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(L’)Autour de la Géopoétique — à propos du Vol du Harfang des neiges de Régis Poulet 

lundi 7 mars 2016, par Michèle Duclos

Ce petit livre (109 pages) élégamment composé et illustré en couverture d’un magnifique oiseau aux ailes déployées, est riche d’enseignement sur les sciences de l’extrême-passé (l’une des vocations de l’auteur est la géologie) mais surtout se tourne vers une culture à venir susceptible de réunir méditation philosophique et poésie grâce à une réconciliation entre pensée et cosmos. Des deux grandes parties, annoncées par le titre même, la première, la plus longue, présente une analyse très documentée des théories qui, à travers les progrès des connaissances, ont successivement tenté d’expliquer le mystère des splendides peintures rupestres de Lascaux et de Chauvet dans leurs fin fonds de grottes obscures inhabitables. Nous reprenons les titres donnés par l’auteur pour suivre les étapes de son analyse toujours précisément référencée, en essayant de synthétiser sans la gauchir ou l’amoindrir une pensée déjà très dense.

« Origines de la pensée »

Quittant la forêt pour la savane et donc parallèlement un mode alimentaire herbivore pour une alimentation carnée, l’homme s’est détaché de sa nature animale pour entrer dans l’état de la technique et de la pensée.

« Émergence et significations de l’art »

L’auteur suit la diachronie des interprétations depuis le XIXe siècle : le totémisme aujourd’hui dépassé ; puis une « magie sympathique » où « la représentation d’un être assure une emprise sur lui » ; Mircéa Eliade, David Lewis-Williams et Jean Clottes développent l’assez convaincante théorie d’« une religion de type chamanique […] qui s’appuie sur une croyance selon laquelle l’esprit des chamanes peut sortir de leur corps pour accéder aux mondes étagés ou superposés où se tiennent les forces surnaturelles qui gouvernent notre monde ».

« Une révolte contre le règne des fins ? »

En réaction contre cette vision dualiste essentialiste et idéaliste du monde, dans la lignée aussi de l’approche occidentale métaphysique de la technique selon Heidegger, l’ethnologue et sociologue nietzschéen Georges Bataille propose une autre dualité horizontale et de « réorienter notre vision de l’art sur un sentiment athéologique du sacré et sur le dépassement de la raison, la transgression des limites. L’art représente une révolte contre le monde profane du travail, dominé par le projet et l’utilité ». Accordant néanmoins crédit à l’interprétation chamanique des peintures, Bataille considère qu’« en elles sont présentes une part de jeu (celui de l’art), et une part de calcul intéressé (celui de la magie) ». Pour lui, « le monde animal dut être considéré comme sacré et supérieur au monde humain » d’où sa prépondérance quantitative et qualitative dans les représentations, signifiant que « l’homme se rend compte de la part animale qu’il détient et, d’une certaine façon, de l’état paradisiaque qu’il quitte pour un monde de création technique durable où sa destinée est d’être happé par le chaos ».

« Les grottes : des espaces transitionnels ? »

Bataille, écrit Régis Poulet, « reconnait dans ces créations artistiques ‘un travail de transformation de la pulsion qui à la fois dissimule et montre, dans un mouvement de lutte contre la détresse et l’anéantissement par la création infinie de substituts divers’ ». Se référant à Alain Gibeault mais aussi à Ferenczi, à l’approche ambivalente du sacré pour Rudolf Otto et surtout à Winnicott, il découvre que « la pratique artistique pariétale œuvre à réduire la séparation entre l’homme et la nature, autrement dit : à halluciner positivement » (A. Green). Tout comme Winnicott « estimait nécessaire d’envisager l’existence d’une troisième aire […] la grotte était située pour les Paléolithiques à mi-chemin entre le réel et l’imaginaire […] entre monde interne et monde externe […] Mais il ne faut pas négliger la possibilité que ces œuvres individuelles aient eu un support social mythique […], que l’œuvre d’art suspend momentanément le jeu de la vie et de la mort, du réel et du non-réel pour à la fois le figurer et pouvoir ainsi en accepter les conséquences. »

Transition : « La géopoétique nous invite à poursuivre la réflexion. »

« La théorie-pratique de la géopoétique »

C’est là, après la solide propédeutique du parcours scientifique, que se situe le cœur, la raison même du texte et du propos de Régis Poulet, aujourd’hui Président de l’Institut International Géopoétique, consacrée à cet « art-science » « dans un contexte post-historique […] pour un temps de détresse, pour un temps de manque ». Il reprend et précise le projet de son fondateur Kenneth White.
Le point de rencontre, à des millénaires de distance, entre l’art des cavernes et la pensée géopoétique invite, pour suivre cette dernière, à « un désencombrement de l’esprit des superstructures idéalistes », afin, écrit Kenneth White de « communiquer une sensation d’univers ».
Prenant comme exemple le site privilégié du Vallon-Pont-d’Arc où la grotte de Chauvet domine en complémentarité le cirque d’Estre, l’auteur, après le Poète, avance que « géopoétiquement, ce lieu et cette grotte sont éminents parce qu’ils ont été contemporains du questionnement angoissé d’humains sentant se rompre leur lien avec le monde naturel comme nous l’éprouvons – et parce que ces gens ont inventé l’art pour y remédier ». Le postulat fondateur de ce rapprochement à travers les millénaires étant que « le point commun entre le chamane paléolithique et le géopoéticien est le constat du divorce entre l’homme et le monde […] parce que l’homme ne connait plus intimement la nature, parce qu’il l’agresse d’autant plus qu’il considère ne plus en faire partie. […] la séparation, qui a pour étapes l’idéalisme de Platon, le rationalisme de Descartes, et le nihilisme moderne réduisant tout à une valeur d’échange. »
Pour le géopoéticien, il s’agit d’inventer un monde, de faire un travail de culture. La tâche du géopoéticien est hélas bien plus difficile que celle de son lointain ancêtre.
Dans un de ses plus beaux poèmes et le plus explicite (« Le maître du labyrinthe » dans Atlantica, (éditions Grasset, 1986) partiellement cité, Kenneth White représente le chamane-poète, également peintre des fresques de Lascaux, en transe extatiquement érotique dans sa grotte, projetant sa semence dans une fente du rocher pour assurer l’union féconde de son peuple avec la terre : « Pour ressortir enfin / humer l’air frais / rassurer la tribu // la réalité était pleine / pleine jusqu’au centre / il avait fait ce qu’il fallait. »
Puisse-t-on en attendre autant de la géopoétique qui aujourd’hui à travers des procédés de création multiples confie au Poète cette archaïque fonction de réconciliation avec la Terre.

PS : Faute de place pour présenter ici cette « théorie-pratique », on renverra au magnifique site http://institut-geopoetique.org/fr qui offre, parmi d’autres informations sur le mouvement aujourd’hui international, les textes majeurs de son fondateur Kenneth White qui l’illustrent. Et bien sûr aussi aux écrits de Kenneth White, et tout dernièrement à des entretiens avec l’auteur : Panorama géopoétique – théorie d’une textonique de la terre. Lapoutroie, ERR, 2014.


Régis Poulet, Le vol du Harfang des neiges — Des grottes peintes à la géopoétique, Carnets de la Grande ERRance, éditions de la Revue des Ressources, 2015

Nota bene : « l’autour » du titre est bien entendu aussi cet « oiseau rapace diurne, de la famille des Falconidés ».

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