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Ne me guéris jamais, un film de David Yon 

lundi 3 juillet 2023, par Yann Leblanc

Ne me guéris jamais 
Un fim de David Yon

Tout bouge, tout passe, rien n’est acquis. Il ne subsistera de nous, tout au plus, que quelques traces en sursis. Un petit carton de souvenirs et de lettres qui aura survécu aux déménagements, aux séparations et aux voyages, quelques photos déjà jaunies... des films de famille aux images chevrotantes, restituant le présent d’instants révolus, le présent en son absence.
Pour retrouver la raison profonde qui le poussait à créer, David Yon aura passé un été à scruter ce qu’il filmait dans sa jeunesse. Archives touchantes, souvent drôles, parfois éclairées d’un élan aussi maladroit que sincère pour capter la beauté du monde. Une séquence a retenu plus particulièrement son attention. Des images de son grand-père, peut-être les dernières jamais enregistrées de lui, avant qu’il ne s’éteigne. Déjà cloué sur son lit de mort, visage creusé au point de laisser entrevoir tous les contours du crâne, mais toujours conscient et lucide, avec ses traits et son regard bien à lui. Pourquoi vouloir faire un film ? Pour tenter, peut-être, de répondre à cette question qui s’impose de toute sa force devant l’image d’un être aimé et disparu : « qu’est-ce qui traverse le temps ? ».
Tout bouge, tout passe. Même ceux que l’on croyait éternels nous quittent un jour ou l’autre. Ce sont des blessures dont on ne guérit jamais, ces pertes. Mais la guérison est-elle vraiment souhaitable ?

En tournant Ne me guéris jamais, David Yon s’est mis en quête. Non pas de remèdes en tous genres, conformes aux injonctions d’une société qui veut se croire à tout prix bien-portante. Ce que le réalisateur a cherché au contraire, ce sont des manières d’être au monde. De se tenir debout, vivant. Pas en dépit de la perte, pas malgré elle, mais avec elle, en elle. Dans la rencontre avec les autres et le monde, dans l’ouvert. Ne me guéris jamais suit Ouahib, Rosalie et Pierre. Trois personnes touchées, au plus profond d’elles-mêmes, par ces questionnements.

Pierre a perdu la vue. Mais Pierre écrit, chante, rêve et surtout ressent, perçoit, entend les êtres et les choses vibrer et se mouvoir indéfiniment. Il nous rappelle avec une extraordinaire sagacité combien le monde est plein, est partout, bien avant d’être manque et absence à nos yeux. Des fragments de ses textes sont lus au cours du film, saisissants comme des visions, éclairs dans notre nuit à nous, que David Yon a le don de mettre en résonance avec ses sublimes images en noir et blanc.

En fin de compte, Ouahib aussi a progressivement perdu la vue. Petit à petit, les travaux d’urbanisation ont réduit puis bouché l’horizon qu’il pouvait contempler depuis son petit appartement. Tout a changé depuis le temps où, ayant laissé derrière lui son pays et les siens, il s’est installé à Marseille. Un jour il a dû tout quitter, à présent tout s’en va. Les chantiers, destinés à guérir la cité de tous ses maux, font de nombreux habitants des exilés dans leur propre ville. Marseille s’aseptise. Ouahib filme les horizons perdus. Grues immenses, murs qui s’élèvent toujours plus loin et haut, sons d’un espace saturé par le silence des voix humaines et le bruit assourdissant du béton. Ouahib arpente les lisières, les zones, les friches appelées à disparaître, et se dit qu’un jour, une fois encore, il faudra partir.

Rosalie, toute en clair-obscur, chante la mémoire de son père, cette mémoire qui l’a déserté, faisant de lui un être absent, déjà, de son vivant. Sa voix s’étend sur la ville toute entière, rivalise un instant avec les heurts des chantiers et s’envole, tonalité cristalline empreinte de gravité. Y répondent à la fin, comme une espérance encore permise, des jeux et des rires d’enfants.

David Yon filme au plus près ces personnages, met en scène leur rencontre avec beaucoup de retenue et une infinie délicatesse, met en lumière ce qui les lie, ce qui nous relie les uns aux autres, intimement. Ne me guéris jamais s’attache aux sensations face à l’absence, aux épreuves et aux bouleversements. Il rend palpables l’évidence de nos vies et l’invisible qui les sous-tend. Ce qui fait de nous des êtres incurablement singuliers, incurablement vivants.

Ne me guéris jamais a été sélectionné pour la 34ème édition du Festival International de Cinéma FID Marseille, du 4 au 9 juillet 2023

ENTRETIEN AVEC DAVID YON

« Ne me guéris jamais » parle du rapport au monde, de la présence au monde de trois personnes : Ouahib, Pierre et Rosalie. Est-ce que tu les connaissais depuis longtemps ?

Je connaissais Ouahib. Je l’avais rencontré, il y a plus de 10 ans, au Polygone Étoilé, un lieu de projection et de création cinématographique. Il projetait un de ses films, qu’il avait tourné au Maroc. Il faisait la voix du film en direct, traduisant les paroles. C’est quelque chose que je n’avais jamais vu auparavant et j’avais été vraiment marqué par cette rencontre. Il filme beaucoup, documente. C’est quelqu’un qui archive énormément d’images. J’avais rapidement eu envie de faire un film avec lui car il a une présence très forte.
Pierre, qui est non-voyant, est un habitué du Court-circuit, un café non loin de chez moi. Pour la première version de Ne me guéris jamais que j’avais écrite, je cherchais une personne non-voyante pour une scène dans un musée. Ouahib était gardien du musée, et le non-voyant touchait une statue. Je m’étais dit « tiens ce serait bien que ce soit lui », je l’avais vu à plusieurs reprises en passant au Court-circuit, mais n’osais pas l’aborder, ne sachant pas trop comment m’y prendre. Puis pendant un moment je ne l’ai plus vu, j’étais inquiet. Finalement, le jour du carnaval je l’ai recroisé par hasard et là, directement, je suis allé vers lui : « Je voudrais vous parler, j’ai un projet de film... ». Il m’a proposé d’en discuter autour d’un café. On a parlé, parlé, parlé... le tournage devait avoir lieu quelques jours après et il a finit par dire « d’accord allez, faisons-le ». La scène du musée n’a rien donné de terrible en fin de compte. Ce que j’avais écrit ne fonctionnait pas. Mais nous avons noué une relation, et le film a beaucoup changé à partir de cette rencontre.
Pour ce qui est de Rosalie, l’idée m’est venue d’avoir dans le film une étudiante en chant lyrique car nous entendions une voisine s’exercer au chant depuis notre jardin. J’ai demandé à plusieurs amis s’ils connaissaient quelqu’un et ils m’ont orienté vers elle. Je lui ai parlé du projet et le lendemain nous partions avec elle et Ouahib faire un essai.

C’est ce qui est intéressant quand on fait des films, on s’autorise plus facilement à aborder des inconnus pour leur parler d’un projet. Pierre, par exemple, je n’aurais jamais osé lui parler autrement, sans motif précis. Je trouvais qu’il avait une présence aux choses qui n’était pas celle d’une personne handicapée. J’étais curieux d’en apprendre davantage sur lui. Le film est loin de tout révéler à son sujet. Pierre est notamment un maître du jeu de go qui a remporté des prix et a été invité au Japon à plusieurs reprises. Au cours des conversations, il m’a également parlé de son activité d’écriture. Une partie du premier texte qu’il m’a envoyé, Je ne veux rien de vos yeux, se trouve dans le film. Il a ensuite écrit d’autres textes spécialement pour le film.

Oui, après les avoir entendus j’ai cherché son nom sur Internet. Je pensais qu’il était auteur et avait déjà publié plusieurs livres.

Et en fait non. Mais le film, je crois, a contribué à lui donner confiance en son écriture. En ce moment il travaille d’ailleurs sur un roman en collaboration avec un écrivain reconnu. C’est quelqu’un qui aime faire des expériences et des rencontres.

Comment leur as-tu présenté ton projet à tous les trois ?

L’écriture de Ne me guéris jamais proposait une fiction tournée avec des acteurs non professionnels dans un Marseille en mutation où un élément fictionnel venait modifier l’équilibre des personnages, à savoir, le retour de la peste qui avait décimé la moitié des habitants de la ville en 1720. Ouahib devait jouer le rôle d’un gardien au musée des beaux-arts. Les travaux devant chez lui, avec le creusement des sols, faisaient ressurgir la peste dans la ville. Je leur ai présenté ce scénario en évoquant un film de fiction. Puis juste après, la pandémie de COVID 19 est arrivée. Tout ce que j’avais imaginé pour le retour de la peste s’avérait en deçà de la réalité. Cette histoire de peste devenait vraiment une métaphore du COVID et continuer dans cette voie ne me semblait plus possible. A ce moment-là, je me suis dit qu’il fallait que je retrouve une nécessité, la raison qui m’avait poussé à vouloir faire ce film. J’ai passé un été au Polygone Etoilé à numériser mes vieilles cassettes Mini DV. C’était plutôt intéressant de voir ce que je filmais à 18 ans. Les images qui m’ont vraiment touché sont celles que j’avais filmées de mes grand-parents.

Dans le film il y a un passage où j’en parle à Rosalie et où surgit cette question : « qu’est-ce qui traverse le temps ? ». Les gens que j’ai aimés, que j’ai filmés, certains d’entre eux ont disparu. Quand je me suis demandé pourquoi j’avais eu envie de travailler avec Pierre, Rosalie, Ouahib, j’ai réalisé que le lien qu’il y avait entre eux était d’être concernés par la perte. Ce n’était pas prémédité. Je n’avais pas consciemment choisi de travailler avec eux pour cette raison. Mais pour moi, il était devenu clair que le film allait s’orienter dans cette direction. Eux s’étaient engagés sur une fiction, ce qui leur convenait bien car avec la fiction on est dans le jeu, cela met une certaine distance. Il a fallu que je leur explique le changement complet que j’envisageais et ce n’était pas évident ! Et puis financièrement aussi c’était compliqué. Sur le papier ça ne tenait pas. Beaucoup d’aides financières nous ont été refusées. Finalement c’est au montage que le film est apparu, ce qui relie ces trois personnes.

Effectivement, quand j’ai vu le film j’ai pensé que la thématique de la perte était centrale. Que peut-on faire avec ce qui est perdu, avec l’absence, avec les traces. Le titre vient résonner très fort avec cette question, pour chacun d’entre eux. Pierre tout particulièrement, chez qui l’idée même de perte est transformée : la perte se fait don.

Oui c’est vrai oui. Le titre a été vraiment difficile à tenir, surtout avec la COVID. Mais j’y tenais et aujourd’hui je sais que j’ai eu raison de le garder. Cette idée de titre remonte à loin. J’avais vu un documentaire avec un critique qui s’appelle Serge Daney qui affirmait quelque chose comme : « le cinéma et la psychanalyse ont une histoire commune et ils mourront de la même façon. Le cinéma par les images de synthèse, la psychanalyse par les neuroleptiques ». Et il terminait en disant « mais une chose est sûre, tout le monde mourra guéri ». Dans la nuit, cette phrase m’était venue : « ne me guéris jamais ». Le lien avec les propos de Daney est évident. Dans le film cela résonne aussi avec les travaux d’urbanisme dont l’objectif affiché est de « guérir la ville ». En fait cela résonne avec le parcours de chacun. Comment faire de la perte une force, comment vivre avec sa singularité ?
Et après c’est la question de l’image, en particulier en tant que trace, qui m’a intéressée. Quand on fait une image, qu’est-ce qui se passe au niveau de la mémoire ? Et du coup, pour quelqu’un qui ne voit pas, comment fonctionne la mémoire ? Est-elle aussi faite d’images ? Ouahib, lui, est quelqu’un qui est entouré d’images, il filme constamment.

Et il y a aussi tes propres images d’archives, celles de ton grand-père.

Oui… le film m’a permis d’éclairer cette problématique et d’y apporter des réponses. Pierre m’a beaucoup appris, le fait même de réaliser le film a été un apprentissage. Il y a aussi une scène avec ma fille Anahita. Les enfants ont un rapport totalement direct aux choses. C’est important dans le film, les différents modes de présence au monde. Comment chacun mesure les distances entre lui et les choses. C’est vrai que Pierre, pour ça, est extraordinaire.

Oui je pense à ces mots de lui, lus par Rosalie dans le film… « le monde, c’est partout », et s’ensuit une énumération… dans votre peau, avec vos poils et vos cheveux…

Oui, dans votre bouche quand vous mâchez, au loin quand vous regardez… dans votre tête et sous vos doigts...

Comment le tournage s’est-il passé ? Car à plusieurs moments des paroles très très profondes sont prononcées. Ces scènes étaient-elles écrites ? Comment ont-elles été tournées ?

Ce texte-là, Le monde c’est partout, Pierre l’a écrit à la suite de nos échanges. Je lui ai demandé de l’écrire pour le film. Quand il tape sur ordinateur, c’est ce qu’on observe au début du film, il ne voit pas ce qu’il écrit sur l’écran. Les lettres il les entend par le biais d’une voix électronique. Il était heureux de pouvoir entendre ses mots dits par Rosalie. L’important, pour chaque scène, était de créer les conditions permettant d’être au présent de quelque chose, d’une expérience. J’ai essayé de mettre en place des moments qui se vivaient au présent. Pour en arriver là, j’ai fait beaucoup d’entretiens avec chacun d’eux, en essayant d’imaginer ce qui pourrait libérer telle parole etc. Ils ne se connaissaient pas auparavant.

Oui pourtant lorsqu’on regarde le film, on a vraiment l’impression contraire.

On a cette impression mais ils ne s’étaient jamais rencontrés avant le tournage. C’est le film qui les met en relation. Il y a une mise en scène, mais eux sont dans l’improvisation. Aucun dialogue n’était écrit et appris par cœur, à part lorsque Pierre et Ouahib lisent leurs propres textes. Ce que je leur ai demandé n’était pas évident du tout !
La scène où Rosalie parle de son père, par exemple, a été tournée dans une grotte du Frioul. Ça ne se voit pas dans le film mais il y a tout le trajet pour s’y rendre, le fait de se trouver dans la grotte avec la lumière qui décline… Quand je me mets à filmer et que je propose à Rosalie de parler, le contexte s’y prête tout à fait. Et c’est souvent de cette façon que cela fonctionne : on commence, je cherche mon cadre, je cherche les mises en rapport… et nous travaillons jusqu’à parvenir à une forme de justesse. Ce n’est donc pas non plus totalement de l’improvisation. En fonction des lieux, je me demande toujours comment ils vont pouvoir être en relation, comment leur présence va se manifester. Quand je filme, je suis très sensible aux visages, à la lumière. Le choix formel est assez tranché : le noir et blanc pour les images que je filmais, la couleur pour les images de Ouahib. A partir du moment où on filme en noir et blanc, cela crée une forme d’artificialité, de mise à distance. Ce qui a joué aussi beaucoup, c’est que certaines scènes ont été tournées pendant le confinement. Nous étions le plus souvent en intérieur. J’avais imaginé des scènes avec du monde, mais de fait ce n’était plus possible. Il en ressort sans doute une tendance plus introspective pour chacun. Tout cela s’est fait avec très peu de moyens : un ami Lo Thivolle qui m’assistait, un ami Bertrand Larrieu qui prenait le son, et voilà.

Pierre, Ouahib et Rosalie ont-ils vu le film terminé ?

Oui Pierre l’a entendu, et j’ai attendu d’avoir terminé le montage son, le mixage et l’étalonnage pour le montrer à Ouahib et Rosalie. Pierre m’a aidé pour le montage, avec des remarques extrêmement pertinentes sur certains plans. Il percevait les moindres nuances, juste à l’intonation de la voix. Il souhaitait être partie prenante lors du montage. Au moment du tournage, il avait cette inquiétude de savoir quelle image de lui les gens allaient recevoir. Quelqu’un qui ne peut pas voir d’image et qui donne son image... c’est très généreux de sa part. Et courageux. Pour autant, certaines scènes où il parle davantage de son intimité n’apparaissent pas dans le film.

Oui on perçoit une certaine pudeur. Pour Ouahib également, son histoire est seulement évoquée de manière allusive, sans que l’on comprenne vraiment de quoi il retourne. D’ailleurs Ouahib semble lui-même avoir une certaine réticence à en parler. Il y a de nombreux silences et des questions laissées sans réponse.

Il y a de la pudeur c’est vrai. Et chez Ouahib une certaine résistance effectivement. Tout le travail était de faire quelque chose de cette parole qui ne venait pas, ou de cette résistance. Tout ce qu’on a ce sont des fragments de son passé, de ce qu’il a vécu. Il dit : « J’ai quitté les êtres que j’ai le plus aimés », mais finalement on ne sait pas même de quel pays il vient.

Une scène avec lui est particulièrement marquante… j’aimerais savoir s’il s’agit d’une mise en scène ou d’un heureux hasard. C’est au moment où un homme amorce un échange avec Ouahib à propos de Dieu.

Ah oui, oui ce n’est pas du tout mis en scène. Nous sommes Porte d’Aix, avant le début des travaux, avant qu’ils coupent les arbres. C’est un endroit que j’aimais beaucoup et je voulais en garder une trace. C’est un endroit où les sans-papiers se retrouvaient et les travaux avaient aussi pour objectif de les chasser. Nous commençons à filmer et un homme est là, il ramasse du bois… C’est un réfugié albanais. Il ne veut pas être filmé mais veut bien discuter avec Ouahib pendant que je tourne, en restant hors champ. La discussion est longue je n’en ai gardé qu’une partie. L’un des aspects du personnage de Ouahib est qu’il veut partir. Il veut s’en aller. Au moment où il en parle l’homme lui répond que si Dieu l’a amené ici il ne doit pas partir. Ouahib demande « de quel Dieu tu parles ? » et là, la réponse est hallucinante : « Dieu c’est la distance entre moi et toi. Tu la vois vide, mais en fait c’est plein ». C’est fou car ces paroles venaient faire écho avec ce que Pierre disait : « Dieu ne prend pas, il donne. Même si je ne vois pas les choses autour de moi, elles existent ».
Ce sont des cadeaux de tournage. Encore une fois, c’est la caméra qui a permis à ces paroles d’exister. Elles entraient également en résonance avec les questions que je me posais, devant les images de mon grand-père, sur la relation. Le fait qu’une relation existe encore, même si l’être n’est plus là. Ce qu’il explique c’est ça au fond. Que Dieu, c’est cette relation.

Alors tu dirais que c’est ça qui traverse le temps ? La relation ?

Oui, je pense que ce sont les liens d’amour. Aujourd’hui je peux revoir les images de mes grand-parents sans être dans la perte, mais dans la relation. La rencontre avec Pierre m’a beaucoup appris. Et le film l’a transformé lui aussi. J’aimerais continuer à écrire avec lui. Être en relation avec quelqu’un pour qui le rapport au monde ne passe pas par l’image est assez libérateur. On cesse d’être dans la représentation. Et je pense qu’au départ la fiction que nous avions écrite et que j’avais commencé à tourner était pleine de représentations. Ma représentation des non-voyants, ma représentation de l’épidémie… et finalement le trajet du film, c’est de passer de la représentation à la présence. Mais ce n’est pas arrivé d’un coup. Pendant deux ans nous avons beaucoup échangé. La confiance mutuelle s’est installée petit à petit. J’ai éprouvé la relation avec Pierre. Je me suis remis en question, j’ai pris conscience de mes préjugés… Pierre m’avait conseillé des livres… Le processus du film a ainsi duré longtemps, tandis que le tournage s’est fait en seulement deux fois quinze jours.

Pendant longtemps, j’étais complètement absent du film. J’ai commencé le montage avec Jeremy Gravayat qui m’a aidé à mettre en rapport les différents éléments que j’avais filmés puis j’ai terminé le montage avec Charlotte Tourrès qui m’a aidé à tisser le récit du film. En commençant le montage, elle me questionnait sur le réel du film, c’est à dire sur ma recherche. Son travail a été de faire exister le filmeur, de trouver dans les images la présence de mon corps, de ma voix et de les inclure au montage. Elle m’a incité à réfléchir sur ma place. C’est là que j’ai rajouté les images de mon grand-père, les moments où je m’adresse aux personnages. Avec ces scènes on sent qu’il y a quelqu’un derrière la caméra qui cherche quelque chose, qui cherche des réponses à un questionnement personnel.

Et l’idée de faire intervenir ta fille, Anahita ?

Eh bien en parallèle je fais ma thèse autour du cinéaste Robert Kramer. Il faisait des films pour répondre à des questions qu’il pouvait se poser. Il voulait réduire la frontière entre vivre et faire des films. Il est présent dans ses films, il met en scène sa fille, sa compagne, sa famille. J’avais envie d’essayer. De voir ce qui allait se passer si mon intime rencontrait la fabrication du film.

Quel avenir pour le film à présent ?

Il a remporté le prix Films en cours au festival Entrevues de Belfort, ce qui a permis de financer toute la post-production. Il a récemment été sélectionné pour la prochaine édition du FID à Marseille et ma productrice, Carine Chichkowsky, l’a également envoyé à d’autres festivals.
Une personne qui a vu le film en cours veut le projeter à une journée thématique à l’hôpital Montperrin à Aix-en-Provence. J’aimerais que la diffusion de Ne me guéris jamais soit fidèle à sa fabrication, qu’il permette aux spectateurs de vivre une expérience, des rencontres. Le film n’entre pas dans un genre défini et son espace de diffusion est restreint à quelques festivals courageux et invitations. Il nous faut donc inventer une manière originale de le projeter afin qu’il y ait la possibilité d’une rencontre avec un public. J’ai commencé à travailler avec Pierre à une version du film audio décrite afin de pouvoir organiser des séances entre voyants et non voyants. J’aimerais que le film permette aux spectateurs de faire l’expérience que j’ai faîte en faisant le film, c’est-à-dire, entrer en relation avec une personne non voyante et partager son univers et inversement.

Pourrais-tu dire quelques mots sur Dérives, la revue sur le cinéma que tu as cofondée ?

Dérives et l’activité de réalisation sont très liées. Nous formons un réseau, c’est bien d’être plusieurs et de pouvoir échanger. Cela permet de faire exister des choses qui pour nous ont de la valeur, sans attendre les validations de commissions ou de festivals. C’est un espace simple, détaché de toute économie. Je le conçois aussi comme une sorte de bibliothèque où je peux rendre visible des centres d’intérêt et des recherches. C’est une ressource. Nous continuons à y publier des entretiens avec des cinéastes, à recueillir leur parole…
C’est un espace où l’on peut penser le cinéma en dehors de toute valeur marchande. On a besoin de ce genre d’espaces pour que ce cinéma existe. Et aussi de producteurs courageux et de lieux comme le Polygone étoilé, un lieu associatif de cinéma, grâce auquel j’ai pu faire tout le montage du film dans d’excellentes conditions. Aussi, économiquement, j’ai pu réaliser mes 3 premiers films et payer les amis avec qui je travaille grâce à Canal Maritima qui les a diffusés. Chaque film est une alliance complexe à inventer entre artisanat et économie.

Introduction et entretien réalisés par Yann Leblanc en mars / avril 2023

P.-S.

David Yon est né en 1979, il habite à Marseille. En 2005, il obtient un Master 2 Documentaire de création à Grenoble/Lussas. En 2007, il concrétise avec des proches son désir de créer une revue de cinéma alliant un site internet, un livre et un dvd : Dérives.
Son premier film, Les oiseaux d’Arabie est sélectionné dans une vingtaine de festivals (FID, Viennale, Rencontres internationales Paris/Berlin/Madrid) et remporte les prix du moyen métrage à Doclisboa 2010, du court métrage aux Ecrans Documentaires 2009 et une Etoile de la Scam en 2010. En 2015, il termine La Nuit et l’enfant (Sélection au Festival international du film de Berlin – Berlinale section Forum 2015 et Prix spécial du jury au Fronteira Festival 2015 (Brésil)). Le film a bénéficié d’une sortie en salle le 7 septembre 2016.
En 2023, il termine son premier long-métrage : Ne me guéris jamais.
Son travail de réalisateur s’est toujours accompagné d’une volonté de partage, de transmission et d’échange autour du cinéma. De 2012 à 2017, il a été enseignant associé à l’Université Grenoble Alpes. Il est actuellement doctorant à l’Université d’Aix-Marseille.

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