Je dois dire que le titre que l’on m’avait suggéré était : « Phénoménologie de la pin-up girl ». Malheureusement, ce n’est pas du tout dans ce sens-là que je comptais diriger cette petite étude, et, par une association d’idées bien compréhensible, j’ai pensé qu’il vaudrait mieux l’intituler : « Eccéité de la pin-up girl ». En effet, eccéité est un mot qui se trouve aussi dans le livre de Merleau-Ponty sur la perception, qui a une plus jolie sonorité, et qui a, tout de même, moins traîné que le premier. J’ajoute qu’il ne veut pas dire grand-chose non plus ; mais j’ai peut-être tort : je crois que je ne mords pas assez à la philosophie pour pouvoir discuter définitivement ces problèmes diaboliques, et c’est la fin du préambule.
Je ne tiendrai pas compte d’une erreur communément répandue qui fait que l’on assimile le terme « pin-up » à l’expression « hands up ! » (libéralement employée par les auteurs de romans à couverture illustrée, bordée de bleu, portant le générique « Le Livre national ») et dont le sens connu est « les mains en l’air ».
Je n’en ferai pas état, car il est évident que des deux expressions sont calquées l’une sur l’autre, sauf en ce qui concerne l’intervalle ; le trait d’union qui comble le premier sauve la décence. Mais je quitte la sémantique pour me précipiter sur le sujet, qui attend, la pointe des seins braquée vers le ciel à un angle de DCA, la taille réduite à sa plus étroite expression, et la croupe généreusement bombée, bien fendue ; ses cheveux retombent, en vagues brillantes, sur des épaules dénudées mais chaudes — ça se sent — dont une étoffe transparente dessine la rondeur avec précision. Quand on les voit, les jambes sont longues et lisses, et l’intérieur de la cuisse souvent apparent, malgré l’interdiction de la censure américaine : il doit y avoir des pin-up d’origine, moins anastasiées pour l’exportation.
Ceci n’est qu’un modèle de pin-up girl. Ils en font de tous les genres. Je ne vais pas vous les décrire, ce journal se refuse en général à insérer des textes très pornographiques, et il faudrait, pour être complet, que je vous décrivisse aussi mes réactions.
Il est inutile d’ajouter, vous le savez bien, que la pin-up, ayant franchi la mare aux harengs dans les fourgons de l’armée américaine, s’est installée sur la couverture de nos magazines, depuis que les contingents de papier généreusement alloués par une économie libérale permettent aux hebdomadaires les gros tirages que l’on sait. Nous présentions à cet égard un retard considérable, soit dit en passant, puisque, bien avant la guerre, « Esquire », avec les dessins de Petty (remplacé depuis par Varga), « Pic », « Life », « Collier’s », « Look » et bien d’autres revues américaines donnaient fréquemment, les uns avec une grande régularité, les autres moins, autant d’occasions aux hommes de se lécher le coin gauche des badigoinces avec un regard concupiscent, et, aux filles, autant de prétextes pour envoyer à leur tour des photos d’elles aux petits courriers cinématographiques. Quoi qu’il en soit, c’est de la guerre de 1942 (la guerre américaine) que date le foudroyant développement de la pin-up girl. Voici pourquoi : à cette époque, journaux et magazines civils entreprirent la confection d’éditions spéciales, purgées de publicité, de format souvent réduit, destinées à divertir l’armée ; distribuées par le Special Service, ces feuilles entrèrent, en quelque sorte, en concurrence avec les publications mêmes de l’armée. En plein accord avec elles sans aucun doute. Toujours est-il que l’hebdomadaire militaire « Yank » a publié, depuis ce temps, des photos de pin-up girls dont la collection complète est propre à développer, chez les jeunes gens, la haine de la pédérastie. C’était peut-être le but visé.
Journaux civils et militaires ne firent d’ailleurs que respecter les règles explicitement admises par l’armée. Je ne résiste pas à la joie de vous donner la traduction de quelques passages d’une brochure réservée aux éditeurs des Services militaires d’information américains (Département de la Guerre, brochure n° 20-3, page 9).
LA FORME FEMININE DANS LES JOURNAUX DE L’ARMEE
« Ceci ne présente pas un intérêt militaire, quoique ce soit fréquemment le sujet d’intérêt du militaire. (Ils font des calembours, là-dedans. J’ai essayé de donner une équivalence). Les déshabillés artistiques, aussi bien que les représentations de formes féminines plus ou moins voilées seront utilisées au choix de l’éditeur, sans perdre de vue l’idée que les forces combattantes des USA ne sont composées ni de sybarites, ni d’adolescents retardés. Ce n’est pas une des fonctions principales des Services d’information de l’armée que de délivrer de la beauté en vue d’orner les murs des baraques. En outre, dans les limites continentales des USA, ce sujet général est déjà si remarquablement exploité par les périodiques civils, que, pour le militaire, vouloir lutter avec eux serait porter du charbon à Newcastle. Cependant, nous ne pouvons nous empêcher de donner quelques brefs extraits d’un éditorial laudatif, dédié par un journal de l’armée, dans un poste isolé de l’Alaska, à une artiste percutante de New York, qui a posé pour des photos inédites à l’intention de cette publication... (Suit une série d’extraits). Ceci montre de façon touchante que, dans la vie de cette garnison isolée, l’amabilité de l’obligeante jeune femme avait plus fait pour réchauffer la baraque que n’importe quel poêle breveté. »
On s’étonnera de la place que je donne, dans cet article, à la pin-up américaine ; c’est que les Etats-Unis sont, à cet égard, en avance sur nous.
La production et la répartition de fesses sur papier à rotative-que-veux-tu eurent dans l’armée américaine une première série d’effets que nous ne risquons guère ici, car l’intendance française est moins généreuse. Les résultats médicaux de cette alléchante propagande sont tels que les unités prophylactiques de l’US Army, actuellement débordées, ne peuvent accorder une interview au premier pisse-copie venu : c’est vous dire qu’ils m’ont flanqué dehors, malgré l’intérêt du sujet. Enfin, ne les plaignons pas, ils ont de la pénicilline (on notera l’harmonieuse correspondance homéopathique des mots « pin-up » et « pénicilline » : à côté du mal, le remède, et la même racine romaine). Par malheur, la pin-up girl est responsable d’une autre fâcheuse séquelle de phénomènes graves que je ne peux passer sous silence, car je crains leur extension à notre pays : rappelez-vous le doryphore. On assiste, actuellement, outre-Atlantique, à un extraordinaire développement du faux sein sous toutes ses formes, depuis le simple truquage de doudounes au moyen d’une tringle métallique savamment recourbée — destinée uniquement, prétendent ces hypocrites, à supprimer les bretelles inesthétiques du soutien-gorge — jusqu’à l’infâme coussin rembourré, de forme judicieusement choisie en vue de l’attraction maximale, sur lequel l’imprudent visiteur vient buter à la première tentative. Ça s’est toujours fait, dira-t-on ; d’accord, mais pas industriellement. A l’heure actuelle, ça se répand en Amérique comme une traînée de poudre ; et je suis assez persuadé du mauvais goût de mes compatriotes pour ne pas supposer qu’ils refouleront cette néfaste invention ; ils ont bien sacré Benny Goodman roi du swing, à la suite des mêmes Américains.