I
Alfred Döblin (1878-1957) a fait plusieurs apparitions récentes sur la scène littéraire française, d’abord avec la publication aux Editions Agone de l’ensemble (quatre volumes) de la tétralogie Novembre 1918 (1937-1943), la grande fresque sur la révolution allemande avortée, ensuite avec la nouvelle traduction, qui était attendue depuis des années, de Berlin Alexanderplatz (1929) chez Gallimard. On notera aussi la parution en 2007 de Voyage babylonien (1934), dans la collection L’Imaginaire de Gallimard, dans une traduction entièrement refaite par les soins du signataire de cet article. Cela est bien, mais il n’en reste pas moins que Döblin reste certainement le moins connu des grands écrivains allemands du XXe siècle, que son nom demeure essentiellement attaché au roman à succès de 1929, ce qu’il déplorait, et à un mouvement littéraire, l’expressionnisme, ce qui est terriblement réducteur. Des pans entiers de l’œuvre restent en France inaccessibles, faute de traductions, ou du fait de traductions partielles.
C’est une situation injuste et paradoxale. D’un côté, Döblin est admiré de quelques-uns parmi les plus grands : Brecht, qui élabore son « théâtre épique » à partir de certaines des techniques romanesques théorisées et mises en oeuvre par lui, Musil, qui admirait son épopée Manas (1938), Gottfried Benn, qui voyait en lui « un écrivain gigantesque », Grass, qui fait de lui son « maître » ; de l’autre, on a une réception très en deçà de ce que promet l’œuvre, qui ne jouit pas de l’accueil réservé par ailleurs en France à des gloires louches comme Ernst Jünger. Cela tient pour partie à son caractère inassignable, ainsi qu’au personnage incommode de l’auteur, rétif à l’embrigadement, provocateur ; son parcours personnel, depuis ses années de rebelle d’avant-garde fréquentant les cercles expressionnistes dans les années dix jusqu’à sa conversion au catholicisme en 1943, paraît peu lisible, fluctuant, contradictoire. On ignore que cette aptitude au renversement permanent est la manière même de Döblin, qui n’a « jamais dit oui sans dire non immédiatement après ». Cela n’est pas de l’inconsistance, c’est même exactement le contraire, cela consiste à tester une position provisoirement acquise en fournissant les arguments qu’on aurait de tenir la position contraire, à la façon de Pascal dont Döblin était un lecteur : « A la fin de chaque vérité, il faut ajouter que l’on se souvient de la vérité opposée ».
Ce dédain relatif a aussi d’autres raisons, qui remontent loin ; elles concernent l’institution et la pratique littéraires prises dans leur ensemble, que Döblin n’a jamais cessé d’attaquer de front. Il est l’éternel empêcheur de tourner en rond. Cela commence très tôt. Dans une « lettre ouverte » publiée dans la revue expressionniste Der Sturm en mars 1913, il interpelle avec vigueur le futuriste italien Marinetti, accusé par lui de réduire la réalité à ses aspects purement techniques, et il termine par une injonction et une affirmation sans appel : « Cultivez votre futurisme. Je cultive mon döblinisme ». Dans une carte postale qu’il lui envoie, Apollinaire adhère au programme : « Vive le döblinisme ! ». Le « döblinisme » définit, négativement, une posture qui consiste à refuser tout dogme esthétique, à mépriser les canons les mieux établis et même à pousser l’esprit de liberté jusqu’à s’infliger à soi-même des démentis. Si, par insolence, on entend la double offense faite à l’égard de ce qui est conforme et fait l’objet d’un consensus, ainsi qu’à l’égard de ce qui est convenable, alors on peut dire que Döblin est le grand insolent des Lettres allemandes, qualité peu courante de l’autre côté du Rhin, mais qu’il partage avec Heine et Brecht.
Les revendications d’indépendance jalonnent donc un parcours nerveux ; elles s’expriment d’abord dans les manifestes programmatiques des années dix et vingt, malheureusement non traduits en français, qui mènent une double polémique , à la fois contre une certaine avant-garde représentée par les futuristes, mais aussi les expressionnistes auxquels on l’identifie trop vite ; et contre la production littéraire conservatrice dominante et sa « manière psychologique », à quoi il oppose, dans son « Programme berlinois » de 1913, la simple « notation des enchaînements, mouvements » ; il prône alors un style « cinématographique » (« enchaînements rapides, un pêle-mêle de simples mots-repères »), la disparition pure et simple du narrateur (Il faut briser avec l’hégémonie de l’auteur ; on ne pourra pousser assez loin le fanatisme de la négation de soi […]. Je ne suis pas moi, mais la rue, les lanternes, tel ou tel événement, rien de plus » : plus de médiation narrative, de commentaire, de béquille explicative, mais le réel comme présence immédiate et le lecteur « placé en toute indépendance face au processus » : c’est Vertov en écrivain et c’est une rupture avec la tradition romanesque du XIXe, à laquelle quelqu’un comme Thomas Mann reste attaché avec ses Buddenbrook, « monument de philistinisme », dira plus tard Döblin, qui n’a jamais été tendre avec le prix Nobel de 1929. Dans « Remarques sur le roman » de mars 1917, il s’en prend vivement à la règle centrale et « naturelle » du tout-venant romanesque de l’époque, dans laquelle il voit une collusion illégitime entre l’épique et le dramatique : le suspense (« Le suspense ruine le roman ») la tension, l’intrigue univoque et finalisée. Suit le commandement : « Dans le roman, il faut stratifier, entasser, rouler, charrier […]. En avant n’est jamais la devise du roman ». Cette intrusion du dramatique dans l’épique est selon lui le signe d’un rapport déréglé au temps, qui témoigne de l’inaptitude du public à la lecture : « L’impatience est la mesure de toutes leurs affaires, de la tension de A à Z. Une heure et demie de torture, on recrache, le livre a fait son devoir. Ce qui n’est pas tension est ennuyeux ». Cela n’est pas écrit en 2009, mais dans les années dix du siècle dernier ! A cette évolution, et quitte à prendre les goûts du public à rebrousse-poil, ce qu’il continue de payer aujourd’hui, Döblin oppose sa conception de l’autonomie des parties, dont Brecht fera son credo dans son théâtre « non-aristotélicien » de la distanciation, en une image devenue fameuse : « Si un roman à l’instar d’un ver de terre ne peut être coupé en dix morceaux, de telle façon que chaque partie remue pour elle-même, il ne vaut rien ».
Par-delà les moyens traditionnels de fabrication romanesque, Döblin vise les genres canoniques et les rejette avec une verve grinçante dans les poubelles de l’histoire littéraire – à commencer par celui qui, en Allemagne, est le plus vénéré d’entre eux, celui auquel est associée la figure du Commandeur des Lettres Allemandes, Goethe, et que le XIXe n’a cessé d’imiter, du moins en Allemagne : le Bildungsroman : « On dit que le romancier est le demi-frère du poète. C’est une expression très complaisante. C’est plutôt son défunt grand oncle. L’imperfection […] du roman d’aujourd’hui est évidente, pour peu qu’on se rappelle les sortes de romans qu’on trouve : le roman de formation, - il veut donc former, pourquoi l’auteur n’est-il pas plutôt enseignant […], - le roman historique, qui vise à la vérité, quand les historiens eux-mêmes ont dû y renoncer, - les sinistres romans de l’époque naturaliste, qui décrivent ou représentent, comme ils l’affirment, des époques entières, - et puis les biographies, écrites par des gens qui ne savent pas à quoi ressemble un homme ni comment il grandit […]. Qu’est-ce que ces romans ? Ils se drapent dans les oripeaux empruntés au mont-de-piété de l’art ancien, et en règle générale ils ont un but pratique déterminé : distraire et viser quelque chose dans le domaine éthique, enfin, ce que l’auteur s’est inventé comme éthique, ou bien ils veulent faire de l’agitation politique, ou bien ils veulent nous éclairer en matière de critique sociale, ou bien ils se contentent d’être le lieu où l’auteur martyrisé peut vider son cœur, le cabinet littéraire des exhibitionnistes, un WC littéraire ». Un WC littéraire : formule qui s’applique admirablement à quelques productions françaises récentes. Rien de nouveau sous le soleil.
Döblin ne se borne pas à la critique sarcastique des codes narratifs dominants ni des genres vénérés ou à la mode (aujourd’hui encore et plus que jamais « le genre historique » ou la biographie), il refuse aussi les règles du jeu de l’institution littéraire, ce qui est difficilement pardonnable…Il entend soustraire le roman aux idéologies contradictoires du « beau » et de l’ « utile » et l’affranchir des règles en vigueur dans le champ, celles qui régissent son statut aussi bien auprès du public que des éditeurs et de la critique. En récusant le statut et l’image de l’artiste exclusivement occupé de beauté ou se mettant à l’inverse au service d’une cause, il prend ses distances à la fois avec les conservateurs, avec l’avant-garde (les expressionnistes n’ont eu que mépris pour son premier grand roman de 1913, Les trois sauts de Wang-loun), et, un peu plus tard, avec les tenants d’une littérature engagée aux côtés du prolétariat – c’est-à-dire avec les trois groupes d’œuvres et d’écrivains occupant conflictuellement le champ littéraire dans le premier tiers du XXe siècle en Allemagne. Cantonner la littérature dans la seule sphère esthétique, c’est le désir de la corporation des critiques, que Döblin attaque avec véhémence pour leur frivolité et leur arbitraire et leur bêtise : « Le pire parmi le public, c’est le gros des critiques […]. Ce qu’on appelle critique m’est toujours apparu comme un scandale. […] La contemplation esthétique est frivolité […]. Le gros des critiques ne connaît ni amour ni haine, mais seulement sa profession et en outre cette chose impudique : l’art ». Dans ce culte de l’art se retrouvent conservateurs et avant-gardistes, qui font le jeu de la bourgeoisie : « Les auteurs se distinguent en veilleurs et en endormis. Les veilleurs ne flottent pas dans les nuages, comme on le souhaitait du temps des meubles en peluche. Bien des auteurs se sont soumis à ce souhait, le sommeil s’est appesanti sur leurs yeux et, naturellement, toute l’époque capitaliste n’eut rien de plus pressé que de masquer la base de son existence et son arrière-plan fatal. Pour ce faire, on avait besoin d’aveugles, de charlatans, de beaux parleurs, de préférence des versificateurs, de poètes dans les nuages, d’extatiques, à tout le moins d’idiots. Que la littérature soit une forme d’idiotie, c’est une évidence pour tout bon bourgeois. Quand le poète n’est pas idiot, on le dresse à le devenir en refusant de le payer […]. Il est sûr que la bourgeoisie a toujours mal payé ses laquais, mais elle en a toujours usé intensivement, c’est-à-dire abusivement ». Toutefois, avec la même véhémence s’exprime un refus de soumettre la littérature à des fins de propagande, sous peine de la faire déchoir dans l’utilitaire : « On exige de nous des effets pratiques, politiques et sociaux immédiatement visibles. Nous ne pouvons les fournir […]. C’est justement l’éloignement de la pratique qui est notre manière ». Cette position ne lui fera pas des amis chez les tenants d’une littérature prolétarienne engagée directement dans les luttes politiques et sociales. Le prolétaire Franz Biberkopf n’a pas tout à fait les traits du héros positif.
II
La polémique döblinienne s’origine dans une conception du romanesque qui, pour fluctuer au cours du temps dans ses réalisations, s’appuie sur un principe permanent. La véhémence critique s’explique par le refus de propositions dans lesquelles Döblin voit une méconnaissance essentielle du travail littéraire. Positivement, le « döblinisme » part de l’idée fondamentale que « l’auteur est une espèce particulière de savant » et qu’il existe un ordre du vrai en littérature qui ne se confond pas avec l’ordre du beau : la littérature est concernée à sa façon particulière par la question de la vérité. « La littérature n’est pas une forme d’idiotie […]. Le roman a pour fonction de représenter la réalité de façon spécifique. […] L’auteur est un alliage particulier de psychologue, de philosophe, d’observateur du monde social […]. Les écrivains et les poètes constituent une espèce particulière de savants et c’est pourquoi ils se tiennent fermement sur la terre. Pour des raisons liées à leur science, ils ont davantage accès à la réalité et accès à davantage de réalité que beaucoup d’autres, qui ont pour seule réalité leur petit peu de politique, d’affairisme et d’action ». Les attaques sont donc proférées à partir d’une conviction première, à savoir que la littérature est un moyen de connaissance spécifique et que, comme telle, elle a sa place à côté des autres savoirs, avec lesquels elle entretient des liens. La littérature est une pratique interdiscursive, mais « interdiscursif » dépasse largement les frontières de l’intertextualité proprement « littéraire », pour s’aventurer dans des territoires comme la psychiatrie (« Qu’on aille à l’école de la psychiatrie, la seule science qui s’occupe de la totalité du psychisme »), la biochimie et autres sciences de la nature, la sociologie et l’anthropologie et bien entendu l’histoire.
Le transport de la littérature hors de l’esthétique « pure » et du domaine de l’abstraction psychologique (« Colère, amour, mépris signalent des phénomènes sensibles, mais au-delà ces conjonctions de lettres primitives ne disent rien ») est le geste premier de Döblin ; il gouverne l’ensemble de sa production. La littérature est définie comme « une manière de penser » : c’est un espace de discours en prise sur d’autres discours, où ont lieu des expérimentations d’un type spécifique, des productions de mondes possibles, non assumés comme des mondes gouvernés par les lois de l’univers empirique, mais parlant néanmoins de celui-ci. Aucun écrivain ne semble avoir, au début du XXe siècle, réfléchi avec autant d’acuité aux spécificités et pouvoirs de la fiction, dans des termes singulièrement modernes. Ses grands essais théoriques, comme « La construction de l’oeuvre épique » de 1928 et « Le roman historique et nous » de 1936, sans compter beaucoup d’autres, en témoignent. Döblin redonne à « mimésis » le sens que sa traduction en termes de copie et d’imitation lui avait fait perdre, elle est un « faire », une production de paroles et d’actions possibles, et non une reproduction d’un déjà-là (d’où, entre autres, la polémique de Döblin à l’égard du « genre historique » dans sa version vulgaire). Cette conception restitue en même temps tous leurs droits à l’imagination et à l’activité fabulatoire : « La littérature est, en reprenant les mots de Nietzsche, un rire de supériorité par rapport aux faits », elle renvoie à « la volonté souveraine de l’auteur […] de jouer avec la réalité. En littérature, la légèreté et la dérision de la réalité sont complètes ». Ce jeu ne saurait être toutefois une évasion gratuite, car « il existe une imagination exacte et une imagination inexacte […]. La littérature suppose un regard anormalement aigu et le souci de la vérité de la science. Sans un grand investissement de l’esprit, la littérature n’est pas possible ».
La double revendication de la dimension cognitive et imaginative de la littérature rapproche Döblin d’autres grands représentants de la littérature de langue allemande. On peut citer Brecht qui, comme Döblin, auquel le lie une admiration sans réserve, ironise volontiers sur l’ignorance de ses collègues et se réfère constamment à la science (« Nous devons nous considérer comme les enfants d’une ère scientifique. Notre vie en commun d’hommes est déterminée dans une mesure toute nouvelle par les sciences ». Brecht insiste sur le rapport, qu’il perçoit chez Döblin, entre l’« attitude scientifique » et l’imagination, qui ne sont pas exclusives l’un de l’autre, mais nouées l’une à l’autre : « L’introduction d’attitudes scientifiques dans l’écriture romanesque (Brecht pense au traitement tout nouveau des masses dans un roman comme Wang-loun, ainsi qu’à l’importance nouvelle de la gestuelle en lieu et place de l’analyse psychologique traditionnelle) conduisit au plein épanouissement du fantastique et du poétique, et de cela aussi le théâtre profitera ». On peut aussi penser à Musil qui a, comme le médecin Döblin, une formation scientifique et pense aussi que les hommes de lettres ne marchent pas avec leur temps, parce qu’ils continuent à faire la part belle au « moi » et organisent leurs romans autour de la figure du « héros », alors que l’évolution de la société moderne et du savoir (Marx, Freud) éloigne de plus en plus le sujet de ses prérogatives traditionnelles. Döblin pourrait reprendre totalement à son compte l’affirmation musilienne que la littérature « n’a pas pour tâche de décrire ce qui est, mais ce qui doit être ; ou ce qui pourrait être, comme une solution partielle de ce qui doit être ».
Döblin appelle son travail « un tâtonnement en forme de roman ». Le rapport à la vérité chez lui exclut tout logos monologique, pratique la contradiction permanente, l’interrogation et le doute. Cet anti-dogmatisme essentiel a deux conséquences. D’abord, il confère à chaque œuvre son visage particulier : aucun « vouloir-dire » univoque ne précède l’écriture. Celle-ci est le procès de production d’un sens, d’un savoir qui n’est pas donné d’avance ni définitivement acquis : « Le visage de l’œuvre se dévoile seulement au cours du travail. Vous croyez que l’auteur vous rapporte et écrit ce qu’il sait. Non, il ne sait rien, ou presque rien, il se lance dans une aventure. On se rapproche de son sujet en écrivant. Le lecteur participe ainsi au processus de production en même temps que l’auteur ». C’est pourquoi, entre autres choses, le personnage döblinien n’est jamais enfermé dans le corset d’un déterminisme définitif – par exemple, ni Franz Biberkopf dans Berlin Alexanderplatz ni aucun des personnages de Novembre 1918, pas plus Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht que les figures de fiction qui les entourent. L’anti-dogmatisme (« J’ai chevauché crânement ce cheval à bascule, à une époque où chacun se faisait un devoir de produire une opinion bien carrée ») donne ensuite à l’ensemble de l’œuvre son dessin général : « Chaque livre se termine pour moi par un point d’interrogation. Chaque livre renvoie à la fin la balle à un autre ». L’ « œuvre épique » est un « test », elle est « la continuation et la concrétisation, mais également la mise à l’épreuve d’une position de pensée obtenue par un travail intellectuel qui la précède. Si bien qu’en règle générale, à la fin de l’œuvre, ma position est déjà dépassée et ébranlée. Elle commence par une certitude et s’achève par une nouvelle question ».
III
Le « tâtonnement » est d’ordre à la fois formel et thématique. En allant vite, on peut distinguer sur le plan formel deux grands groupes de textes. Il existe une parenté formelle entre les trois premiers grands romans (Wang-loun, Wallenstein, Monts Mers et Géants, successivement 1913, 1918, 1924), dont seul le premier est pour le moment accessible en français : refus du modèle dramatique, de l’action unilinéaire centrée autour du « héros », autonomie relative des parties, accumulation d’événements et de personnages, prédominance du récit, renonciation au commentaire, impersonnalité. Le roman, devenu « œuvre épique », prend le large, quitte les boudoirs et s’en va en Chine, dans des contrées et des passés lointains, des avenirs illimités et menaçants (avec Monts Mers et Géants, Döblin dépasse les imaginations les plus extravagantes de la science-fiction, mais ses visions de 1924 sont devenues pour une part l’actuel de notre monde). Romans-continents, portés par une langue extraordinaire, qui font de Döblin le Hugo allemand. Berlin Alexanderplatz, qui correspond au retour dans le lieu familier par excellence, Berlin, et dans le présent le plus immédiat, marque un changement : retour du narrateur dans sa fonction de commentateur, reflux du récit et de la description au profit du discours, de la parole, du monologue intérieur et de l’association libre, comme chez Joyce, utilisation du montage et du collage, comme dans les expérimentations du cubisme, dans le photomontage ou chez Dos Passos. C’est ce qui fait de Berlin Alexanderplatz le grand roman allemand de la modernité : la ville n’y est pas décrite, elle se parle, elle est le premier personnage, et ce sont ses parlers multivoques, son murmure incessant et ses cris qui sont montés et collés dans le texte. Novembre 1918 reprend cette technique, en développant davantage les grands dialogues, à la manière de Dostoievski.
Du point de vue thématique, pour aller vite, on dira ceci : Döblin passe d’une interrogation sur l’agir dans l’Histoire à un doute de plus en plus marqué sur les possibilités mêmes de l’action. Son propre parcours dans une Allemagne d’où il est chassé par le fascisme, l’exil, la guerre, ne sont évidemment pas pour rien dans cette évolution. L’histoire et la politique comme lieux où se cherchent les solutions aux problèmes affectant la vie des hommes, deviennent la source d’interrogations et de remises en cause. Novembre 1918 est le moment-clef de cette évolution. C’est dans cette œuvre, écrite en exil en France, puis aux Etats-Unis entre 1937 et 1943, que Döblin liquide, à travers la peinture sarcastique de la révolution allemande et de son échec, l’idée de la possibilité de transformation de la société par des voies exclusivement politiques, tout en explorant un autre chemin, celui du christianisme : « Et après avoir étanché ma soif d’aventures avec le livre sur l’Amérique du Sud, je me tournai vers des rivages familiers. Je songeai à Berlin et examinai par quoi tout était arrivé. Je dressai le paysage ancien et lâchai dans ce paysage un individu, une sorte de Franz Biberkopf, afin qu’il s’(m’)examine et s’(m’)éprouve. Je le destinai à porter son (mon) fardeau à travers le récit. Deux choses coururent parallèlement : l’enlisement tragique de la révolution allemande de 1918 et la sombre aspiration de cet homme. La question pour lui est de savoir comment s’y prendre pour agir. Mais il veut agir. D’où ? A partir de quelle base ? Il doit renoncer à se décider. Il est incapable de choisir entre deux ou trois bancs de sable pour construire sa maison. Il reste en vie. Il est brisé et devenu chrétien. Puis une clarification me fut permise. Elle fut complète. Le point de vue était acquis. Une autre image du monde, une autre manière de penser était là ». La fiction se présente comme un test, comme l’expérimentation d’un point de vue auquel l’auteur va consentir ensuite dans la vie réelle. Mourir à l’ancienne vie bornée par l’horizon de l’Histoire et soutenue par les systèmes rationnels d’explication, et sur cette banqueroute établir l’existence ailleurs, c’est le chemin accompli par Becker, le Franz Biberkopf de Novembre 1918, et que Döblin va accomplir ensuite dans la réalité de l’exode de 1940, dont il fait le récit dans son texte autobiographique Voyage et Destin (disponible en français). On se méprendrait toutefois complètement si l’on imaginait un Döblin à la fin de sa vie désormais retiré du monde en ermite. L’évolution de l’Allemagne d’après-guerre ne cessera de le préoccuper.
En écrivant, Döblin joue sa vie. Comme Kafka. Ces deux-là n’ont cure de la carrière. Ecrire pour Döblin, c’est explorer sur le mode de la fiction des solutions aux problèmes que lui pose et que pose à l’homme le grand remue-ménage d’une Histoire particulièrement dramatique. Döblin use à fond des possibilités offertes par la fiction : être un laboratoire d’expériences affranchies des contraintes qui pèsent sur les pratiques réelles : « Jamais je n’étais seul à ma table. J’avais à chaque fois une vaste société autour de moi : celle des mots, de la langue. Les mots m’avaient accompagné. Mais les mots d’ici étaient autre chose que ceux du dehors, ceux qui servaient à se comprendre et à désigner les objets. Ceux qui entraient dans ma chambre, je les utilisais pour construire, pour jouer, pour faire ».