Avec Werner Herzog et Rainer Fassbinder, Werner Schroeter fut l’artiste clef du nouveau cinéma allemand des années 70. Son décès à 65 ans, la semaine dernière, est l’occasion de rendre hommage à ce réalisateur et metteur en scène de théâtre et d’opéra.
Son travail cinématographique s’est à plusieurs reprises appuyé sur la littérature. En toute subjectivité, nous retiendrons surtout, à dix-huit ans d’intervalle, l’adaptation de Malina (1971, adaptation 1990), roman d’Ingeborg Bachmann, et de Nuit de chien (Para esta noche, 1943, adaptation 2008) de Juan Carlos Onetti.
De Malina, Werner Schroeter a su garder la dimension hallucinée que l’Autrichienne avait donnée à son oeuvre. Comme l’affiche ci-dessous le rappelle, le scénario est de Elfriede Jelinek, grande admiratrice d’Ingeborg Bachmann. Jelinek a personnalisé jusqu’à l’apparence d’Isabelle Huppert sur cette affiche où l’on reconnaît sans peine la pose de la future Prix Nobel, cigarillo au coin des lèvres.
La violence chaotique et explosive du roman de Bachmann, où l’héroïne est ravagée dans son rapport au réel et à l’amour par son indécision constitutive du tiers exclu qui la déporte d’un mari, Malina, mystérieux, distant et insaisissable vers un amant, Ivan, passionnément aimé et qui recule devant cette violente amour — l’importance première du récit fiévreux qui en est fait par l’héroïne, Werner Schroeter a su les transposer à l’écran, s’appuyant notamment sur des femmes exceptionnelles dans leur appréhension de la féminité torturée : Elfriede Jelinek à la plume et Isabelle Huppert à l’image. Dans l’entretien accordé à Christine Lecerf, Elfriede Jelinek explique :
« Cette effroyable humiliation de la femme, humiliation de son oeuvre et humiliation de son corps, a été magistralement décrite par Ingeborg Bachmann. Bachmann avait vraiment une sensibilité exacerbée pour ces choses-là. J’ai d’ailleurs écrit pour Werner Schroeter un scénario de film d’après son roman Malina. Ce qui m’intéressait surtout, c’était la clairvoyance, la perspicacité du regard de Bachmann » [1]
Le film de Schroeter condense les pages de nuit, de feu et de cris par lesquelles se défait cette femme, comme les fils d’un tissu qui s’autonomisent.
Extrait de Malina :
Quant au roman de l’Urugayen Onetti — a priori assez éloigné de Bachmann — voilà comment le réalisateur allemand en a conçu l’adaptation :
« Comment avez-vous créé votre propre univers à partir de l’oeuvre originale ?
Je déteste les "films de littérature" académiques, qui adaptent trop fidèlement. Je me suis donc seulement inspiré de ’Nuit de chien’, en recréant vraiment un autre univers. Au final, il y a beaucoup de moi-même dans le résultat. Plus généralement, je pense qu’il faut bien distinguer le roman, le scénario et ce qui se passe sur le tournage. Pour moi, seul le tournage représente la réalité définitive d’une oeuvre cinématographique. J’ai donc beaucoup imaginé, beaucoup inventé, notamment au niveau de l’esthétique. » (Extrait de l’Interview de WS par Rémi Pellissier)
De Malina à Nuit de chien, Schroeter porte le même jugement sur le monde humain que Bachmann et Jelinek : « Le diagnostic d’Ingeborg Bachmann est au fond similaire au vôtre [EJ, ndr] : la violence qui règne entre les hommes et les femmes est de même nature que celle qui règne au sein de la société. » [2] En situant son dernier film dans une ville imaginaire, Santa Maria, Werner Schroeter a voulu montrer comment les amours, les amitiés, les alliances et la dignité se défont, se retournent dans des situations de crise. Homo homini lupus, l’homme est un loup pour l’homme, Pascal Greggory dans le rôle d’Ossario nous le montre sur cette image choisie pour affiche, lorsqu’il s’accouple dans une baignoire et dans les rires (un bain de joie) avec Maria de Souza : lui, chirurgien, héros de la résistance, a perdu l’espoir de retrouver Clara dans ce chaos et elle (Elsa Zylberstein), prostituée, qui attend Juan, prostitué tué par le chef de la milice.
Voici la bande annonce de ce qui restera son ultime film, oeuvre d’un utopiste presque désespéré, disponible en dvd aux Éditions Montparnasse :
La scène de l’affiche a un témoin : une enfant de douze ans, en écho direct à l’utopie dont le réalisateur, dans l’entretien ci-dessous, évoque l’importance pour lui et nous : le ’principe d’espérance’ qui peut permettre que « chaque être arrivera là où brillait la lumière de son enfance, là où il doit aller : la patrie. »
Filmographie :
1967-1968 : divers courts métrages 8 ou 16mm
1969 : Eika Katappa
1969 : Nicaragua
1970 : Der Bomberpilot
1970 : Anglia
1971 : Salome
1971 : Macbeth
1972 : La Mort de Maria Malibran (Der Tod der Maria Malibran)
1973 : Willow Springs
1975 : L’Ange noir (Des Schwarze Engel)
1975 : Johannas Traum
1976 : Flocons d’or
1978 : Le Règne de Naples
1980 : Palermo (Palermo oder Wolfsburg)
1980 : Le Voyage blanc
1980 : La Répétition générale
1981 : Le Concile d’amour
1982 : Le Jour des idiots (Tag der Idioten)
1983 : Der Lachende Stern
1985 : De l’Argentine
1986 : À la recherche du soleil, sur Ariane Mnouchkine
1986 : Le Roi des roses
1990 : Malina
1996 : Poussières d’amour
2000 : Die Königin - Marianne Hoppe
2002 : Deux
2009 : Nuit de chien
P.-S.
Lien vers le site officiel (en allemand) de Werner Schroeter.
Lire l’entretien avec Gérard Courant.