turbans, de loques. Ces têtes chantent un refrain arabe, tandis que les
mains, armées de dames pour tasser le sol, tapent en cadence, au fond
d’une tranchée, sur les cailloux et le mortier qui feront des fondations
solides à quelque nouvelle maison bâtie dans ce sol huileux de fanges.

Sur le bord du trou, un vieux nègre, chef d’escouade de ces pileurs de
pierres, bat la mesure, avec un rire de singe ; et tous les autres aussi
rient en continuant leur bizarre chanson que scandent des coups
énergiques. Ils tapent avec ardeur et rient avec malice devant les
passants qui s’arrêtent ; et les passants aussi s’égayent, les Arabes
parce qu’ils comprennent, les autres parce que le spectacle est drôle ;
mais personne assurément ne s’amuse autant que les nègres, car le vieux
crie :

— Allons ! frappons !

Et tous reprennent en montrant leurs dents, et en donnant trois coups de
pilon :

— Sur la tête du chien de roumi !

Le nègre clame en mimant le geste d’écraser :

— Allons ! frappons !

Et tous :

— Sur la tête du chien de youte !

Et c’est ainsi que s’élève la ville européenne dans le quartier neuf de
Tunis !

Ce quartier neuf ! Quand on songe qu’il est entièrement construit sur
des vases peu à peu solidifiées, construit sur une matière innommable,
faite de toutes les matières immondes que rejette une ville, on se
demande comment la population n’est pas décimée par toutes les maladies
imaginables, toutes les fièvres, toutes les épidémies. Et, en regardant
le lac, que les mêmes écoulements urbains envahissent et comblent peu à
peu, le lac, dépotoir nauséabond, dont les émanations sont telles que,
par les nuits chaudes, on a le coeur soulevé de dégoût, on ne comprend
même pas que la ville ancienne, accroupie près de ce cloaque, subsiste
encore.

On songe aux fiévreux aperçus dans certains villages de Sicile, de Corse
ou d’Italie, à la population difforme, monstrueuse, ventrue et
tremblante, empoisonnée par des ruisseaux clairs et de beaux étangs
limpides, et on demeure convaincu que Tunis doit être un foyer
d’infections pestilentielles.

Eh bien, non ! Tunis est une ville saine, très saine ! L’air infect qu’on
y respire est vivifiant et calmant, le plus apaisant, le plus doux aux
nerfs surexcités que j’aie jamais respiré. Après le département des
Landes, le plus sain de France, Tunis est l’endroit où sévissent le
moins toutes les maladies ordinaires de nos pays.

Cela paraît invraisemblable, mais cela est. O médecins modernes, oracles
grotesques, professeurs d’hygiène, qui envoyez vos malades respirer
l’air pur des sommets ou l’air vivifié par la verdure des grands bois,
venez voir ces fumiers qui baignent Tunis ; regardez ensuite cette terre
que pas un arbre n’abrite et ne rafraîchit de son ombre ; demeurez un an
dans ce pays, plaine basse et torride sous le soleil d’été, marécage
immense sous les pluies d’hiver, puis entrez dans les hôpitaux. Ils sont
vides !

Questionnez les statistiques, vous apprendrez qu’on y meurt de ce qu’on
appelle, peut-être à tort, sa belle mort beaucoup plus souvent que de
vos maladies. Alors vous vous demanderez peut-être si ce n’est pas la
science moderne qui nous empoisonne avec ses progrès ; si les égouts dans
nos caves et les fosses voisinant avec notre vin et notre eau ne sont
pas des distillateurs de mort à domicile, des foyers et des propagateurs
d’épidémies plus actifs que les ruisselets d’immondices qui se promènent
en plein soleil autour de Tunis ; vous reconnaîtrez que l’air pur des
montagnes est moins calmant que le souffle bacillifère des fumiers de
ville ici et que l’humidité des forêts est plus redoutable à la santé et
plus engendreuse de fièvres que l’humidité des marais putréfiés à cent
lieues du plus petit bois.

En réalité, la salubrité indiscutable de Tunis est stupéfiante et ne
peut être attribuée qu’à la pureté parfaite de l’eau qu’on boit dans
cette ville, ce qui donne absolument raison aux théories les plus
modernes sur le mode de propagation des germes morbides.

L’eau du Zagh’ouan, en effet, captée sous terre à quatre-vingts
kilomètres environ de Tunis, parvient dans les maisons, sans avoir eu
avec l’air le moindre contact et sans avoir pu recueillir, par
conséquent, aucune graine de contagion.

L’étonnement qu’éveillait en moi l’affirmation de cette salubrité me fit
chercher les moyens de visiter un hôpital, et le médecin maure qui
dirige le plus important de Tunis voulut bien me faire pénétrer dans le
sien.

Or, dès que fut ouverte la grande porte donnant sur une vaste cour
arabe, dominée par une galerie à colonnes qu’abrité une terrasse, ma
surprise et mon émotion furent tels que je ne songeai plus guère à ce
qui m’avait fait entrer là.

Autour de moi, sur les quatre côtés de la cour, d’étroites cellules,
grillées comme des cachots, enfermaient des hommes qui se levèrent en
nous voyant et vinrent coller entre les barreaux de fer des faces
creuses et livides. Puis un d’eux, passant sa main et l’agitant hors de
cette cage, cria quelque injure. Alors les autres, sautillant soudain
comme les bêtes des ménageries, se mirent à vociférer, tandis que, sur
la galerie du premier étage, un Arabe à grande barbe, coiffé d’un épais
turban, le cou cerclé de colliers de cuivre, laissait pendre avec
nonchalance sur la balustrade un bras couvert de bracelets et des doigts
chargés de bagues. Il souriait en écoutant ce bruit. C’est un fou, libre
et tranquille, qui se croit le roi des rois et qui règne paisiblement
sur les foux furieux enfermés en bas.

Je voulus passer en revue ces déments effrayants et admirables en leur
costume oriental, plus curieux et moins émouvants peut-être, à force
d’être étranges, que nos pauvres fous d’Europe.

Dans la cellule du premier, on me permit de pénétrer. Comme la plupart
de ses compagnons, c’est le haschich ou plutôt le kif qui l’a mis en cet
état. Il est tout jeune, fort pâle, fort maigre, et me parle en me
regardant avec des yeux fixes, troubles, énormes. Que dit-il ? Il me
demande une pipe pour fumer et me raconte que son père l’attend.

De temps en temps, il se soulève, laissant voir sous sa gebba et son
burnous des jambes grêles d’araignée humaine ; et le nègre, son gardien,
un géant luisant aux yeux blancs, le rejette chaque fois sur sa natte
d’une seule pesée sur l’épaule, qui semble écraser le faible halluciné.

Son voisin est une sorte de monstre jaune et grimaçant, un Espagnol de
Ribera, accroupi et cramponné aux barreaux et qui demande aussi du tabac
ou du kif, avec un rire continu qui a l’air d’une menace.

Ils sont deux dans la case suivante : encore un fumeur de chanvre, qui
nous accueille avec des gestes frénétiques, grand Arabe aux membres
vigoureux, tandis que, assis sur ses talons, son voisin, immobile, fixe
sur nous des yeux transparents de chat sauvage. Il est d’une beauté rare
cet homme, dont la barbe noire, courte et frisée, rend le teint livide
et superbe. Le nez est fin, la figure longue, élégante, d’une
distinction parfaite C’est un Mozabite, devenu fou après avoir trouvé
mort son jeune fils, qu’il cherchait depuis deux jours.

Puis en voici un vieux qui rit et nous crie, en dansant comme un ours :

— Fous, fous, nous sommes tous fous, moi, toi, le médecin, le gardien,
le bey, tous, tous fous !

C’est en arabe qu’il hurle cela ; mais on comprend, tant sa mimique est
effroyable, tant l’affirmation de son doigt tendu vers nous est
irrésistible. Il nous désigne l’un après l’autre, et rit, car il est sûr
que nous sommes fous, lui, ce fou, et il répète :

— Oui, oui, toi, toi, toi, tu es fou !

Et on croit sentir pénétrer en son âme un souffle de déraison, une
émanation contagieuse et terrifiante de ce dément malfaisant.

Et on s’en va, et on lève les yeux vers le grand carré bleu du ciel qui
plane sur ce trou de damnés. Alors apparaît, souriant toujours, calme et
beau comme un roi mage, le seigneur de tous ces fous, l’Arabe à longue
barbe, penché sur la galerie, et qui laisse briller au soleil les mille
objets de cuivre, de fer et de bronze, clefs, anneaux et pointes, dont
il pare avec orgueil sa royauté imaginaire.

Depuis quinze ans, il est ici, ce sage, errant à pas lents, d’une allure
majestueuse et calme, si majestueuse, en effet, qu’on le salue avec
respect. Il répond, d’une voix de souverain, quelques mots qui
signifient : « Soyez les bienvenus ; je suis heureux de vous voir. » Puis il
cesse de nous regarder.

Depuis quinze ans, cet homme ne s’est point couché. Il dort assis sur
une marche, au milieu de l’escalier de pierre de l’hôpital. On ne l’a
jamais vu s’étendre.

Que m’importent, à présent, les autres malades, si peu nombreux,
d’ailleurs, qu’on les compte dans les grandes salles blanches, d’où l’on
voit par les fenêtres s’étaler la ville éclatante, sur qui semblent
bouillonner les dômes des koubbas et des mosquées.

Je m’en vais troublé d’une émotion confuse, plein de pitié, peut-être
d’envie, pour quelques-uns de ces hallucinés, qui continuent dans cette
prison, ignorée d’eux, le rêve trouvé, un jour, au fond de la petite
pipe bourrée de quelques feuilles jaunes.

Le soir de ce même jour un fonctionnaire français, armé d’un pouvoir
spécial, m’offrit de me faire pénétrer dans quelques mauvais lieux de
plaisir arabes, ce qui est fort difficile aux étrangers.

Nous dûmes d’ailleurs être accompagnés par un agent de la police
beylicale, sans quoi aucune porte, même celle des plus vils bouges
indigènes, ne se serait ouverte devant nous.

La ville arabe d’Alger est pleine d’agitation nocturne. Dès que le soir
vient, Tunis est mort. Les petites rues étroites, tortueuses, inégales,
semblent des couloirs d’une cité abandonnée, dont on a oublié d’éteindre
le gaz, par places.

Nous voici très loin, dans ce labyrinthe de murs blancs ; et on nous fit
entrer chez des juives qui dansaient la « danse du ventre ». Cette danse
est laide, disgracieuse, curieuse seulement pour les amateurs par la
maestria de l’artiste. Trois soeurs, trois filles très parées, faisaient
leurs contorsions impures, sous l’oeil bienveillant de leur mère, une
énorme petite boule de graisse vivante coiffée d’un cornet de papier
doré et mendiant pour les frais généraux de la maison, après chaque
crise de trépidation des ventres de ses enfants. Autour du salon trois
portes entrebâillées montraient les couches basses de trois chambres.
J’ouvris une quatrième porte et je vis, dans un lit, une femme couchée
qui me parut belle. On se précipita sur moi, mère, danseuses, deux
domestiques nègres et un homme inaperçu qui regardait, derrière un
rideau, s’agiter pour nous le flanc de ses soeurs. J’allais entrer dans
la chambre de sa femme légitime qui était enceinte, de la belle-fille,
de la belle-soeur des drôlesses qui tentaient, mais en vain, de nous
mêler, ne fût-ce qu’un soir, à la famille. Pour me faire pardonner cette
défense d’entrer, on me montra le premier enfant de cette dame, une
petite fille de trois ou quatre ans, qui esquissait déjà la « danse du
ventre ».

Je m’en allai fort dégoûté.

Avec des précautions infinies on me fit pénétrer ensuite dans le logis
de grandes courtisanes arabes. Il fallut veiller au bout des rues,
parlementer, menacer, car si les indigènes savaient que le roumi est
entré chez elles, elles seraient abandonnées, honnies, ruinées. Je vis
là de grosses filles brunes, médiocrement belles, en des taudis pleins
d’armoires à glace.

Nous songions à regagner l’hôtel quand l’agent de police indigène nous
proposa de nous conduire tout simplement dans un bouge, dans un lieu
d’amour dont il ferait ouvrir la porte d’autorité.

Et nous voici encore le suivant à tâtons dans des ruelles noires
inoubliables, allumant des allumettes pour ne pas tomber, trébuchant,
tout de même en des trous, heurtant les maisons de la main et de
l’épaule et entendant parfois des voix, des bruits de musique, des
rumeurs de fête sauvage sortir des murs, étouffés, comme lointains,
effrayants d’assourdissement et de mystère. Nous sommes en plein dans le
quartier de la débauche.

Devant une porte on s’arrête ; nous nous dissimulons à droite et à gauche
tandis que l’agent frappe à coups de poing en criant une phrase arabe,
un ordre.

Une voix, faible, une voix de vieille répond derrière la planche ; et
nous percevons maintenant des sons d’instruments et des chants criards
de femmes arabes dans les profondeurs de ce repaire.

On ne veut pas ouvrir. L’agent se fâche, et de sa gorge sortent des
paroles précipitées, rauques et violentes. À la fin, la porte
s’entre-bâille, l’homme la pousse, entre comme en une ville conquise, et
d’un beau geste vainqueur semble nous dire : « Suivez-moi. »

Nous le suivons, en descendant trois marches qui nous mènent en une
pièce basse, où dorment, le long des murs, sur des tapis, quatre enfants
arabes, les petits de la maison. Une vieille, une de ces vieilles
indigènes qui sont des paquets de loques jaunes nouées autour de
quelque chose qui remue, et d’où sort une tête invraisemblable et
tatouée de sorcière, essaye encore de nous empêcher d’avancer. Mais la
porte est refermée, nous entrons dans une première salle où quelques
hommes sont debout qui n’ont pu pénétrer dans la seconde dont ils
obstruent l’ouverture en écoutant d’un air recueilli l’étrange et aigre
musique qu’on fait là dedans. L’agent pénètre le premier, fait écarter
les habitués et nous atteignons une chambre étroite, allongée, où des
tas d’Arabes sont accroupis sur des planches, le long des deux murs
blancs, jusqu’au fond.

Là, sur un grand lit français qui tient toute la largeur de la pièce,
une pyramide d’autres Arabes s’étage, invraisemblablement empilés et
mêlés, un amas de burnous d’où émergent cinq têtes à turban.

Devant eux, au pied du lit, sur une banquette nous faisant face,
derrière un guéridon d’acajou chargé de verres, de bouteilles de bière,
de tasses à café et de petites cuillers d’étain, quatre femmes assises
chantent une interminable et traînante mélodie du Sud, que quelques
musiciens juifs accompagnent sur des instruments.

Elles sont parées comme pour une féerie, comme les princesses des Mille
et une Nuits, et une d’elles, âgée de quinze ans environ, est d’une
beauté si surprenante, si parfaite, si rare, qu’elle illumine ce lieu
bizarre, en fait quelque chose d’imprévu, de symbolique et
d’inoubliable.

Les cheveux sont retenus par une écharpe d’or, qui coupe le front d’une
tempe à l’autre. Sous cette barre droite et métallique s’ouvrent deux
yeux énormes, au regard fixe, insensible, introuvable, deux yeux longs,
noirs, éloignés, que sépare un nez d’idole tombant sur une petite bouche
d’enfant, qui s’ouvre pour chanter et semble seule vivre en ce visage.
C’est une figure sans nuances, d’une régularité imprévue, primitive et
superbe, faite de lignes si simples qu’elles semblent les formes
naturelles et uniques de ce visage humain.

En toute figure rencontrée, on pourrait, semble-t-il, remplacer un
trait, un détail, par quelque chose pris sur une autre personne. Dans
cette tête de jeune Arabe on ne pourrait rien changer, tant ce dessin en
est typique et parfait. Ce front uni, ce nez, ces joues d’un modelé
imperceptible qui vient mourir à la fine pointe du menton, en encadrant,
dans un ovale irréprochable de chair un peu brune, les seuls yeux, le
seul nez et la seule bouche qui puissent être là, sont l’idéal d’une
conception de beauté absolue dont notre regard est ravi, mais dont notre
rêve seul peut ne se pas sentir entièrement satisfait. À côté d’elle,
une autre fillette, charmante aussi, point exceptionnelle, une de ces
faces blanches, douces, dont la chair a l’air d’une pâte faite avec du
lait. Encadrant ces deux étoiles, deux autres femmes sont assises, au
type bestial, à la tête courte, aux pommettes saillantes, deux
prostituées nomades, de ces êtres perdus que les tribus sèment en route ;
ramassent et reperdent, puis laissent un jour à la traîne de quelque
troupe de spahis qui les emmène en ville.

Elles chantent en tapant sur la darbouka avec leurs mains rougies par le
henné, et les musiciens juifs les accompagnent sur de petites guitares,
des tambourins et des flûtes aiguës.

Tout le monde écoute, sans parler, sans jamais rire, avec une gravité
auguste.

Où sommes-nous ? Dans le temple de quelque religion barbare, ou dans une
maison publique ?

Dans une maison publique ? Oui, nous sommes dans une maison publique, et
rien au monde ne m’a donné une sensation plus imprévue, plus fraîche,
plus colorée que l’entrée dans cette longue pièce basse, où ces filles,
parées, dirait-on, pour un culte sacré, attendent le caprice d’un de ces
hommes graves qui semblent murmurer le Coran jusqu’au milieu des
débauches.

On m’en montre un, assis devant sa minuscule tasse de café, les yeux
levés, plein de recueillement. C’est lui qui a retenu l’idole ; et
presque tous les autres sont des invités. Il leur offre des
rafraîchissements et de la musique, et la vue de cette belle fille
jusqu’à l’heure où il les priera de rentrer chacun chez soi. Et ils s’en
iront en le saluant avec des gestes majestueux. Il est beau, cet homme
de goût, jeune, grand, avec une peau transparente d’Arabe des villes que
rend plus claire la barbe noire, luisante, soyeuse et un peu rare sur
les joues.

La musique cesse, nous applaudissons. On nous imite. Nous sommes assis
sur des escabeaux, au milieu d’une pile d’hommes. Soudain une longue
main noire me frappe sur l’épaule et une voix, une de ces voix étranges
des indigènes essayant de parler français, me dit :

- Moi, pas d’ici, Français comme toi.

Je me retourne et je vois un géant en burnous, un des Arabes les plus
hauts, les plus maigres, les plus osseux que j’aie jamais rencontrés.

- D’où es-tu donc ? lui dis-je stupéfait.

- D’Algérie !

- Ah ! je parie que tu es Kabyle ?

- Oui, Moussi.

Il riait, enchanté que j’eusse deviné son origine, et me montrant son
camarade :

- Lui aussi.

- Ah ! bon.

C’était pendant une sorte d’entr’acte.

Les femmes, à qui personne ne parlait, ne remuaient pas plus que des
statues, et je me mis à causer avec mes deux voisins d’Algérie, grâce au
secours de l’agent de police indigène.

J’appris qu’ils étaient bergers, propriétaires aux environs de Bougie,
et qu’ils portaient dans les replis de leurs burnous des flûtes de leur
pays dont ils jouaient le soir, pour se distraire. Ils avaient envie
sans doute qu’on admirât leur talent et ils me montrèrent deux minces
roseaux percés de trous, deux vrais roseaux coupés par eux au bord d’une
rivière.

Je priai qu’on les laissât jouer, et tout le monde aussitôt se tut avec
une politesse parfaite.

Ah ! la surprenante et délicieuse sensation qui se glissa dans mon coeur
avec les premières notes si légères, si bizarres, si inconnues, si
imprévues, des deux petites voix de ces deux petits tubes poussés dans
l’eau. C’était fin, doux, haché, sautillant : des sons qui volaient, qui
voletaient l’un après l’autre sans se rejoindre, sans se trouver, sans
s’unir jamais ; un chant qui s’évanouissait toujours, qui recommençait
toujours, qui passait, qui flottait autour de nous, comme un souffle de
l’âme des feuilles, de l’âme des bois, de l’âme des ruisseaux, de l’âme
du vent, entré avec ces deux grands bergers des montagnes kabyles dans
cette maison publique d’un faubourg de Tunis.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter