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Le jaguar de Tetitla 

(extrait du Jaguar sur les toits)

lundi 25 avril 2011, par François Arango

Le coeur de l’homme d’affaires enlevé a été restitué à sa famille. Il a été arraché de sa poitrine selon la tradition des sacrifices aztèques, il est posé sur un socle portant le dessin d’une feuille mystérieuse. Des messages arrivent qui utilisent le calendrier aztèque et les vers d’un roi-poète pour annoncer les meurtres à venir. Des hommes politiques sont enlevés et sacrifiés. Le suspect boiteux porte le nom d’un botaniste mort depuis des siècles, les autorités du pays font preuve d’une mauvaise volonté manifeste...
La police ne mettant pas toute l’énergie nécessaire à la résolution de ces énigmes, les recherches sont menées par un trio d’enquêteurs. Dans un gigantesque jeu de piste à travers la ville de Mexico et ses sites archéologiques, ils vont croiser un hippie spécialistes des plantes médicinales de la forêt lacandone, un vieil Américain qui dit avoir connu Zapata, et des Indiens qui ne vieillissent pas.

À cette heure de la nuit, les couloirs de l’Institut national d’anthropologie et d’histoire étaient déserts. Seule une lueur verte projetait au bout d’un corridor des ombres difformes sur les murs du deuxième étage. Une clarté falote, échappée de l’immense bibliothèque du sanctuaire.
Mis bout à bout, on comptait là des kilomètres de rayonnages. Une collection de traités de tous âges, qui donnaient l’impression de pouvoir tomber en poussière au premier éternuement. Depuis des années, le responsable du département Histoire réclamait à cor et à cri un restaurateur supplémentaire ; un jour ou l’autre, les trois quarts des collections ne seraient plus bons qu’à allumer un feu de cheminée, et encore.
La tulipe verte d’une lampe était allumée sur une des longues tables d’étude. Une demi-douzaine de livres y était étalée, sans ordre apparent. À une extrémité, une silhouette féminine était penchée sur un volume ouvert ; l’ombre était immobile, hormis ses mains gantées de lin blanc qui tournaient la fragile texture des pages à l’aide d’une pince. Chaque feuillet était protégé par une macule translucide, que la moindre maladresse pouvait déchirer. La femme avait des cheveux très longs et très noirs, attachés sur la nuque par un simple crayon de bois.
Près de la table, un poste de télévision diffusait un microfilm sur un écran noir et blanc. Pour qui pénétrait ici pour la première fois, l’engin gris souris avait l’air rescapé d’une usine soviétique d’ordinateurs. D’autres boîtes de films, sorties des archives de l’INAH, étaient empilées au pied de la table. La jeune femme fit glisser en arrière un siège à roulettes qui poussa une plainte de rhumatisant et pivota vers l’écran. Catarina Marín détestait cet engin d’un autre âge ; si ça n’avait tenu qu’à elle, elle y aurait sans scrupules balancé un de ses hauts talons, histoire d’accélérer l’acquisition de procédés modernes de stockage de données. Mais elle savait que le lecteur de microfilms ne serait pas remplacé pour autant, et toutes ces archives miniaturisées seraient bonnes à mettre au clou. Il fallait même prier, en réalité, pour que l’appareil tienne encore un moment. Elle tourna une molette sur le flanc du lecteur, et un texte défila devant elle, de haut en bas ; puis dans l’autre sens, plus lentement. Alors sa fine silhouette s’enfonça dans son siège. Elle poussa un soupir et glissa à nouveau en arrière, vers la table d’acajou.
Elle glissa un signet de soie rouge et referma doucement le livre. Puis elle retira ses gants, quitta sa chaise et se rapprocha des armoires vitrées. Dans ce silence, elle éprouvait ce qu’on ressent dans une cathédrale déserte, au milieu de la nuit. Du moins l’imaginait-elle ainsi. Lorsque son cerveau arrivait à saturation, elle aimait venir ici, respirer les parfums mélangés du cuir et du bois cirés, les senteurs particulières des reliures en maroquin ou de ce papier arabe toujours blanc, fait de soie et de coton. Elle fit quelques pas et leva la tête vers la corniche qui surplombait l’armoire. Un panonceau peint à la main consacrait chaque section d’étagères à une thématique spécifique. Section Anthropologie et Histoire : là était son rayon à elle, son terrain de jeu. Plus loin, d’autres rayonnages traitaient de linguistique, de botanique, de sciences géologiques et minéralogiques, d’arts céramiques, picturaux et même culinaires. Mais elle s’y aventurait rarement.
Elle en était certaine : la clé, l’effrayante solution du meurtre de Coyoacán était là, endormie au cœur de ces milliers de pages ; section Anthropologie et Histoire.
La vitrine était sertie dans une boiserie de cèdre. Les longs doigts de Catarina Marín glissèrent sur le rebord. Les codex étaient à l’intérieur, dans ce mausolée de verre, comme les testaments de cultures mortes. Des œuvres d’art aux mille couleurs, que la main d’un scribe avait déposées sur des fibres végétales d’agaves. D’autres étaient faits de peaux d’animaux pliées en accordéon. Signe de leur valeur, une couverture en peau de jaguar distinguait les codex mayas des autres. Le mythe du bon sauvage, à peine battu en brèche par la férocité des coutumes, c’était le grand dada de Catarina. Plus tard, seulement plus tard, les rapports de Cortés, ceux de Bernal Díaz del Castillo ou de Sahagún viendraient revisiter toute cette naïveté.
Dans un coin de la salle, une armoire cadenassée et climatisée hébergeait les volumes les plus précieux. Le bahut faisait la fierté de Findley, mais pour ça aussi, il avait fallu batailler ferme. Seuls quelques originaux comme le Codex Colombino ou le Manuscrit Ramirez, un manuscrit náhuatl redécouvert au siècle dernier, y figuraient encore. Car le reste, après expertise ou restauration, avait rejoint les musées aux quatre horizons du monde. Cet éparpillement de la mémoire, Findley, Catarina et les autres ne pouvaient le digérer. Pour ces manuscrits, des collections de répliques microfilmées avaient été accumulées dans les sous-sols. Mais les joyaux, les vrais, l’Histoire des Indes de Durán, les codex prestigieux, Borgia, Azcatitlan, Mendoza, Peresianus, ceux-là dormaient à la Vaticane, à Liverpool ; ils végétaient dans les bibliothèques nationales et les musées de Paris, Dresde, Oxford ou Madrid, et même aux États-Unis. À des lieues, des années-lumière du sol qui les avait vus naître.
Catarina Marín savait tout cela. Elle avait pris part aux luttes pour rapatrier ces trésors confisqués par l’Histoire. Mais cette nuit, son défi était d’un autre ordre. Elle dénoua son chignon, le recomposa d’une main et revint lentement à la lumière.
Une ombre silencieuse glissait sur le sol. La silhouette s’approcha de la jeune femme, lentement, s’insinuant dans son dos entre les tables d’étude. Dans sa main droite se découpait une forme oblongue, dans le contre-jour verdâtre de la lampe. L’ombre en se rapprochant intercepta le rai de lumière qui éclairait la table. Catarina Marín fit fuser sa chaise en arrière d’un violent coup de talon, étouffa un cri et se redressa comme un roseau.

— C’est pas possible d’être aussi con ! Merde, merde, merde ! Tu m’as fichu une trouille. Une autre comme ça, et je te jure que je t’étrangle.
La jeune femme fit mine d’amorcer un revers du gauche, tandis que l’homme éclatait d’un rire énorme.

— Señora Marín, mourir entre vos mains serait pour moi la plus divine des fins, s’étrangla-t-il. Ne fais pas la tête : je t’apporte une bière.

— Franchement, à cette heure de la nuit, j’aurais préféré un soda.
Findley leva les bras au ciel. Une Nochebuena, à cette heure tardive, c’était pourtant de circonstance.

— Comment savais-tu que je serais ici ? dit-elle.

— Ana. Elle m’a dit que tu repasserais tard dans la soirée. Et puis, en général, c’est ton heure. Tu avances ?

— Que dalle ! Je suis au point mort ; boîte de vitesses cassée.
Catarina Marín se releva. Elle se dirigea vers une tablette métallique. Avec précaution, cette fois, elle la fit glisser sur ses roulettes jusqu’à la pleine lumière.

— Tu as ressorti l’original du coffre-fort, je vois.
L’original, c’était une petite planche de bois cramoisie, posée à même la table. Le seul témoin, inerte et muet, de l’indicible ; l’ultime compagnon du cœur de Daniel Lombardo Castillo, pétrifié par le froid, par l’effroi. C’était une simple planche, du bois peint puis sommairement verni et déposé au fond de la boîte métallique. Juste sous l’organe congelé.

— J’avais besoin de l’avoir sous les yeux, répondit Catarina. Les tirages scanner sont très bien, mais à un moment, j’ai besoin de sentir l’original à portée de main. C’est physique.
Aussi sèche et cassante qu’elle parût, cette fille dégageait malgré elle un relent de sensualité brute. Physique, c’était le mot, Catarina Marín était physique. Et Findley n’avait certes pas besoin qu’on le lui rappelle. Il se pencha sur la plaque de bois. D’étranges inscriptions estampées à sa surface encadraient l’esquisse d’un dessin.

— Je dois récupérer demain l’analyse du colorant prélevé sur la tranche, dit Catarina. Mais d’après le gros, neuf fois sur dix, ces trucs-là ne donnent rien.
Findley déchiffrait les mots du cryptogramme, inscrits en langue náhuatl : le langage des Aztèques.
Les mots de Yoyontzin mèneront au lieu de pierres
.
En haut de ce curieux grimoire, la phrase apparaissait sculptée dans le bois. À la manière d’une xylogravure, avait tout de suite noté Catarina. Et sous cette phrase, une sorte de glyphe trilobé, peint en couleur cuivrée. Un fin contour blanc le détachait du fond de la plaque, qui éclatait d’un rouge sang. Puis il y avait un large espace vierge, et enfin, dans l’angle en bas et à droite, un symbole rappelant un cartouche égyptien : Teotleco. Le douzième mois.

— Nous savons déjà, résuma Catarina, que les mots de Yoyontzin renvoient aux poèmes du roi aztèque Nezahualcóyotl, au milieu du XVe siècle. Celui dont le nom signifiait “le coyote famélique” était aussi surnommé Yoyontzin.

— “Celui qui va l’amble” en náhuatl, je sais.

— Je sais que tu sais. Et le douzième mois, on fait quoi avec ça ?

— Aucune idée, ma belle. Comme tu le sais également, le douzième mois était celui du retour des dieux aztèques sur la terre. Pour certains, comme le dieu du feu, on sacrifiait deux ou trois victimes, histoire de faire bonne mesure. Bref, nous sommes fin juillet, et ce douzième mois est sans rapport avec la mort de Castillo. Peut-être le tueur prévoit-il la restitution des restes du bonhomme en décembre. Ça ne sera pas joli à voir... Donne- moi une gorgée de ta bière, s’il te plaît.
Findley se leva. Il reposa la bouteille sur le bord de la table et se mit à marcher lentement, le long des rayonnages. Il s’enfonça dans la pénombre, caressant les reliures du bout des doigts. Soudain, sa voix monta du fond obscur de la salle.

— Le glyphe trilobé, c’est un cœur ! Un cœur offert aux mâchoires ouvertes d’un jaguar. Ça te rappelle évidemment quelque chose...

— Tetitla ! dit la jeune femme dans un souffle. La fresque du jaguar de Tetitla, au cœur du site de Teotihuacán !

— Et Tetitla signifie... – ... le lieu de pierres ! La silhouette de Findley se détacha à nouveau de l’obscurité. Il s’approcha de la table et souleva la plaque de bois à hauteur de ses yeux.
Catarina Marín attrapa la bouteille de Nochebuena et la porta à sa bouche ; elle était vide. Son bras était encore suspendu en l’air lorsqu’elle reprit :

— Le prince Nezahualcóyotl avait établi plusieurs tribunaux selon les classes sociales : plébéiens, nobles, etc. Le premier était dans sa propre cité, à Texcoco même. Un deuxième à Otumba, si ma mémoire est bonne. C’est le troisième qui est intéressant pour nous. Car il jugeait les affaires des nobles ; et le prince l’avait établi en dehors de Mexico, au nord. Précisément à Teotihuacán, l’ancienne cité des dieux...
Catarina passa une main dans ses cheveux. Elle libéra d’un coup sa longue crinière brune, qui retomba sur ses épaules. Cette crinière sauvage cascadant dans son dos lui donnait un air de pur-sang qui plaisait terriblement à Findley. Il savait qu’avec elle il n’aurait jamais sa chance, mais il n’en concevait aucune amertume. Ou bien il n’en laissait rien paraître. Il aimait ce cou de jument indomptable, prenait ce qu’elle lui donnait, et ça lui suffisait.

— Le jaguar, répéta-t-elle. L’assassin de Castillo appose sa signature. Il juge, il condamne sa victime, comme un roi aztèque jugeait et condamnait ses sujets. Et pour finir, il la sacrifie, d’un seul coup de scalpel, selon un rituel millénaire.

— Il nous manque d’en connaître les chefs d’accusation, ainsi que les attendus du jugement. Je ne serais pourtant pas étonné que la clé soit sur cette fichue plaque.

— En attendant, si cela ne t’ennuie pas, je remets ce chef-d’œuvre de l’art contemporain au coffre. Ce n’est pas cette nuit qui nous apportera la solution. Et demain, y’a école.

Tetitla Teotihuacan

P.-S.

Le jaguar sur les toits, de François Arango, Editions Métailié, Paris, 2011.
Avec l’aimable autorisation des Editions Métailié.

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