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Dans les dessous de l’Opéra (extrait du Fantôme de l’Opéra) 

vendredi 10 avril 2009, par Gaston Leroux

« La main haute, prête à tirer ! » répéta hâtivement le compagnon de Raoul.

Derrière eux, le mur, continuant à faire un tour complet sur lui-même, s’était refermé.

Les deux hommes restèrent quelques instants immobiles, retenant leur respiration.

Dans ces ténèbres régnait un silence que rien ne venait troubler.

Enfin, le Persan se décida à faire un mouvement, et Raoul l’entendit qui glissait à genoux, cherchant quelque chose dans la nuit, de ses mains tâtonnantes.

Soudain, devant le jeune homme, les ténèbres s’éclairèrent prudemment au feu d’une petite lanterne sourde, et Raoul eut un recul instinctif comme pour échapper à l’investigation d’un secret ennemi. Mais il comprit aussitôt que ce feu appartenait au Persan, dont il suivait tous les gestes. Le petit disque rouge se promenait sur les parois, en haut, en bas, tout autour d’eux, méticuleusement. Ces parois étaient formées, à droite d’un mur, à gauche d’une cloison en planches, au-dessus et au-dessous des planchers. Et Raoul se disait que Christine avait passé par là le jour où elle avait suivi la voix de l’Ange de la musique. Ce devait être là le chemin accoutumé d’Érik quand il venait à travers les murs surprendre la bonne foi et intriguer l’innocence de Christine. Et Raoul qui se rappelait les propos du Persan, pensa que ce chemin avait été mystérieusement établi par les soins du Fantôme lui-même. Or, il devait apprendre plus tard qu’Érik avait trouvé là, tout préparé pour lui, un corridor secret dont longtemps il était resté le seul à connaître l’existence. Ce corridor avait été créé lors de la Commune de Paris pour permettre aux geôliers de conduire directement leurs prisonniers aux cachots que l’on avait construits dans les caves, car les fédérés avaient occupé le bâtiment aussitôt après le 18 mars et en avaient fait tout en haut un point de départ pour les mongolfières chargées d’aller porter dans les départements leurs proclamations incendiaires, et, tout en bas, une prison d’État.

Le Persan s’était mis à genoux et avait déposé par terre sa lanterne. Il semblait occupé à une rapide besogne dans le plancher et, tout à coup, il voila sa lumière.

Alors Raoul entendit un léger déclic et aperçut dans le plancher du corridor un carré lumineux très pâle. C’était comme si une fenêtre venait de s’ouvrir sur les dessous encore éclairés de l’Opéra. Raoul ne voyait plus le Persan, mais il le sentit soudain à son côté et il entendit son souffle.

« Suivez-moi, et faites tout ce que je ferai. »

Raoul fut dirigé vers la lucarne lumineuse. Alors, il vit le Persan qui s’agenouillait encore et qui, se suspendant par les mains à la lucarne, se laissait glisser dans les dessous. Le Persan tenait alors son pistolet entre les dents.

Chose curieuse, le vicomte avait pleinement confiance dans le Persan. Malgré qu’il ignorât tout de lui, et que la plupart de ses propos n’eussent fait qu’augmenter l’obscurité de cette aventure, il n’hésitait point à croire que, dans cette heure décisive, le Persan était avec lui contre Érik. Son émotion lui avait paru sincère quand il lui avait parlé du « monstre » ; l’intérêt qu’il lui avait montré ne lui semblait point suspect. Enfin, si le Persan avait nourri quelque sinistre projet contre Raoul, il n’eût pas armé celui-ci de ses propres mains. Et puis, pour tout dire, ne fallait-il point arriver, coûte que coûte, auprès de Christine ? Raoul n’avait pas le choix des moyens. S’il avait hésité, même avec des doutes sur les intentions du Persan, le jeune homme se fût considéré comme le dernier des lâches.

Raoul, à son tour, s’agenouilla et se suspendit à la trappe, des deux mains. « Lâchez tout ! » entendit-il, et il tomba dans les bras du Persan qui lui ordonna aussitôt de se jeter à plat ventre, referma au-dessus de leurs têtes la trappe, sans que Raoul pût voir par quel stratagème, et vint se coucher au côté du vicomte. Celui-ci voulut lui poser une question, mais la main du Persan s’appuya sur sa bouche et aussitôt il entendit une voix qu’il reconnut pour être celle du commissaire de police qui tout à l’heure l’avait interrogé.

Raoul et le Persan se trouvaient alors tous deux derrière un cloisonnement qui les dissimulait parfaitement. Près de là, un étroit escalier montait à une petite pièce, dans laquelle le commissaire devait se promener en posant des questions, car on entendait le bruit de ses pas en même temps que celui de sa voix.

La lumière qui entourait les objets était bien faible, mais, en sortant de cette obscurité épaisse qui régnait dans le couloir secret du haut, Raoul n’eut point de peine à distinguer la forme des choses.

Et il ne put retenir une sourde exclamation, car il y avait là trois cadavres.

Le premier était étendu sur l’étroit palier du petit escalier qui montait jusqu’à la porte derrière laquelle on entendait le commissaire ; les deux autres avaient roulé au bas de cet escalier, les bras en croix. Raoul, en passant ses doigts à travers le cloisonnement qui le cachait, eût pu toucher la main de l’un de ces malheureux.

« Silence ! » fit encore le Persan dans un souffle.

Lui aussi avait vu les corps étendus et il eut un mot pour tout expliquer : « Lui ! »

La voix du commissaire se faisait alors entendre avec plus d’éclat. Il réclamait des explications sur le système d’éclairage, que le régisseur lui donnait. Le commissaire devait donc se trouver dans le « jeu d’orgue » ou dans ses dépendances. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, surtout quand il s’agit d’un théâtre d’opéra, le « jeu d’orgue » n’est nullement destiné à faire de la musique.

À cette époque, l’électricité n’était employée que pour certains effets scéniques très restreints et pour les sonneries. L’immense bâtiment et la scène elle-même étaient encore éclairés au gaz et c’était toujours avec le gaz hydrogène qu’on réglait et modifiait l’éclairage d’un décor, et cela au moyen d’un appareil spécial auquel la multiplicité de ses tuyaux a fait donner le nom de « jeu d’orgue ».

Une niche était réservée à côté du trou du souffleur, au chef d’éclairage qui, de là, donnait ses ordres à ses employés et en surveillait l’exécution. C’est dans cette niche que, à toutes les représentations, se tenait Mauclair.

Or, Mauclair n’était point dans sa niche et ses employés n’étaient point à leur place.

« Mauclair ! Mauclair ! »

La voix du régisseur résonnait maintenant dans les dessous comme dans un tambour. Mais Mauclair ne répondait pas.

Nous avons dit qu’une porte ouvrait sur un petit escalier qui montait du deuxième dessous. Le commissaire la poussa, mais elle résista : « Tiens ! Tiens ! fit-il… Voyez donc, monsieur le régisseur, je ne peux pas ouvrir cette porte… est-elle toujours aussi difficile ? »

Le régisseur, d’un vigoureux coup d’épaule, poussa la porte. Il s’aperçut qu’il poussait en même temps un corps humain et ne put retenir une exclamation : ce corps, il le reconnut tout de suite :

« Mauclair ! »

Tous les personnages qui avaient suivi le commissaire dans cette visite au jeu d’orgue s’avancèrent, inquiets. « Le malheureux ! Il est mort », gémit le régisseur.

Mais M. le commissaire Mifroid, que rien ne surprend, était déjà penché sur ce grand corps.

« Non, fit-il, il est ivre mort ! ça n’est pas la même chose.

– Ce serait la première fois, déclara le régisseur.

– Alors, on lui a fait prendre un narcotique… C’est bien possible. »

Mifroid se releva, descendit encore quelques marches et s’écria :

« Regardez ! »

À la lueur d’un petit fanal rouge, au bas de l’escalier, deux autres corps étaient étendus. Le régisseur reconnut les aides de Mauclair… Mifroid descendit, les ausculta.

« Ils dorment profondément, dit-il. Très curieuse affaire ! Nous ne pouvons plus douter de l’intervention d’un inconnu dans le service de l’éclairage… et cet inconnu travaillait évidemment pour le ravisseur !… Mais quelle drôle d’idée de ravir une artiste en scène !… C’est jouer la difficulté, cela, ou je ne m’y connais pas ! Qu’on aille me chercher le médecin du théâtre. »

Et M. Mifroid répéta :

« Curieuse ! très curieuse affaire ! »

Puis il se tourna vers l’intérieur de la petite pièce, s’adressant à des personnes que, de l’endroit où ils se trouvaient, ni Raoul ni le Persan ne pouvaient apercevoir.

« Que dites-vous de tout ceci, messieurs ? demanda-t-il. Il n’y a que vous qui ne donnez point votre avis. Vous devez bien avoir cependant une petite opinion… »

Alors, au-dessus du palier, Raoul et le Persan virent s’avancer les deux figures effarées de MM. les directeurs, – on ne voyait que leurs figures au-dessus du palier – et ils entendirent la voix émue de Moncharmin :

« Il se passe ici, monsieur le commissaire, des choses que nous ne pouvons nous expliquer. »

Et les deux figures disparurent.

« Merci du renseignement, messieurs », fit Mifroid, goguenard.

Mais le régisseur, dont le menton reposait alors dans le creux de la main droite, ce qui est le geste de la réflexion profonde, dit :

« Ce n’est point la première fois que Mauclair s’endort au théâtre. Je me rappelle l’avoir trouvé un soir, ronflant dans sa petite niche, à côté de sa tabatière.

– Il y a longtemps de cela ? » demanda M. Mifroid, en essuyant avec un soin méticuleux les verres de son lorgnon, car, M. le commissaire était myope, ainsi qu’il arrive aux plus beaux yeux du monde.

« Mon Dieu !… fit le régisseur… non, il n’y a pas bien longtemps… Tenez !… C’était le soir… Ma foi oui… c’était le soir où la Carlotta, vous savez bien, monsieur le commissaire, a lancé son fameux couac !…

– Vraiment, le soir où la Carlotta a lancé son fameux couac ? »

Et M. Mifroid ayant remis sur son nez le binocle aux glaces transparentes, fixa attentivement le régisseur, comme s’il voulait pénétrer sa pensée.

« Mauclair prise donc ?… demanda-t-il d’un ton négligent.

– Mais oui, monsieur le commissaire… Tenez, voici justement sur cette planchette sa tabatière… Oh ! c’est un grand priseur.

– Et moi aussi ! » fit M. Mifroid, et il mit la tabatière dans sa poche.

Raoul et le Persan assistèrent, sans que nul soupçonnât leur présence, au transport des trois corps que des machinistes vinrent enlever. Le commissaire les suivit et tout le monde derrière lui, remonta. On entendit, quelques instants encore, leurs pas qui résonnaient sur le plateau.

Quand ils furent seuls, le Persan fit signe à Raoul de se soulever. Celui-ci obéit ; mais comme, en même temps, il n’avait point replacé la main haute devant les yeux, prête à tirer, ainsi que le Persan ne manquait pas de le faire, celui-ci lui recommanda de prendre à nouveau cette position et de ne point s’en départir, quoi qu’il arrivât.

« Mais cela fatigue la main inutilement ! murmura Raoul, et si je tire, je ne serai plus sûr de moi !

– Changez votre arme de main, alors ! concéda le Persan.

– Je ne sais pas tirer de la main gauche ! »

À quoi le Persan répondit par cette déclaration bizarre, qui n’était point faite évidemment pour éclaircir la situation dans le cerveau bouleversé du jeune homme :

« Il ne s’agit point de tirer de la main gauche ou de la main droite ; il s’agit d’avoir l’une de vos mains placée comme si elle allait faire jouer la gâchette d’un pistolet, le bras étant à demi replié ; quant au pistolet en lui-même, après tout, vous pouvez le mettre dans votre poche. »

Et il ajouta :

« Que ceci soit entendu, ou je ne réponds plus de rien ! C’est une question de vie ou de mort. Maintenant, silence et suivez-moi ! »

Ils se trouvaient alors dans le deuxième dessous ; Raoul ne faisait qu’entrevoir à la lueur de quelques lumignons immobiles, çà et là, dans leurs prisons de verre, une infime partie de cet abîme extravagant, sublime et enfantin, amusant comme une boîte de Guignol, effrayant comme un gouffre, que sont les dessous de la scène à l’Opéra.

Ils sont formidables et au nombre de cinq. Ils reproduisent tous les plans de la scène, ses trappes et ses trappillons. Les costières seules y sont remplacées par des rails. Des charpentes transversales supportent trappes et trappillons. Des poteaux, reposant sur des dés de fonte ou de pierre, de sablières ou « chapeaux de forme », forment des séries de fermes qui permettent de laisser un libre passage aux « gloires » et autres combinaisons ou trucs. On donne à ces appareils une certaine stabilité en les reliant au moyen de crochets de fer et suivant les besoins du moment. Les treuils, les tambours, les contrepoids sont généreusement distribués dans les dessous. Ils servent à manœuvrer les grands décors, à opérer les changements à vue, à provoquer la disparition subite des personnages de féerie. C’est des dessous, ont dit MM. X., Y., Z., qui ont consacré à l’œuvre de Garnier une étude si intéressante, c’est des dessous qu’on transforme les cacochymes en beaux cavaliers, les sorcières hideuses en fées radieuses de jeunesse. Satan vient des dessous, de même qu’il s’y enfonce. Les lumières de l’enfer s’en échappent, les chœurs des démons y prennent place.

… Et les fantômes s’y promènent comme chez eux…

Raoul suivait le Persan, obéissant à la lettre à ses recommandations, n’essayant point de comprendre les gestes qu’il lui ordonnait… se disant qu’il n’avait plus d’espoir qu’en lui.

… Qu’eût-il fait sans son compagnon dans cet effarant dédale ? N’eût-il point été arrêté à chaque pas, par l’entrecroisement prodigieux des poutres et des cordages ? Ne se serait-il point pris, à ne pouvoir s’en dépêtrer, dans cette toile d’araignée gigantesque ?

Et s’il avait pu passer à travers ce réseau de fils et de contrepoids sans cesse renaissant devant lui, ne courait-il point le risque de tomber dans l’un de ces trous qui s’ouvraient par instants sous ses pas et dont l’œil n’apercevait point le fond de ténèbres !

… Ils descendaient… Ils descendaient encore… Maintenant, ils étaient dans le troisième dessous.

Et leur marche était toujours éclairée par quelque lumignon lointain…

Plus l’on descendait et plus le Persan semblait prendre de précautions… Il ne cessait de se retourner vers Raoul et de lui recommander de se tenir comme il le fallait, en lui montrant la façon dont il tenait lui-même son poing, maintenant désarmé, mais toujours prêt à tirer comme s’il avait eu un pistolet.

Tout à coup une voix retentissante les cloua sur place. Quelqu’un, au-dessus d’eux, hurlait.

« Sur le plateau tous les “fermeurs de portes” ! Le commissaire de police les demande. »

… On entendit des pas, et des ombres glissèrent dans l’ombre. Le Persan avait attiré Raoul derrière un portant… Ils virent passer près d’eux, au-dessus d’eux, des vieillards courbés par les ans et le fardeau ancien des décors d’opéra. Certains pouvaient à peine se traîner… ; d’autres, par habitude, l’échine basse et les mains en avant, cherchaient des portes à fermer.

Car c’étaient les fermeurs de portes… Les anciens machinistes épuisés et dont une charitable direction avait eu pitié. Elle les avait faits fermeurs de portes dans les dessous, dans les dessus. Ils allaient et venaient sans cesse du haut en bas de la scène pour fermer les portes – et ils étaient aussi appelés en ce temps-là, car depuis, je crois bien qu’ils sont tous morts : « les chasseurs de courants d’air. »

Les courants d’air, d’où qu’ils viennent, sont très mauvais pour la voix. [1]

Le Persan et Raoul se félicitèrent en a parte de cet incident qui les débarrassait de témoins gênants, car quelques-uns des fermeurs de portes, n’ayant plus rien à faire et n’ayant guère de domicile, restaient par paresse ou par besoin, à l’Opéra, où ils passaient la nuit. On pouvait se heurter à eux, les réveiller, s’attirer une demande d’explications. L’enquête de M. Mifroid gardait momentanément nos deux compagnons de ces mauvaises rencontres.

Mais ils ne furent point longtemps à jouir de leur solitude… D’autres ombres, maintenant, descendaient le même chemin par où les « fermeurs de portes » avaient monté. Ces ombres avaient chacune devant elle une petite lanterne… qu’elles agitaient fort, la portant en haut, en bas, examinant tout autour d’elles et semblant, de toute évidence, chercher quelque chose ou quelqu’un.

« Diable ! murmura le Persan… je ne sais pas ce qu’ils cherchent, mais ils pourraient bien nous trouver… fuyons !… vite !… La main en garde, monsieur, toujours prête à tirer !… Ployons le bras, davantage, là !… la main à hauteur de l’œil, comme si vous vous battiez en duel et que vous attendiez le commandant de « feu !… » Laissez donc votre pistolet dans votre poche !… Vite, descendons ! (Il entraînait Raoul dans le quatrième dessous)… à hauteur de l’œil question de vie ou de mort !… Là, par ici, cet escalier ! (ils arrivaient au cinquième dessous)… Ah ! quel duel, monsieur, quel duel !… »

Le Persan étant arrivé en bas du cinquième dessous, souffla… Il paraissait jouir d’un peu plus de sécurité qu’il n’en avait montré tout à l’heure quand tous deux s’étaient arrêtés au troisième, mais cependant il ne se départait pas de l’attitude de la main !…

Raoul eut le temps de s’étonner une fois de plus – sans, du reste, faire aucune nouvelle observation, aucune ! car en vérité, ce n’était pas le moment – de s’étonner, dis-je, en silence, de cette extraordinaire conception de la défense personnelle qui consistait à garder son pistolet dans sa poche pendant que la main restait toute prête à s’en servir comme si le pistolet était encore dans la main, à hauteur de l’œil ; position d’attente du commandant de « feu ! » dans le duel de cette époque.

Et, à ce propos Raoul croyait pouvoir penser encore ceci :

« Je me rappelle fort bien qu’il m’a dit : Ce sont des pistolets dont je suis sûr. »

D’où il lui semblait logique de tirer cette conclusion interrogative : « Qu’est-ce que ça peut bien lui faire d’être sûr d’un pistolet dont il trouve inutile de se servir ? »

Mais le Persan l’arrêta dans ses vagues essais de cogitation. Lui faisant signe de se tenir en place, il remonta de quelques degrés l’escalier qu’ils venaient de quitter. Puis rapidement, il revint auprès de Raoul.

« Nous sommes stupides, lui souffla-t-il, nous allons être bientôt débarrassés des ombres aux lanternes… Ce sont les pompiers qui font leur ronde. » [2]

Les deux hommes restèrent alors sur la défensive pendant au moins cinq longues minutes, puis le Persan entraîna à nouveau Raoul vers l’escalier qu’ils venaient de descendre ; mais, tout à coup, son geste lui ordonna à nouveau l’immobilité.

… Devant eux, la nuit remuait.

« À plat ventre ! » souffla le Persan.

Les deux hommes s’allongèrent sur le sol. Il n’était que temps.

… Une ombre qui ne portait cette fois aucune lanterne, … une ombre simplement dans l’ombre passait.

Elle passa près d’eux à les toucher.

Ils sentirent, sur leurs visages, le souffle chaud de son manteau…

Car ils purent suffisamment la distinguer pour voir que l’ombre avait un manteau qui l’enveloppait de la tête aux pieds. Sur la tête, un chapeau de feutre mou.

… Elle s’éloigna, rasant les murs du pied et quelquefois, donnant, dans les coins, des coups de pied aux murs.

– C’est quelqu’un de la police du théâtre ? demanda Raoul.

– C’est quelqu’un de bien pis ! répondit sans autre explication le Persan. [3]

« Ouf ! fit le Persan… nous l’avons échappé belle… Cette ombre me connaît et m’a déjà ramené deux fois dans le bureau directorial.

– Ce n’est pas… lui ?

Lui ?… s’il n’arrive pas par-derrière, nous verrons toujours les yeux d’or !… C’est un peu notre force dans la nuit. Mais il peut arriver par-derrière… à pas de loup… et nous sommes morts si nous ne tenons pas toujours nos mains comme si elles allaient tirer, à hauteur de l’œil, par-devant ! »

Le Persan n’avait pas fini de formuler à nouveau cette « ligne d’attitude » que, devant les deux hommes, une figure fantastique apparut.

… Une figure tout entière… un visage ; non point seulement deux yeux d’or.

… Mais tout un visage lumineux… toute une figure en feu !

Oui, une figure en feu qui s’avançait à hauteur d’homme, mais sans corps !

Cette figure dégageait du feu.

Elle paraissait, dans la nuit, comme une flamme à forme de figure d’homme.

« Oh ! fit le Persan dans ses dents, c’est la première fois que je la vois !… Le lieutenant de pompiers n’était pas fou ! Il l’avait bien vue, lui !… Qu’est-ce que c’est que cette flamme-là ? Ce n’est pas lui ! mais c’est peut-être lui qui nous l’envoie !… Attention !… Attention !… Votre main à hauteur de l’œil, au nom du Ciel !… à hauteur de l’œil ! »

La figure en feu, qui paraissait une figure d’enfer – de démon embrasé – s’avançait toujours à hauteur d’homme, sans corps, au-devant des deux hommes effarés…

« Il nous envoie peut-être cette figure-là par-devant, pour mieux nous surprendre par-derrière… ou sur les côtés… on ne sait jamais avec lui !… Je connais beaucoup de ses trucs !… mais celui-là !… celui-là… je ne le connais pas encore !… Fuyons !… par prudence !… n’est-ce pas ?… par prudence !… la main à hauteur de l’œil. »

Et ils s’enfuirent, tous les deux, tout au long du long corridor souterrain qui s’ouvrait devant eux.

Au bout de quelques secondes de cette course, qui leur parut de longues, longues minutes, ils s’arrêtèrent.

« Pourtant, dit le Persan, il vient rarement par ici ! Ce côté-ci ne le regarde pas !… Ce côté-ci ne conduit pas au Lac ni à la demeure du Lac !… Mais il sait peut-être que nous sommes à ses trousses !… bien que je lui aie promis de le laisser tranquille désormais et de ne plus m’occuper de ses histoires. »

Ce disant, il tourna la tête, et Raoul aussi tourna la tête.

Or, ils aperçurent encore la tête en feu derrière leurs deux têtes. Elle les avait suivis… Et elle avait dû courir aussi et peut-être plus vite qu’eux, car il leur parut qu’elle s’était rapprochée.

En même temps, ils commencèrent à distinguer un certain bruit dont il leur était impossible de deviner la nature ; ils se rendirent simplement compte que ce bruit semblait se déplacer et se rapprocher avec la flamme-figure-d’homme. C’étaient des grincements ou plutôt crissements, comme si des milliers d’ongles se fussent éraillés au tableau noir, bruit effroyablement insupportable qui est encore produit quelquefois par une petite pierre à l’intérieur du bâton de craie qui vient grincer contre le tableau noir.

Ils reculèrent encore, mais la figure-flamme avançait, avançait toujours, gagnant sur eux. On pouvait voir très bien ses traits maintenant. Les yeux étaient tout ronds et fixes, le nez un peu de travers et la bouche grande avec une lèvre inférieure en demi-cercle, pendante ; à peu près comme les yeux, le nez et la lèvre de la lune, quand la lune est toute rouge, couleur de sang.

Comment cette lune rouge glissait-elle dans les ténèbres, à hauteur d’homme sans point d’appui, sans corps pour la supporter, du moins apparemment ? Et comment allait-elle si vite, tout droit, avec ses yeux fixes, si fixes ? Et tout ce grincement, craquement, crissement qu’elle traînait avec elle, d’où venait-il ?

À un moment, le Persan et Raoul ne purent plus reculer et ils s’aplatirent contre la muraille, ne sachant ce qu’il allait advenir d’eux à cause de cette figure incompréhensible de feu et surtout, maintenant, du bruit plus intense, plus grouillant, plus vivant, très « nombreux », car certainement ce bruit était fait de centaines de petits bruits qui remuaient dans les ténèbres, sous la tête-flamme.

Elle avance, la tête-flamme… la voilà ! avec son bruit !… la voilà à hauteur !…

Et les deux compagnons, aplatis contre la muraille, sentent leurs cheveux se dresser d’horreur sur leurs têtes, car ils savent maintenant d’où viennent les mille bruits. Ils viennent en troupe, roulés dans l’ombre par d’innombrables petits flots pressés, plus rapides que les flots qui trottent sur le sable, à la marée montante, des petits flots de nuit qui moutonnent sous la lune, sous la lune-tête-flamme.

Et les petits flots leur passent dans les jambes, leur montent dans les jambes, irrésistiblement. Alors, Raoul et le Persan ne peuvent plus retenir leurs cris d’horreur, d’épouvante et de douleur.

Ils ne peuvent plus, non plus, continuer de tenir leurs mains à hauteur de l’œil, – tenue du duel au pistolet à cette époque, avant le commandement de : « Feu ! » – Leurs mains descendent à leurs jambes pour repousser les petits îlots luisants, et qui roulent des petites choses aiguës, des flots qui sont pleins de pattes, et d’ongles, et de griffes, et de dents.

Oui, oui, Raoul et le Persan sont prêts à s’évanouir comme le lieutenant de pompiers Papin. Mais la tête-feu s’est retournée vers eux à leur hurlement. Et elle leur parle :

« Ne bougez pas ! Ne bougez pas !… Surtout, ne me suivez pas !… C’est moi le tueur de rats !… Laissez-moi passer avec mes rats !… »

Et brusquement, la tête-feu disparaît, évanouie dans les ténèbres, cependant que devant elle le couloir, au loin s’éclaire, simple résultat de la manœuvre que le tueur de rats vient de faire subir à sa lanterne sourde. Tout à l’heure, pour ne point effaroucher les rats devant lui, il avait tourné sa lanterne sourde sur lui-même, illuminant sa propre tête ; maintenant, pour hâter sa fuite, il éclaire l’espace noir devant elle… Alors il bondit, entraînant avec lui tous les flots de rats, grimpants, crissants, tous les mille bruits…

Le Persan et Raoul, libérés, respirent, quoique tremblants encore.

« J’aurais dû me rappeler qu’Érik m’avait parlé du tueur de rats, fit le Persan, mais il ne m’avait pas dit qu’il se présentait sous cet aspect… et c’est bizarre que je ne l’aie jamais rencontré. [4]

« Ah ! j’ai bien cru que c’était encore là l’un des tours du monstre !… soupira-t-il… Mais non, il ne vient jamais dans ces parages !

– Nous sommes donc bien loin du lac ? interrogea Raoul. Quand donc arriverons-nous, monsieur ?… Allons au lac ! Allons au lac !… Quand nous serons au lac nous appellerons, nous secouerons les murs, nous crierons !… Christine nous entendra !… Et Lui aussi nous entendra !… Et puisque vous le connaissez, nous lui parlerons !

– Enfant ! fit le Persan… Nous n’entrerons jamais dans la demeure du Lac par le lac !

– Pourquoi cela ?

– Parce que c’est là qu’il a accumulé toute sa défense… Moi-même je n’ai jamais pu aborder sur l’autre rive !… sur la rive de la maison !… Il faut traverser le lac d’abord… et il est bien gardé !… Je crains que plus d’un de ceux – anciens machinistes, vieux fermeurs de portes, – que l’on n’a jamais revus, n’aient simplement tenté de traverser le lac… C’est terrible… J’ai failli moi-même y rester… Si le monstre ne m’avait reconnu à temps !… Un conseil, monsieur, n’approchez jamais du lac… Et surtout, bouchez-vous les oreilles si vous entendez chanter la Voix sous l’eau, la voix de la Sirène.

– Mais alors, reprit Raoul dans un transport de fièvre, d’impatience et de rage, que faisons-nous ici ?… Si vous ne pouvez rien pour Christine, laissez-moi au moins mourir pour elle. »

Le Persan essaya de calmer le jeune homme.

« Nous n’avons qu’un moyen de sauver Christine Daaé, croyez-moi, c’est de pénétrer dans cette demeure sans que le monstre s’en aperçoive.

– Nous pouvons espérer cela, monsieur ?

– Eh ! si je n’avais pas cet espoir-là, je ne serais pas venu vous chercher !

– Et par où peut-on entrer dans la demeure du Lac, sans passer par le lac ?

– Par le troisième dessous, d’où nous avons été si malencontreusement chassés… monsieur, et où nous allons retourner de ce pas… Je vais vous dire, monsieur, fit le Persan, la voix soudain altérée… je vais vous dire l’endroit exact… Cela se trouve entre une ferme et un décor abandonné du Roi de Lahore, exactement, exactement à l’endroit où est mort Joseph Buquet…

– Ah ! ce chef machiniste que l’on a trouvé pendu ?

– Oui, monsieur, ajouta sur un singulier ton le Persan, et dont on n’a pu retrouver la corde !… Allons ! du courage… et en route !… et remettez votre main en garde, monsieur… Mais où sommes-nous donc ? »

Le Persan dut allumer à nouveau sa lanterne sourde. Il en dirigea le jet lumineux sur deux vastes corridors qui se croisaient à angle droit et dont les voûtes se perdaient à l’infini.

« Nous devons être, dit-il ; dans la partie réservée plus particulièrement au service des eaux… Je n’aperçois aucun feu venant des calorifères. »

Il précéda Raoul, cherchant son chemin, s’arrêtant brusquement quand il redoutait le passage de quelque hydraulicien, puis ils eurent à se garer de la lueur d’une sorte de forge souterraine que l’on finissait d’éteindre et devant laquelle Raoul reconnut les démons entr’aperçus par Christine lors de son premier voyage au jour de sa première captivité.

Ainsi, ils revenaient peu à peu jusque sous les prodigieux dessous de la scène.

Ils devaient être alors tout au fond de la cuve, à une très grande profondeur, si l’on songe que l’on a creusé la terre à quinze mètres au-dessous des couches d’eau qui existaient dans toute cette partie de la capitale ; et l’on dut épuiser toute l’eau… On en retira tant que, pour se faire une idée de la masse d’eau expulsée par les pompes, il faudrait se représenter en surface la cour du Louvre et en hauteur une fois et demie les tours de Notre-Dame. Tout de même, il fallut garder un lac.

À ce moment, le Persan toucha une paroi et dit :

« Si je ne me trompe, voici un mur qui pourrait bien appartenir à la demeure du Lac ! »

Il frappait alors contre une paroi de la cuve. Et peut-être n’est-il point inutile que le lecteur sache comment avaient été construits le fond et les parois de la cuve.

Afin d’éviter que les eaux qui entourent la construction ne restassent en contact immédiat avec les murs soutenant tout l’établissement de la machinerie théâtrale dont l’ensemble de charpentes, de menuiserie, de serrurerie, de toiles peintes à la détrempe doit être tout spécialement préservé de l’humidité, l’architecte s’est vu dans la nécessité d’établir partout une double enveloppe.

Le travail de cette double enveloppe demanda toute une année. C’est contre le mur de la première enveloppe intérieure que frappait le Persan en parlant à Raoul de la demeure du Lac. Pour quelqu’un qui eût connu l’architecture du monument, le geste du Persan semblait indiquer que la mystérieuse maison d’Érik avait été construite dans la double enveloppe, formée d’un gros mur construit en batardeau, puis par un mur de briques, une énorme couche de ciment et un autre mur de plusieurs mètres d’épaisseur.

Aux paroles du Persan, Raoul s’était jeté contre la paroi, et avidement avait écouté.

… Mais il n’entendit rien… rien que des pas lointains qui résonnaient sur le plancher dans les parties hautes du théâtre.

Le Persan avait à nouveau éteint sa lanterne.

« Attention ! fit-il… gare à la main ! et maintenant silence ! car nous allons essayer encore de pénétrer chez lui. »

Et il l’entraîna jusqu’au petit escalier que tout à l’heure ils avaient descendu.

… Ils remontèrent, s’arrêtant à chaque marche, épiant l’ombre et le silence…

Ainsi se retrouvèrent-ils au troisième dessous…

Le Persan fit alors signe à Raoul de se mettre à genoux, et c’est ainsi, en se traînant sur les genoux et sur une main – l’autre main étant toujours dans la position indiquée – qu’ils arrivèrent contre la paroi du fond.

Contre cette paroi, il y avait une vaste toile abandonnée du décor du Roi de Lahore.

… Et, tout près de ce décor, un portant…

Entre ce décor et ce portant, il y avait tout juste la place d’un corps.

… Un corps, qu’un jour on avait trouvé pendu… le corps de Joseph Buquet.

Le Persan, toujours sur ses genoux, s’était arrêté… Il écoutait.

Un moment, il sembla hésiter et regarda Raoul, puis ses yeux se fixèrent au-dessus, vers le deuxième dessous, qui leur envoyait la faible lueur d’une lanterne, dans l’intervalle de deux planches.

Évidemment, cette lueur gênait le Persan.

Enfin, il hocha la tête et se décida.

Il se glissa entre le portant et le décor du Roi de Lahore. Raoul était sur ses talons.

La main libre du Persan tâtait la paroi. Raoul le vit un instant appuyer fortement sur la paroi comme il avait appuyé sur le mur de la loge de Christine…

… Et une pierre bascula…

Il y avait maintenant un trou dans la paroi…

Le Persan sortit cette fois son pistolet de sa poche et indiqua à Raoul qu’il devait l’imiter. Il arma le pistolet.

Et résolument, toujours à genoux il s’engagea dans le trou que la pierre, en basculant, avait fait dans le mur.

Raoul, qui avait voulu passer le premier, dut se contenter de le suivre.

Ce trou était fort étroit. Le Persan s’arrêta presque tout de suite. Raoul l’entendait tâter la pierre autour de lui. Et puis, il sortit encore sa lanterne sourde et se pencha en avant, examina quelque chose sous lui et éteignit aussitôt la lanterne. Raoul l’entendit qui lui disait dans un souffle :

« Il va falloir nous laisser tomber de quelques mètres, sans bruit ; défaites vos bottines. »

Le Persan procédait déjà lui-même à cette opération. Il passa ses chaussures à Raoul.

« Déposez-les, fit-il, au-delà du mur… Nous les retrouverons en sortant. » [5]

Sur ce, le Persan avança un peu. Puis, il se retourna tout à fait, toujours à genoux et se trouva ainsi tête à tête avec Raoul. Il lui dit :

« Je vais me suspendre par les mains à l’extrémité de la pierre et me laisser tomber dans sa maison. Ensuite, vous ferez exactement comme moi. N’ayez crainte : je vous recevrai dans mes bras. »

Le Persan fit comme il le disait ; et, au-dessous de lui, Raoul entendit bientôt un bruit sourd qui était produit évidemment par la chute du Persan. Le jeune homme tressaillit dans la crainte que ce bruit ne révélât leur présence.

Cependant, plus que ce bruit, l’absence de tout autre bruit était pour Raoul un affreux sujet d’angoisse. Comment ! d’après le Persan, ils venaient de pénétrer dans les murs mêmes de la demeure du Lac, et l’on n’entendait point Christine !… Pas un cri !… Pas un appel !… Pas un gémissement !… Grands dieux ! arriveraient-ils trop tard ?…

Raclant, de ses genoux, la muraille, s’accrochant à la pierre de ses doigts nerveux, Raoul, à son tour, se laissa tomber.

Et aussitôt il sentit une étreinte.

« C’est moi ! fit le Persan, silence ! » Et ils restèrent immobiles, écoutant…

Jamais, autour d’eux, la nuit n’avait été plus opaque… Jamais le silence plus pesant ni plus terrible…

Raoul s’enfonçait les ongles dans les lèvres pour ne pas hurler : « Christine ! C’est moi !… Réponds-moi si tu n’es pas morte, Christine ? »

Enfin, le jeu de la lanterne sourde recommença. Le Persan en dirigea les rayons au-dessus de leurs têtes, contre la muraille, cherchant le trou par lequel ils étaient venus et ne le trouvant plus…

« Oh ! fit-il… la pierre s’est refermée d’elle-même. »

Et le jet lumineux de la lanterne descendit le long du mur, puis jusqu’au parquet.

Le Persan se baissa et ramassa quelque chose, une sorte de fil qu’il examina une seconde et rejeta avec horreur.

« Le fil du Pendjab ! murmura-t-il.

– Qu’est-ce ? demanda Raoul.

– Ça, répondit le Persan en frissonnant, ça pourrait bien être la corde du pendu que l’on a tant cherchée !… »

Et, subitement pris d’une anxiété nouvelle, il promena le petit disque rouge de sa lanterne sur les murs… Ainsi il éclaira, événement bizarre, un tronc d’arbre qui semblait encore tout vivant avec ses feuilles… et les branches de cet arbre montaient tout le long de la muraille et allaient se perdre dans le plafond.

À cause de la petitesse du disque lumineux, il était difficile d’abord de se rendre compte des choses… on voyait un coin de branches… et puis une feuille… et une autre… et à côté, on ne voyait rien du tout… rien que le jet lumineux qui semblait se refléter lui-même… Raoul glissa sa main sur ce rien du tout, sur ce reflet…

« Tiens ! fit-il… le mur, c’est une glace !

– Oui ! une glace ! » dit le Persan, sur le ton de l’émotion la plus profonde. Et il ajouta, en passant sa main qui tenait le pistolet sur son front en sueur :

« Nous sommes tombés dans la chambre des supplices ! »

Notes

[1M. Pedro Gailhard m’a raconté lui-même qu’il avait encore créé des postes de fermeurs de portes pour de vieux machinistes, qu’il ne voulait pas lui-même mettre à la porte.

[2À cette époque, les pompiers avaient encore mission, en dehors des représentations, de veiller à la sécurité de l’Opéra ; mais ce service, depuis, a été supprimé. Comme j’en demandais la raison à M. Pedro Gailhard, il me répondit que c’était parce qu’on avait craint que dans leur inexpérience parfaite des dessous du théâtre, ils n’y missent le feu ».

[3L’auteur, pas plus que le Persan, ne donnera d’autre explication sur cette apparition d’ombre-là. Alors que tout dans cette histoire historique sera normalement au cours d’événements quelquefois apparemment anormaux, expliqué, l’auteur ne fera point comprendre expressément au lecteur ce que le Persan a voulu dire par ces mots : C’est quelqu’un de bien pis ! (que quelqu’un de la police du théâtre). Le lecteur devra le deviner, car l’auteur a promis à l’ex¬-directeur de l’Opéra, M. Pedro Gailhard, de lui garder le secret sur la personnalité extrêmement intéressante et utile de l’ombre errante au manteau qui, tout en se condamnant à vivre dans les dessous du théâtre, a rendu de si prodigieux services à ceux qui, les soirs de gala, par exemple, osent se risquer dans les dessus. Je parle ici de services d’État, et je ne puis en dire plus long, ma parole.

[4L’ancien directeur de l’Opéra, M. Pedro Gailhard, m’a conté un jour au cap d’Ail, chez Mme Pierre Wolff, toute l’immense déprédation souterraine due au ravage des rats, jusqu’au jour où l’administration traita, pour un prix assez élevé du reste, avec un individu qui se faisait fort de supprimer le fléau en venant faire un tour dans les caves tous les quinze jours.
Depuis, il n’y a plus de rats à l’Opéra, que ceux qui sont admis au foyer de la danse. M. Gailhard pensait que cet homme avait découvert un parfum secret qui attirait à lui les rats comme le « coq-levent » dont certains pêcheurs se garnissent les jambes attire le poisson. Il les entraînait, sur ses pas, dans quelque caveau, où les rats, enivrés, se laissaient noyer. Nous avons vu l’épouvante que l’apparition de cette figure avait déjà causée au lieutenant de pompiers, épouvante qui était allée jusqu’à l’évanouissement – conversation avec M. Gailhard – et, pour moi, il ne fait point de doute que la tête-flamme rencontrée par ce pompier soit la même qui mit dans un si cruel émoi le Persan et le vicomte de Chagny (papiers du Persan).

[5On n’a jamais retrouvé ces deux paires de bottines qui avaient été déposées, d’après les papiers du Persan, juste entre le portant et le décor du Roi de Lahore, à l’endroit où l’on avait trouvé Joseph Duquet pendu. Elles ont dû être prises par quelque machiniste ou « fermeur de portes ».

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