La libération sexuelle est bien rentrée dans les moeurs. On ne compte plus les livres sur le sujet et la pornographie nous envahit de plus en plus. En détachant la sexualité de la reproduction naturelle, le déclin du patriarcat a non seulement libéré la jouissance féminine mais constitué la sexualité en fait de culture, valorisant l’inventivité, la construction de soi et la négation de la nature, puisque la culture se pose toujours en opposition à la nature (le symbole doit se distinguer de sa matérialité). C’est bien ce côté contre-nature qui faisait pour les Grecs la supériorité de l’homosexualité comme fait de haute civilisation sans commune mesure avec la "bestialité" des rapports hétérosexuels. Aujourd’hui ce serait plutôt les transsexuels qui représentent l’aboutissement d’une sexualité construite. Ceci semble à peu près admis, au moins dans les médias. On va même jusqu’à suggérer que cela redonnerait leur dignité à toutes les sortes de pratiques sexuelles, ce qui est un peu léger et tombe sur la question de la liberté de l’autre, en particulier pour la pédérastie. On n’échappe jamais complètement à la norme (mâle). En tout cas du sexe, il y en a partout. On ne peut faire comme si la révolution sexuelle n’avait pas eu lieu, la libération de la femme, la psychanalyse, les communautés, les amours multiples depuis l’adolescence, même si, comme toujours, les anciens modèles persistent bien après avoir perdu leurs bases concrètes.
S’il fallait se délivrer de la névrose chrétienne et "cultiver" notre part sexuelle, si la tâche la plus considérable était d’abattre le patriarcat et sa domination des femmes, la véritable libération ce serait celle de l’amour. La question de la liberté en amour est ce qui nous passionne vraiment et reste notre actualité, l’exigence de s’engager dans un amour libre. Ce n’est certes pas aussi facile qu’on a pu le croire, mais c’est ce que l’époque nous force à résoudre dans notre vie amoureuse et le jeu en vaudrait bien la chandelle si on pouvait ranimer un peu la flamme d’un amour rayonnant. Qu’il vienne, qu’il vienne, le temps où l’on s’éprenne !
Contrairement à ce qu’on a pu croire, dans l’enthousiasme de Mai 68, il ne s’agit pas de multiplier les partenaires sans rien partager ni construire, sans compagnon pour vivre ensemble, de plus en plus seul et détaché de tous, mais il ne suffit pas d’en dresser un constat d’échec comme s’il suffisait de revenir en arrière et renoncer à ces folies de jeunesse, car nos pratiques amoureuses ont réellement changé, elles ont gagné en authenticité et chacun éprouve dans sa vie les contradictions des exigences d’un amour libre, sans arrêter de le pratiquer (mal). Il faudrait donc bien reprendre le projet d’une libération de l’amour qui ne s’épuise pas dans la dispersion et la solitude mais permette la continuité et la profondeur de fidélités multiples, au-delà des 6 semaines auxquelles Fourier limitait beaucoup trop la passion, en essayant de dépasser les rapports de domination, sinon des jalousies plus tenaces. L’amour libre, ce n’est pas faire n’importe quoi avec n’importe qui, mais faire l’amour vraiment entre personnes singulières, en sachant que lorsqu’on a aimé une fois, on aime pour toute la vie, et si on doit se quitter, rester des (anciens) amants, en maintenant une relation plus ou moins épisodique, comme d’une famille personnelle "recomposée" (dont les enfants sont souvent le lien). L’amour libre, c’est être libres ensemble comme dit François de Singly, c’est la liberté d’aimer, un amour qui reste libre et pour cela reste un véritable amour.
Je ne prétends pas du tout détenir la solution, seulement essayer de poser le problème, montrer que la question se pose et nous déchire. Ce n’est pas un sujet sur lequel on peut parler sans s’exposer et s’impliquer. Parler d’amour est une jouissance en soi, mais, il y a aussi un enjeu de connaissance à parler d’amour, et qui n’est pas mince. Les idées les plus folles courent sur la nature humaine, les plus éloignées de la réalité, de l’animal machine au calcul rationnel de l’homo oeconomicus, jusqu’à la sociobiologie et au darwinisme social, ou bien, à l’opposée, les visions angéliques morales, politiques ou religieuses d’une perfection idéale. Il est bien difficile d’intégrer les différents niveaux de notre humanité (matériel, animal, parlant, politique, historique). Ainsi, il est bien clair pour chacun que notre liberté nous constitue comme sujet et fonde notre dignité humaine, la valeur de notre témoignage, le poids de nos paroles mais aussi nos devoirs, nos engagements, et pourtant cette liberté se retrouve soit déniée au nom d’un déterminisme de principe (tout a une cause plaide l’avocat), soit prétendue totale, liberté religieuse absolue attachée aux idées de conversion ou de péché, d’une culpabilité personnelle (le coupable étant toujours libre pour le procureur qui veut lui ôter sa liberté). La question de la vérité provoque également bien des égarements entre un réalisme primaire et le plus complet relativisme, entre scientisme et mysticisme, entre dogmatisme et scepticisme. Il suffit pourtant de parler d’amour pour mettre tout le monde d’accord sur le fait que c’est un peu plus compliqué que cela, et s’introduire dans le monde des libertés contraignantes et des demi-vérités, des véritables relations humaines où ce qu’on dit importe moins que ce qu’on éprouve les uns pour les autres, ce qu’on attend d’un autre, dans l’instant présent (présence d’une absence).
L’amour nous représente dans notre faiblesse et notre mystère, il oblige à penser ensemble non seulement nos pulsions animales, nos rapports sociaux, le jeux des paroles d’amour et des désirs, mais aussi les contradictions entre liberté souveraine et complète aliénation, entre communication et tromperies réciproques, entre boucles de rétroactions positives et dialogues de sourds. C’est le contraire d’un phénomène linéaire, d’une force constante, unique et simple, d’un instinct. A partir de l’amour on peut même comprendre la haine et le mensonge, leur nécessité, tout ce qui fait que le mal est dans le bien. Rien de plus évident ici.
La psychanalyse a été indispensable pour sortir de la normalisation et des bons sentiments, rendre compte des ratages de l’amour ainsi que de la division du sujet, des impasses d’un désir de désir qui reste jaloux et pervers. L’amour romantique peut d’ailleurs se délecter, jusqu’au morbide, de la prise de conscience de toute la distance entre l’amour idéalisé et sa cruauté quotidienne. Plutôt que de jouer les cyniques, on devrait pourtant en prendre la bonne mesure, ne pas se raconter d’histoire et, le sachant, refuser autant que possible de se faire du mal au lieu de se faire du bien. Car l’amour ne se réduit pas à ces jeux pervers, il y a réellement des amours partagés, des rencontres exceptionnelles. Certes, on ne peut rêver de supprimer toutes les souffrances de l’amour alors que ce sont des signes d’attachement, des manifestations de l’intériorité, de l’authenticité des sentiments et surtout l’exact envers des jouissances éprouvées, mais on ne doit pas pour autant se faire une raison de tous les crimes de l’amour ! La prise de conscience de la réalité est l’indispensable préalable à sa transformation. Il y a une tâche historique qui nous reste à accomplir, celle d’inventer du nouveau dans l’amour pour rejoindre notre présent, inventer un véritable amour libre et plus égalitaire, délivré des névroses infantiles et plus durable.
Si ce qui se dit de l’amour aujourd’hui ne me semble guère satisfaisant, je suis moi-même tellement ignorant en la matière, encore plus sans doute que dans les autres domaines où je m’aventure ! Je suis loin d’être un maître qui enseigne une quelconque sagesse de l’amour (comme certains veulent interpréter la philo-sophie). Ma conviction est plutôt que tout est encore à dire sur le sujet, on n’en est qu’aux préliminaires, c’est un savoir qui manque sur l’amour mais l’amour a sans doute à voir aussi avec ce manque de savoir... Je cherche donc à comprendre et ne prétends à rien qu’à rendre compte de mon expérience et de mes lectures car je n’ai à faire valoir que des contradictions, des désastres, une longue solitude et un grand trou dans le coeur, souvenir de bonheurs perdus et pourtant inoubliables. Il ne s’agit pas de la vie telle qu’on la voudrait, mais bien de la vraie vie telle que nous la vivons dans ce qu’elle peut avoir de cruel et de décevant.
Que ce chagrin d’amour me rapproche de tous les réprouvés, les mal aimés de la Terre et leurs trésors de tendresse délaissés, dans une commune solitude. Bien sûr, je ne suis pas seulement du côté des persécutés mais aussi des persécuteurs (quoique je fasse tout mon possible pour en alléger la peine). Je ne peux même pas dire que ce n’est pas ma faute, que je n’y suis pour rien, ce n’est pas pour me consoler !
Pour ceux que l’amour a comblé, tous mes voeux de bonheur, apprenez-nous donc comment nous y prendre. Pour ceux qui pensent pouvoir se passer d’amour, n’y voyant qu’enfantillage ou n’y trouvant pas leur compte, je n’ai rien à redire sinon qu’ils ne perdent rien pour attendre sans doute et si l’amour ne dure souvent qu’un instant, il marque la mémoire pour toujours. Sans lui nous ne serions rien. Il n’y a pas de raisons de vivre qui vaille sans l’élan des corps, la jouissance de l’autre, l’amour au coeur. "Ces raisons-là qui font que nos raisons sont vaines". Comme toute existence, l’amour est un improbable miracle, il reste l’exception et non la règle. C’est ce qui en fait un événement cosmique à chaque fois, où se joue l’avenir du monde. All you need is love !
Le sens de la vie est toujours à reconstruire, c’est toujours ce qui manque au moment de la rencontre de la logique et du lieu.
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