Le « Théâtre de poésie » , comme l’exprime Georges Schéhadé est intimement lié au mouvement. Celui-ci, pourrait-être salutaire parce qu’il dépasse le cadre restreint et les limites du réel, source d’enfermement lourd et douloureux, pour s’épanouir dans l’imaginaire, ou encore dans l’ouvert. En d’autres termes, le mouvement pourrait être efficace parce qu’il assure aux personnages le déconditionnement de leur désir, l’affranchissement de toutes les formes et de tous les obstacles que porte leur vie quotidienne ; responsable de la routine et de la détresse. Parmi toutes les voies qu’engendre la poésie dans ce théâtre celles du réel et de l’imaginaire, du vent et de la mer restent les plus efficaces pour se libérer en essayant de fuir les problèmes qu’impose la vie.
1. La poésie du réel et de l’imaginaire
Les personnages du théâtre de Georges Schéhadé, des plus vaniteux aux plus positifs tirent l’originalité de leurs paroles de la poésie. Ce qui montre que le dramaturge n’a pas, chaque fois, que le choix de s’exprimer en poésie. Puisque « dans la vie même, Schéhadé n’emploie pas d’autre langage que celui de ses personnages » , dit Guy Dumur, l’un des amis de Schéhadé. Ce qui caractérise la poésie subtile c’est l’imagination débordante des personnages. A tire d’exemple le Cocher dans L’Emigré de Brisbane annonce :
C’est à croire, Monsieur, qu’une église a éclaté et que tous les saints messieurs et demoiselles se sont répandus dans la nature.
(LEDB, I, I, p. 12)
A cette imagination vient s’ajouter un langage allusif, associant les éléments les plus étranges, de la manière la plus inattendue, choisissant parfois ses mots, non sans quelque méprise, pour aboutir à un ruissellement d’images originales et scintillantes. Telle semble être une autre caractéristique de cette poésie qui éclaterait, à la place de cette « église » évoquée dans la réplique du cocher, en se répandant en un jardin d’étoiles. On dirait que les mots et les images ont été créés pour un seul usage. Ils sont aussi purs, aussi neufs, aussi brillants que s’ils sortaient des mains d’un créateur. Tout cela dans un raffinement dépouillé jusqu’à la transparence et même la fragilité. Ce sont des mots de tous les jours, mais manipulés par la fantaisie d’un poète, placés les uns près des autres et qui acquièrent, de ce fait, un nouvel éclat. Les mots de Picaluga gardent toujours une certaine fraîcheur : Picaluga et Rosa appellent leur fils Rico Enrico : « Tiens ! dit Picaluga, je ne me souvenais plus de ce petit nom, frais comme une noisette » (LEDB, V, I, p. 82).
La poésie jaillit de partout et ruisselle tout naturellement dans L’Emigré de Brisbane. Tout ce qui est dit semble poétique. La poésie fuse en éclat, rayonne et dessine l’univers autour des personnages. Elle sort des lieux communs, de la bouche des paysans. Pour montrer à leur manière la présence de la nature qui les entoure et parfois pour manifester leur indifférence ; le secrétaire du maire n’a qu’à évoquer la fontaine insouciante. Picaluga évoque la fuite inexorable et irréversible du temps : « Le temps est un vieillard qui a la malice des enfants. » (LEDB, V, I, p. 85). Une intervention de Ciccio pour évoquer le mystère et le calme de la nuit est d’une simplicité originale : « Je vais éteindre cette lanterne pour être naturel avec la nuit » (LEDB, III, I, p. 38), dit-il.
Cette poésie illustre l’univers autour des personnages qui réclament, poétiquement, la spontanéité et la sympathie avec la nuit. On ne doit pas déranger le calme de la nuit avec les lumières ; témoignages du progrès scientifique et de la modernité. Il s’agit d’une poésie qui accuse le trouble que l’homme ressent lors d’une nuit tranquille et charmante. Ne s’agit-il pas ici de rappeler le malheur qui a fait basculer la vie de l’homme à cause non seulement du progrès scientifique, mais, peut-être, aussi à cause de la littérature dans la mesure où cette dernière est étroitement liée à l’imagination ? Zanzi qui aime la lecture finit par mourir en attrapant le mal de mer comme les voyageurs du navire surpris par une tempête en plein mer dans le roman où ce comptable ne pouvait pas se détacher. Emporté par son imagination ce personnage meurt à cause de la lecture. Dans Les Violettes, les personnages, très imaginatifs, sont contaminés par la folie de destruction. Ils veulent exploser le monde par leur recherche atomique qui menace de mort la vie de l’humanité et la leur, comme l’exprime le programme de la création de la pièce en 1966. Schéhadé critique, d’une façon indirect, et par le fait de jongler avec le réel et l’imaginaire, la mauvaise utilisation du progrès scientifique qui a causé des dégâts irréparables et inoubliables dans le XX ͤ siècle.
En outre, de cocher révèle que beaucoup de temps a passé ? Il n’a qu’à dire que : « Les oiseaux sont mille fois morts, depuis… » (LEDB, I, I, p. 13). Qu’est-ce qui pousse le personnage schéhadéen à révéler l’écoulement du temps, si ce n’est que le sentiment d’un regret à l’égard de la perte du temps de la paix et du calme qui reigne ? Conscient de cet état de chose et de la menace qui poursuivent l’homme, c’est le sentiment animé de refus et de révolte qui se laisse divulguer à la surface sémantique d’un théâtre poétique dont les révélations s’appliquent parfaitement sur notre temps. L’humanité est plongée dans le mauvais usage du progrès, victime de l’absurdité des guerres et des attentats actuels. Si la guerre est le résultat du progrès scientifique, les attentats restent l’aboutissement du progrès logistique mais surtout imaginatif de l’homme.
Nul mieux que Schéhadé n’a su situer sa poésie sur une frontière entre le réel et l’imaginaire. Une poésie qui reste intimement liée à la notion du temps. Que cherche Argengeorge dans la soirée aux Quatre-Diamants ? Il prétend ne pas chercher les hommes « dans ce lieu perdu, mais des figures de vie qui bougent avec des clefs […] » (LSDP, I, XI, p. 58).
De quelles clefs s’agit-il ? C’est tout d’abord un bonheur fragile et innocent comme celui de Follète. Ensuite, une pureté évangélique comme celle du concierge Evangile. Puis, une jeunesse ardente comme celle du chasseur Alexie. Enfin, une possibilité d’être voyant comme Jules Faton. La poésie ne manque pas de manipuler l’imaginaire et le réel, d’allier informations exactes et légendes populaires et enfantines comme le fait le cocher pour dire à son client qu’il faudrait rentrer :
Il est minuit, monsieur […]. Les étoiles commencent à tomber dangereusement. Bien sûr, tout ça c’est de l’argent qui passe […] Mais tout de même, il y a les météorites !... et ce n’est pas des plumes d’autruche, quand elles vous tombent sur la tête.
(LEDB, I, I, p. 16)
Ne sont-elles pas des images que Schéhadé puise dans sa lointaine enfance et qu’il a su garder intactes ? Réels et irréels à la fois, ses personnages ne sont pas seulement le produit de ces images, mais aussi, les figures de cette créatrice manipulation de l’imaginaire et du réel. L’alternance entre le réel et l’imaginaire est mise en évidence dans cette réplique de Hélène :
Je regarde autour de moi : Ces verres de vin pour spectres… cette lampe qui n’éclaire plus rien et se balance pour fatiguer nos ombres […] tu me quittes pour ces compagnons de la fumée ?
(LSDP, I, XI, p. 56)
Une ambiance d’obscurité règne sur les pièces, dès qu’il s’agit de la fumée, parce que rendre les personnages à des figures, et les plonger dans la fumée, révèle le caractère obscur de leur personnalité. Cela œuvre, peut-être, à la mise en évidence du « Liban pluriel et du mystère qui l’entoure » , et du « mystère où baigne l’être humain » . « Schéhadé [rend] la poésie à sa définition coutumière : elle s’allie à l’irrationnel et à l’obscur parce que le monde des essences qu’ [il veut] nous ouvrir est lui-même obscur » comme l’atteste Michel Corvin. L’expérience humaine de la vie est une entité trop riche « pour se laisser enfermer dans les limites de la logique et du discours » . Cette vie, facteur premier de l’obscurité, engendre chez Schéhadé une poésie où l’évocation d’une atmosphère de douceur ne manque pas de tristesse et de révolte : « Des yeux aussi jolis que la tristesse du matin » (LSDP, I, I, p. 14).
Le président Domino évoque la douceur des yeux de Rosine, par des mots discrets. Cela renforce le climat mélancolique et triste des pièces de Schéhadé. Il faut avoir connu la douceur et le calme d’un matin d’été, contemplé la nature mal réveillée de la nuit, avec un soleil qui se prête à attaquer le mystère du jour naissant, pour comprendre la douce révolte de Schéhadé.
D’ailleurs, certains comportements sont expliqués et justifiés par cette poésie ; Follète prouve une certaine sympathie à l’égard du chasseur Aléxis, lui qui est décidé à tuer Argengeorge « dont les yeux ont encore l’éclat de la jeunesse » :
Quand même c’est triste de n’être pas familier avec le jour, d’avoir des feuilles mortes sur les bords de son feutre. » [Comment c’est malheureux pour cette fille d’aller] chasser la nuit.
(LSDP, I, VI, p. 36)
Désespérée, mélancolique et poignante, la poésie des pièces de Schéhadé nous révèle la nostalgie d’un bonheur perdu, l’insatisfaction des personnages dans leur vie quotidienne et le refus de la réalité.
Hélène et Argengeorge décident de quitter l’auberge pour aller chercher une nouvelle vie ailleurs. La mélancolie s’infiltre dans leur discours et laisse entendre le passé dans le futur qu’ils envisagent de mener ensemble :
Oui, tout est prêt. Un batelier nous attendra cette nuit. J’ai vu de loin, la ville que nous allons toucher. Elle s’effritait en mille petites images et lumière à la faveur du couchant. Le batelier était mélancolique et souriait à ses filets.
(LSDP, I, XI, p. 55)
L’imparfait « s’effritait », « était mélancolique », « souriait » sont le témoin le cette nostalgie du bonheur perdu à l’avance, d’une réalité amère. La poésie est toujours marquée par le côté du réel d’où elle tire son point de départ. Le premier paysan nous révèle à partir de cette poésie le côté rebelle des personnages : « La patrie, c’est mes pommiers, c’est vos radis » (HDV, II, I, p. 49).
Cette réplique illustre davantage la part de la poésie, caractérisée par une couche d’innocence et la manière la plus naturelle de penser. Dans Le Voyage, Christopher, personnage principal, incarne un rêve où l’on se donne par excellence à l’aventure. Entre l’offre de stabilité que représente son mariage prévu avec Georgia et la soif d’aventure, ce personnage opte facilement pour l’inconnu. Son rêve de voyager peut être réalisable, parce que le bâtiment (Help-Horn) s’est arrêté au port du Bristol. Tout semble se passer en faveur de la réalisation de ce voyage, s’il n’avait pas échangé son tenue avec le quartier-maître Alexandre Witiker. Christopher remonte le temps en faisant le rappel de tout ce qui s’est produit à Santos au Brésil où il était censé être. La confrontation avec la réelle image du voyage reste un vrai choc pour ce héros, puisque l’expérience de Santos lui a permis de voir les autres facettes du voyage. Il a compris que passer des mois dans un port lointain ne signifie pas forcément le bonheur idéal. C’est une vérité à laquelle il n’a pas pensé auparavant. Il suffit qu’il constate que :
L’Old Abraham quitte Santos le ventre vide. Le capitaine en a par-dessus la tête de ce pays de mauvaises affaires et de fripons.
(LVG, IV, IV, p. 167)
Ou d’entendre de nombreux témoignages sur le sentiment d’exil qui ronge à l’étranger tel celui de Panetta qui souffre d’être loin de son pays, et qui dit :
Le Portugual est une belle patrie, aussi. Souvent, après une journée de fatigue… et de mauvais sang, je fais un petit médaillon de mon pays et je l’embrasse pleurant
(LVG, IV, III, 157)
Pour Christopher, il s’agit d’une expérience réelle et douloureuse puisqu’elle s’assimile à une fin. C’est la raison pour laquelle il décide de projeter son voyage éternellement dans le futur. Il renoncer à son projet pour ne pas le transformer en un passé. Il ne veut pas se ressembler aux officiers spectres parce que leur expérience est une confrontation avec la réalité. Finalement, il décide de se fiancer à Georgia et il renonce définitivement à son départ. Entre le réel qui constitue un engagement entre ces deux personnages, et l’imaginaire qui occupait l’esprit de Christopher depuis longtemps, c’est la réalité qui triomphe face à la confrontation avec l’imaginaire. Cela peut trouver son explication chez Madame Schéhadé qui atteste :
Pour Georges les voyages sont intérieurs. Il est resté deux mois à Kapocerento à cinq kilomètres de Capri sans aller voir Capri .
Le dramaturge comme son personnage préfère ce qui est attendu à ce qui est effectué, parce que l’attendu préserve son entité de rêve, d’inconnu et de mystère, tandis que l’effectué épuise sa part de rêve. Comme c’est le cas dans Le Voyage. La fuite du dramaturge dans la campagne – qui donne à plusieurs reprises des éléments pour enrichir la poésie de ses pièces – explique l’attitude de Schéhadé et celle de ses personnages, mais elle met en relief le contraste qui demeure dans la déclaration de notre dramaturge et poète francophone qui atteste :
Quand je suis à la campagne, je deviens fou. Je ne suis pas heureux que dans une chambre bien fermée, avec mes cigarettes et mes livres. L’homme est petit devant un champ. Dans une chambre, il peut dominer la nature, l’attraper. Les espaces, nous les avons tous dans la tête : on ne peut pas tout évoquer dans une chambre ; la poésie est une source de connaissance .
Cette attestation est un témoignage important puisqu’elle met en exergue sa perspective concernant le balancement de la poésie et de ses personnages entre réalité et imagination, entre rêve et réel.
En exaltant le discours poétique, L’Emigré de Brisbane se confond presque avec le poème, et va jusqu’à lui donner parfois une place déterminante. C’est, par exemple, le poème de la petite Anna dédié à l’émigré dans le septième tableau, ou la quête permanente du nouveau, de l’original dans le langage, et les surprenantes associations verbales. Si écrire veut dire montrer la vision du monde particulier à l’écrivain, l’idéal de Schéhadé est un univers où la poésie occupe la place primordiale. Elle y serait la maîtresse pas excellence, où l’homme retourne aux sources de l’innocence et de la pureté originelles dans une opération de sauvetage de ce monde accusé par le dramaturge. Cela nous pousse à dire que pour Schéhadé, être poète serait avant tout renoncer à ce monde dégradé et manipulé à maintes reprises par le matérialisme, garder l’innocence enfantine et découvrir le monde avec les yeux d’un enfant, d’un rêveur, pour être juste et trouver le salut. Cette poésie demeure aussi fraîche, légère, pure, colorée que le ciel et les prairies. Cette fraîcheur a pour berceau une œuvre originale où Schéhadé, oriental par son appartenance, francophone par sa culture, noue l’alliance de deux civilisations qui singularisent le fond de sa poésie où l’impossible côtoie le quotidien, dans un monde libéré des servitudes de la logique. Ce qui permet de retrouver les pouvoirs de la poésie et s’élance d’un bon léger à la recherche de la liberté.
2. Poésie du vent et de la mer
L’écriture de Schéhadé se singularise par une création d’images et de mots qui semblent avoir toujours de nouvelles significations pour le lecteur. C’est un théâtre où les personnages sont marqués par la fraîcheur et la spontanéité de l’esprit de celui qui demeure dans le monde de la poésie, de l’imagination et de la création. Le mouvement qui s’opère dans l’esprit du poète est celui de l’élévation témoignant d’une révolte douée d’une volonté de se libérer et de créer une chose nouvelle due à l’insatisfaction devant la réalité. Nul mieux que le vent ou la mer ne peut mener la quête de cet esprit et le seconder vers la libération cherchée par les personnages.
En vue de donner un sens à la vie, à l’homme dans le monde, la poésie de Schéhadé se veut toujours en marche, une lutte illimitée contre le vide pour que reculent les limites de l’angoisse. Animée par l’exigence d’un dépouillement toujours nécessaire, la démarche poétique se fonde sur le fait de demeurer dans la poésie. C’est la poésie des images et du silence, là où l’on trouve que le travail de la langue est inséparable du mouvement de la vie. Aussi, le passage à travers les mots est inséparable du creusement de la pensée en quête d’ouverture se déclarant parallèle dans l’esprit et dans le réel. Ce qui est clair avec la poésie du Voyage, « poème de la mer et du vent » .
La mer et le vent sont les lieux qui peuvent, sans concurrence, marquer le silence, l’infini et le mouvant. Ce qui trace les espoirs et les défaites d’un Christopher, un jeune homme qui serait nous, est une poésie éminente caractérisant le cadre du mouvement et de la progression dans le déroulement de l’action dans Le Voyage où sont mis en opposition deux cadres différents. La boutique est le premier cadre, tandis que le port, la mer, le vent forment le deuxième cadre. La fermeture est opposé à l’ouverture de l’ailleurs où le port est l’accès à la mer dans son énergie créatrice et son infini. Une approche discursive de la pièce révèle le langage poétique des personnages face au mouvement de la mer et du vent Lamb réplique :
Je vis : Georgia !... en larmes qui regardait l’étendue de la mer comme une gravure de mélancolie que le vent remuait comme un arbre.
(HDV, I, II, p. 31)
C’est par cette réplique poétique et allusive que Lamb déclenche le discours mettant en évidence le mouvement du vent et de la mer. Il cherche par ses propos à unir Christopher et Georgia.
Et j’eus un choc : là […] du côté du scapulaire. Mon premier mouvement fut d’aller vers elle, […]. « Dieu bénisse la douleur » et m’éloignai en pensant que ce n’était qu’un caprice de jeune fille devant l’océan plein de fantômes et de prénoms mélodieux.
[…] je vis […] qu’est ce que je vis…regardant la mer et lui souriant, comme à un seul amour.
(LVG, I, I, p. 32)
Ainsi, remarque-t-on que l’histoire de l’amour de Christopher et Georgia que Lamb invente, est associée au vent et à la mer. Christopher s’interroge : « Qui pourra écrire l’histoire du vent ? » (HDV, I, III, p. 41). Georgia réplique : « Et l’histoire de l’amour qui lui ressemble » (HDV, I, III, p 45). Lamb exprime les fantasmes de la jeune fille par les images les plus poétiques. Les autres personnages interviennent pour parler de la mer et du vent :
Strawberry
Laissez donc la mer se balader comme une perdrix grise qui n’a pas le sens de ses responsabilités
(HDV, I, I, p. 22)
Nous aimons tous la mer, mais comme une image […] pleine d’ouvertures de toutes sortes…si j’ose dire… [….] pour les fuites de l’esprit !
(HDV, I, I, pp. 24-25)
Dans l’œuvre de Schéhadé la mer peut avoir une valeur singulière parce que « tout ce qui est flots est liberté et jouissance de l’homme » (LSDP, II, IV, p. 91). Monsieur Strawberry chante la mer et le vent, il rêve et ajoute :
Voici le port qui s’allume comme une rouge argenterie, et les lanternes et les fanaux qui se balancent au gré du vent. (Il Rêve) Qui pourra écrire l’histoire du vent ?
(HDV, I, III, p. 41)
Les trois mots : lumière, eau, vent se manifestent dans la parole des personnages. Ce qui est clair dans la réplique de Georgia : « Comme cette nuit est douce pour les navires » (HDV, I, III, p. 45). Christopher ajoute : « A travers les hublots brillent leurs lumières comme de l’or… enfermé » (LVG, I, III, p. 45). Puis Georgia reprend : « Tous les trésors ressemblent à des lumières » (LVG, I, III, p. 46). Enfin Christopher déclare : « Et l’amour de l’eau et du bois est le plus léger » (HDV, I, III, p. 46).
L’embrassement de ces répliques est rendu clair, dans la mesure où la première réplique répond à la quatrième. La deuxième réplique a pour réponse la troisième. L’espace est déjà dessiné, les désirs et les opinions des personnages sont connus, la virulence d’une exigence intérieure est révélée par les paroles qui laissent entendre ce qui dans cette exigence renvoie au mouvement des forces de la nature. Les éléments : rêve, vent, eaux, et lumières sont les composants de la matière.
Dans les pièces de Schéhadé, la parole poétique appartient à ce vaste mouvement, elle est dans l’univers du vivant une partie « de la puissance formidablement inventive qui est à l’œuvre » . Il s’agit d’une poésie qui est chargée d’une énergie à l’image de l’énergie de ces éléments de la nature.
Georgia manifeste son amour pour le vent et la mer. Elle admire la légèreté du vent et demande : « Peut-être est-ce un esprit ? » (HDV, I, III, p. 42). Puis elle souligne :
J’aime le vent parce qu’il est plein de pensées et qu’il a la forme mobile des anges… Suspendus à rien.
(HDV, I, III, p. 44)
N’adopte-t-elle pas la même attitude que Schéhadé envers le vent et la mer ? Porterait-elle, par hasard, le prénom féminin de l’auteur ? Toute la sympathie de Georges Schéhadé se manifeste envers cette fille. La langue de Schéhadé charge les mots les plus simples d’une extrême tension poétique. L’eau et le vent fusionnent et se caractérisent par la beauté de leur alliance. Rien ne sépare la poussée de l’élan vital du dynamisme de la pensée. Dans ce regard sur la condition humaine, s’exprime la révolte de Schéhadé.
Si l’on passe à L’Emigré de Brisbane, on remarque comment Barbi demande à sa femme de lui donner le vent :
Donne-moi du vent, et que Dieu te donne de la santé […]. Du vent, du vent ! Ah, Maria, si tu pouvais m’éventer dedans. […]
(LEDB, V, IV, p. 93)
Pour Barbi, le vent dans ses différentes acceptions, qu’il désigne l’air ou l’amour, est le sauveteur qui va l’emmener à la réalisation de ses rêves, mais sa femme, consciente du pouvoir du vent, suggère :
Il y a des choses qu’on ne peut pas faire. Réveille-toi, Barbi. (Elle crie) Reprends tes esprits ! (Puis doucement.) Tout ça est une histoire de vent, tu as raison. Fini. Le vent a passé.
(LEDB, V, III, p. 122)
Les personnages s’attachent au vent dans un mouvement transcendant vers le sublime. D’une part, le vent a pour acception en littérature libanaise « hawa » qui signifie amour. Schéhadé donne à ce signifié le signifiant « vent », pour montrer que dans son théâtre on est à la recherche d’une libération d’ordre sentimental. Les personnages œuvrent pour un amour qui peut les libérer des accablements de leur vie routinière. D’autre part, le vent est ce mouvement naturel d’une masse d’air qui se déplace suivant une direction déterminée vers l’ailleurs et l’ouvert.
C’est à travers les pièces de Schéhadé que l’on remarque une poésie ayant le pouvoir qu’ont les eaux, les lumières et les vents qui décapent ou dénudent comme le montre Scaramella de L’Emigré de Brisbane, en s’adressant à sa femme, il dit : « Les arbres te lorgnaient… le vent du soir te léchait tout entière […] » (LEDB, V, II, p. 87).Cette poésie puissante peut fusionner les mots et les images dans le but d’inventer et de découvrir le noyau de l’indivis, sous la surface du paraître multiple. Le faire poétique de Schéhadé est traversé par la puissance du courant dit par la poésie, la lumière, l’eau et le vent qui peuvent à leur tour mettre en évidence une capacité d’éroder, révéler, et inonder. Ce qui montre que cette poésie est une force qui envahit de toute part le langage en lui permettant de réagir dans l’élan de son dynamisme créateur, énergie, vie, désir, pensée, langage et « mouvements » - pour faire « abstraction de toute lourdeur » - sont des noms qui donnent à des aspects différents de la même « vivacité » l’élan de la révolte dans le théâtre de Schéhadé. Parfois cette vivacité peut connaître des moments de chute qui empêchent l’aboutissement de cette révolte. Certes, la poésie du vent et de la mer émane de toute bouche. Le personnage est conscient que le vent favorise les évasions et les rêves, mais aussi il dissipe ces rêves et les disperse. Il fait voler parfois les espoirs et les illusions.
Cheston
Téméraire et vagabond, je dirais plutôt. Surtout lorsqu’il s’enfle et courbe une ville en deux ; les honnêtes gens compris.
(LVG, I, III, pp. 42-43)
Les propos de Cheston dépassent parfois leurs limites. Et Christopher n’hésite pas à se poser la question : « Mais si on parlait du vent ? » (HDV, I, III, p. 43). A ce moment, un coup de vent fait envoler des mains de monsieur Strawberry, assoupi, la Gazette du Commerce, ce qui pousse Cheston à dénoncer le pouvoir du vent :
Tenez, regardez ce qu’il a fait de la Gazette du Commerce, de nos importations, exportations, et sans doute du discours du premier ministre !
(LVG, I, III, p. 43)
C’est un avertissement à tous les personnages. La désinvolture du vent est un signe qui prépare le dénouement de l’action dans les pièces dramatiques de Schéhadé. Ce dernier pourra écrire l’histoire du vent : tout d’abord c’est un élément qui nous permet de respirer quand on en a besoin. Autrement dit, de se révolter selon les différents cas des personnages de Schéhadé. Ensuite, il peut s’avérer un élément dangereux, alors il oblige les personnages à la soumission. Nous sommes devant cette histoire du vent, devant ce dilemme révolte/soumission. On pourrait ajouter que l’on est devant une autre histoire de mer qui n’échappe pas à cette constatation, puisque selon l’Amiral Punt dans Le voyage : « … La mer est une liberté, royaume et désespoir ! » (HDV, II, I, p. 106).
Une constatation significative dans la poésie de Schéhadé qui donne à la langue une projection splendide de force vitale et créative, et dans une quête de lumière, de fluidité et de souffle, rejoint le mouvement poursuivi par les personnages à la recherche permanente de la liberté, d’une vie de l’ailleurs dans l’ici, et peut-être de la révolte dans la soumission. Une poésie qui
Est à sa crête la brusque luisance de la vague – douce vague méditerranéenne, entre la montée et la chute – à la fois trésor, extrême pointe de la vision, et illusion, reflet insaisissable, intransportable à l’air libre .
Schéhadé nous présente un personnage dont le discours poétique ne manque pas de montrer une certaine contiguïté avec le vent, c’est Le menuisier Raphaël qui dit : « Tous ses propos avaient le charme du vent… et la poésie du vent… » (LSDP, III, V, p. 128). Si les personnages insistent dans presque toutes les pièces sur la présence du vent c’est parce que « le vent est victorieux » (LSDP, II, II, p. 76) pour eux qui cherchent la liberté. La question se pose dès lors. Qu’est-ce que la poésie chez Schéhadé ? Elle serait un mouvement inséparable de la lumière, du vent, de l’eau, des rêves, du désir etc., rien ne peut être nécessaire et rien ne peut être suffisant à la poésie dans le théâtre de Schéhadé. La vie quotidienne, l’angoisse et les soucis trouvent leurs expressions sous forme de poésies dans les bouches des personnages, en même temps que les images et les formes poétiques existeront en croisement dans l’écriture des pièces dramaturgiques. Quel est cet esprit qui est présent ici ? Une expression de la vie ? Une souplesse ? Une inquiétude ? Une lumière ? Un échappement ? Pourrait-il être un accord quelque part en nous, ou une déchirure irrémédiable, suivi d’un cri de refus d’un « poète du tremblement » doux et calme à la fois ?
Cette poésie arrose la vie, puisqu’elle donne un élan à la parole, un élan de révolte par lequel Schéhadé essaie de nier la souffrance de ses personnages par le défi qu’ils lancent à la vie en se réfugiant dans la mer et le vent . Trouvant sa force et sa substance dans sa légèreté, la poésie de Schéhadé s’élève au-dessus de la lourdeur qui accable chez l’auteur son moi secret, contenu et étouffé. C’est la meilleur expression de l’insaisissable et de l’évanescent tels qu’ils sont rêvés par le poète Henri Michaux qui note : « Je joue pour faire de la fumée » , ou comme l’exprime Georges Schéhadé – plutôt le personnage de Schéhadé, parce que le personnage est parfois le porte-parole du dramaturge –, n’y a-t-il pas en effet dans cette poésie de l’oubli un moyen efficace pour lutter contre l’accumulation ? La réplique de Castor peut répondre à cette question : Je vois encore, dit-il, Argengeorge … qui mange son livre » (LSDP, II, IV, p. 99).
Il faut laisser s’échapper, s’envoler, respirer, de crainte de sombrer dans l’aliénation totale. L’exigence intérieure des personnages les pousse à la création poétique correspondant à une prise de conscience de leurs désirs et à la tentation d’une libération. La libération de l’être est intimement liée au mouvement, il ne peut être salutaire que lorsqu’il dépasse le cadre restreint du corps et les limites conceptuelles de l’individualité, sources de dissidences et de dualismes douloureux, pour s’épanouir dans la création poétique.
Ainsi, est-elle « une résistance à la servitude » de l’angoisse profonde de l’âme, « une quête de dignité » et « une lutte pour la liberté ». Elle devient dans le théâtre de Schéhadé un « vivre dans la passion et la lucidité, dans le déchaînement, débridement, libération de soi… » , selon Louis Jouvet.