Michel Arrivé, L’homme qui achetait les rêves ; (deux extraits).
Index des extraits :
Journal du père Manouvrier (6 octobre 1982).
Journal du père Manouvrier (15 décembre 1982 - 14 janvier 1983).
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L’histoire du père Manouvrier.
{} {} {} {} {} {} {} {} Le 11 juillet 1945 Rémy Manouvrier lut son nom sur la liste, des « candidats définitivement admis, par ordre de mérite, à l’École Normale d’Instituteurs de l’Aube », qui venait tout juste de rouvrir ses portes après sa fermeture pendant l’occupation. Il figurait sur la liste en seconde position.
Journal du père Manouvrier
6 octobre 1982.
{} {} {} {} {} {} {} {} J’ai eu brusquement une envie très forte de lire mes écrits. Je veux dire mes vrais écrits, ceux que j’enferme dans la partie supérieure de mon bureau. Mon journal, c’est différent, c’est du tout-venant, ça ne mérite pas d’être caché. J’y raconte les petits incidents de ma vie : ce n’est pas de l’écriture, ça.
{} {} {} {} {} {} {} {} Cela m’arrive rarement au printemps et en été d’avoir envie de lire mes écrits. Mais dès que le temps commence à aoûter, et surtout quand l’automne arrive – et c’est vraiment l’automne, maintenant, même s’il fait encore chaud – c’est plus fréquent : une fois par mois, peut-être.
{} {} {} {} {} {} {} {} Je me suis chaussé des tongs que j’avais achetées chez Ernest, celles qui ont des lanières rouges. Elles étaient encore presque toutes neuves, à peine salies par un petit reste de boue, que j’ai soigneusement nettoyé. J’ai mis l’autre paire, avec ses lanières bleues, en réserve dans le tiroir de ma table de nuit. J’ai traversé la Nationale, et je suis entré chez le gros Léon. On venait d’entendre sonner l’angélus à l’église : il était midi moins le quart, c’est l’heure où on est sûr de rencontrer au moins un ou deux clients chez le gros Léon. Il y avait là le facteur Gamblinet qui venait de terminer sa tournée et le père Stéphanel, l’homme qui n’a jamais froid : il se promène toujours torse nu, même par le gel ou sous la neige ! En ce jour d’octobre plutôt tiède, il portait une chemisette, ce qui m’a étonné. Je lui ai demandé pourquoi, et il m’a répondu qu’il allait, après déjeuner, à la perception, protester contre le montant des impôts locaux : il venait de recevoir sa feuille de notification, et il en avait pour 813 F, 27, entre la foncière et la mobilière, « plus que ma pension », s’étranglait-il d’indignation, « avec quoi veut-il que je paye ça, le percepteur ? » À son sens, il ne pouvait pas rester torse nu pour négocier avec le percepteur : il s’était forcé à acheter une chemisette au marché. « Ça m’a bien ennuyé, car je n’aurai sûrement pas le temps de l’user avant de mourir ! Et ça s’ajoute encore au prix de l’impôt ! ». J’ai été vraiment surpris de le voir envisager sa mort pour un avenir encore lointain, certes, mais déjà fixé. Car il n’est pas très vieux, peut-être un peu plus que moi, mais sûrement pas beaucoup. Et quand on le voit se promener en hiver presque tout nu on a vraiment envie de lui acheter sa santé. Il m’a répondu que son insensibilité au froid était l’un des « symptômes » (il a prononcé le mot à peu près comme saint homme, mais j’ai tout de même compris) d’une grave maladie. Il a vaguement bredouillé un drôle de nom, l’un de ces noms faits de mots grecs que plus personne ne comprend, même pas les médecins, mais je n’ai pas réussi à le reconnaître. C’est peut-être que je ne l’avais jamais entendu. Selon son « praticien », « et ce n’est pas le père Maldidier », précisa-t-il aimablement, cette maladie lui donnerait au plus trois ans de sursis : « Tu vois : je n’aurai sûrement pas le temps d’user ma chemisette ».
{} {} {} {} {} {} {} {} Nous avons bu les quatre momies qui s’imposaient : celles des trois clients, et la tournée du patron. J’aime bien les momies, mais quatre à la suite, en une petite demi-heure, c’est tout de même un peu trop : cela me donne envie de dormir. Pour une fois, ce jour-là, les quatre momies m’arrangeaient bien : elles avaient fait naître un peu plus d’euphorie que les propos de Stéphanel sur le percepteur, son saint homme et sa chemisette. J’ai jugé le moment bien choisi pour demander au gros Léon, comme ça, sans avoir l’air d’y toucher, de me confier, oh ! pour rien, juste pour vérifier qu’elle n’était pas faussée, la clef de mon bureau en dos d’âne. Le gros Léon n’est pas très futé. J’ai cru un bref instant qu’il allait me donner la clef : il a ébauché le geste de la prendre au petit râtelier où elle est suspendue, juste au-dessus de sa caisse automatique. Mais il s’est arrêté au milieu de son geste. Il venait de comprendre que je voulais lire mes écrits. Il m’a rappelé notre contrat : il s’était engagé à ne me confier la clef qu’une fois par an. La dernière fois, c’était en avril, le 5, a-t-il précisé en jetant un coup d’œil sur un calepin posé à côté de sa caisse. Il faudrait bien que j’attende encore six mois, à un jour près. « À moins que tu ne veuilles rompre notre contrat, bien sûr. Mais alors il faudrait le faire par écrit, comme nous avons fait quand nous l’avons signé, il y a, tiens, combien, au fait, trois ans, non ? » J’ai confirmé la date : à ce moment-là j’étais encore logé chez la veuve Demougel, mais c’était déjà le commencement de la fin. Et j’ai protesté : il n’était pas question de rompre le contrat.
{} {} {} {} {} {} {} {} Je suis revenu sans la clef. En traversant la Nationale, j’ai pensé à mes deux pieds chaussés de leurs tongs. Du côté gauche, je ne ressentais rien entre les deux orteils séparés par la lanière. Mais à droite il m’a bien semblé que j’éprouvais quelque chose comme un discret chatouillement. Ce n’est pas encore désagréable, ce n’est qu’une légère démangeaison, mais c’est peut-être le premier indice de l’irritation annoncée par le vieil Ernest.
{} {} {} {} {} {} {} {} Je n’ai même pas été tenté, comme cela m’est arrivé une ou deux fois, d’essayer d’ouvrir le dos d’âne de mon bureau sans la clef. Ça ne doit pas être bien difficile : le pêne de la serrure ne s’engage guère dans la gâche que d’un millimètre, et il suffirait sans doute de tirer d’autant en arrière le panneau coulissant qu’il verrouille. Mais il faut observer les règles. Et de toute façon l’envie de lire mes écrits m’était complètement passée.
{} {} {} {} {} {} {} {} Juste à ce moment j’ai senti venir le besoin d’écrire. Je me suis installé devant ma table que j’ai bien débarrassée des restes de mon petit déjeuner. J’ai pris une feuille de papier quadrillé dans la provision de mon placard. J’ai écrit, très vite, sept lignes et demie. C’était facile : je ne faisais que copier ce qui s’était écrit dans ma tête pendant le long moment de la nuit où je n’avais pas dormi. Dès que la copie a été terminée, j’ai essayé de continuer à écrire, mais je n’ai pas réussi. Le bas de la page est resté blanc. Cela ne m’a pas étonné : c’est toujours comme ça. Sauf quand j’essaye d’écrire des rêves. Dans ce cas-là, je vois bien qu’il y a quelque chose à écrire, mais c’est beaucoup plus difficile, et, forcément, beaucoup plus long.
{} {} {} {} {} {} {} {} J’ai tout de même relu mes sept lignes et demie, et j’ai décidé de les conserver. J’ai pris la feuille, et je l’ai introduite dans la partie fermée de mon bureau par la fente qui sépare le couvercle coulissant de la partie fixe du meuble : elle est bien assez large pour permettre le passage d’une ou deux feuilles, peut-être même un peu plus du côté de l’extrémité droite. La feuille est bien tombée, toute seule, sans que j’aie eu à la pousser. Cela m’a rassuré : il reste encore de la place, même si, forcément, il doit y avoir déjà pas mal de désordre, depuis les six mois que, chaque fois que je le juge nécessaire, je glisse par la fente une feuille, ou, cela m’arrive de temps en temps, deux feuilles à la fois. J’avais complètement mis en ordre l’intérieur de mon bureau au moment où j’ai signé mon contrat, il y a trois ans, avec le gros Léon : j’avais presque tout brûlé. Et puis, tous les ans, autour du 5 avril, j’ai procédé aux éliminations qui s’imposaient et j’ai classé dans des dossiers de papier pelure ce que je conservais. Mais bien sûr je n’ai touché à rien depuis six mois : forcément, tout s’est accumulé en vrac. Je mettrai l’ordre nécessaire en avril prochain.
Souvenirs de la Senhora Doutora
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L’homme qui achetait les rêves
(pp. 118-123)
© 2012 Michel Arrivé et les éditions Champ Vallon