par Ray Bradbury
{} {} {} {} {} J’ai commencé à lire les magazines de science-fiction apportés par des pensionnaires, dans la pension de famille de mes grand-parents à Waukegan, dans l’Illinois, quand j’avais sept ou huit ans. C’était dans les années où Hugo Gernsback édita Amazing Stories [1] avec des peintures de couverture expressives, étonnamment imaginatives, qui alimentaient ma propre imagination affamée. La bête créative grandit en moi quand Buck Rogers [2] apparut peu après, en 1928, et je pense que cet automne là je devins un peu fou. C’est la seule façon de décrire l’intensité avec laquelle je dévorai ces histoires. Vous éprouvez rarement dans la vie plus tard ces fièvres qui emplissent d’émotion votre journée entière.
Lorsque je regarde en arrière aujourd’hui, je réalise quelle épreuve j’ai du être pour mes parents et mes amis. C’était l’un après l’autre une frénésie après une exaltation après un enthousiasme après une hystérie. J’étais toujours en train de crier et de courir quelque part, parce que j’avais peur que la vie ne finît dans l’après-midi même.
Ma folie suivante survint en 1931, quand apparurent les planches de couleur du premier feuilleton du dimanche d’Harlod Foster, d’après le Tarzan de Edgar Rice Burroughs, et en même temps je découvris à côté, au domicile de mon oncle Bion, les volumes des John Carter of Mars [3]. Je sais que les Chroniques Martiennes [4] n’auraient jamais existé si Burroughs n’avait pas eu d’impact sur ma vie à ce moment-là.
J’avais tout « John Carter » et « Tarzan » dans la tête, et je m’asseyais sur la pelouse, devant la maison de mes grand-parents, répétant ces histoires à quiconque voulait s’asseoir et écouter. Je voudrais sortir sur cette pelouse les nuits d’été et atteindre la lumière rouge de Mars et dire, "Emmenez-moi à la maison !" J’aspirais à m’envoler et à atterrir là-bas, dans les poussières étranges explosées du tréfonds de la mer, vers les cités antiques.
Je voyageais dans le temps tandis que je demeurais attaché à la terre, écoutant les adultes qui par les nuits chaudes se rassemblaient dehors, sur les pelouses et sous les vérandas, pour parler et se souvenir. À la fin de la quatrième semaine de Juillet, après que mes oncles aient tenu des discussions philosophiques en fumant leurs cigares, et les tantes, les neveux, les cousins et les cousines, aient consommé leur limonade ou leurs cornets de crème glacée, quand nous avions épuisé tous les feux d’artifice, venait le moment privilégié, le moment de la tristesse, le temps de la beauté. C’était le temps des « ballons de feu ». [5]
Dès cet âge j’avais commencé à percevoir la fin des choses à l’instar de cette charmante lanterne de papier. J’avais alors perdu mon grand-père, parti pour de bon quand j’avais cinq ans. Je me souviens si bien de lui : tous les deux sur la pelouse devant la véranda, avec l’audience d’une vingtaine de membres de la famille et le ballon de papier tenu entre nous pendant un moment final, rempli d’exhalations chaudes, prêt à s’en aller.
J’avais aidé mon Papi à porter la boîte dans laquelle se trouvait, comme un esprit vaporeux, le spectre de papier-tissu de la montgolfière en attente d’être insufflée, puis gonflée partant à la dérive vers le ciel de minuit. Mon grand-père était le grand prêtre et j’étais l’enfant de chœur. J’ai aidé à mettre le tissu rouge-blanc-et-bleu hors de la boîte et regardé comment Grand-père allumait la petite coupe de paille sèche qui pendait au-dessous. Une fois que le feu s’était produit le ballon s’arrondissait grossissant par lui-même avec l’air chaud qui montait à l’intérieur.
Mais je ne pouvais pas le laisser partir. C’était si beau, avec la lumière et les ombres dansant à l’intérieur. Pourtant, quand Grand Père me lançait un regard, accompagné d’un petit signe d’approbation de la tête, je laissais enfin le ballon librement s’en aller à la dérive au-dessus du porche, illuminant les visages de ma famille. Il flottait au-dessus des pommiers, sur la ville commençant à s’endormir, puis à travers la nuit parmi les étoiles.
Nous restions à le regarder pendant au moins dix minutes, jusqu’à ce qu’il ne fût plus possible de l’apercevoir. Ensuite, les larmes coulaient sur mon visage et Grand père, évitant de me regarder, en venait à s’éclaircir la gorge et à taper des pieds. Les parents commençaient à retourner dans la maison ou à rentrer chez eux en contournant la pelouse, me laissant essuyer mes larmes avec mes doigts soufrés par les pétards. Tard dans la nuit, je rêvais que la montgolfière revenait dériver à ma fenêtre.
Vingt-cinq ans plus tard, j’écrivais Les Ballons de feu, une histoire dans laquelle un certain nombre de prêtres s’envolent pour Mars à la recherche de créatures de bonne volonté. C’est mon hommage à ces étés durant lesquels mon grand-père était en vie. Un des prêtres ressemblait à mon Papi, je l’avais mis sur Mars pour qu’il revoie ces merveilleux ballons, mais cette fois, tout feu tout flamme et lumineux c’étaient des martiens à la dérive, sur une mer morte.
© Ray Bradbury
Source, © The New Yorker of June 4, 2012 : Take Me Home, by Ray Bradbury.
Take me home, est un essai inédit en français.
Traduction par Aliette G. Certhoux, août 2012, (publication sous réserve des ayants droit).
Pour lire l’avant-propos « Rosebud - Hommage à Ray Bradbury », suivre le lien.
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Première de couverture de l’opus 1 du magazine Amazing Stories, 1926, (extrait de l’article dédié dans en.wikipédia), — Ray Bradbury alors âgé de 6 ans connaît déjà la perte de son grand-père.
ÉPILOGUE DE L’HOMMAGE DE LA RdR
Un court épilogue de cet article a été publié dans les Brèves de La RdR, le 26 août 2012 (suivre le lien sous le titre).