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L’écorchure (extrait) 

jeudi 11 mars 2010, par Ana Maria Sandu

Ana, ton anecdote sur la nuit que tu as passée dans une valise
serait-elle vraie ?
Seul Alin te croit et t’écoute avec passion lorsque tu te mets à lui raconter
dans les moindres détails
comment vous partiez chaque année en Transylvanie dans ta famille
et ce jour où on t’a couchée dans une valise
parce que tu avais l’épaisseur d’une miette de pain et tombais de sommeil.
On dirait qu’il voit lui aussi la gare pitoyable et glaciale,
les bancs en bois
couverts de mots éraflés, griffés par toutes sortes de lames,
qui indisposent les gens des salles d’attente,
et toi te faisant aussi petite qu’un poussin,
terminé, ton corps anémié ne grandira jamais plus,
tu es restée là comme une tache ronde sur un tissu à carreaux,
ou comme l’emballage d’un manteau acheté dans une ville étrangère.
Sans le savoir, ils t’emmèneront dans tous leurs voyages de famille.
C’est ainsi que tu t’es libérée pour toujours des problèmes que tu
avais avec la nudité,
de toute cette confusion qui surgissait lorsque maman essayait de
te convaincre
que tu ne devais pas en avoir honte,
ni cacher la moindre parcelle de ta peau.
Elle, elle ne se dissimulait jamais devant toi,
elle t’avait tout simplement expliqué que vous étiez liées, l’une à l’autre,
par d’invisibles petits fils, encore plus fins qu’une toile d’araignée,
tu pouvais donc observer en toute impunité l’unique tache
sombre de son corps.
L’espace ombragé entre ses jambes fines et blanches,
tu aurais dû le reconnaître.
C’est par là que tu étais venue au monde
et de tes mains bleuies avais écarté sa masse noire et frisée.
Désormais, c’est seulement lorsqu’elle s’habille que tu peux
l’examiner avec attention,
suivre de ton doigt chacun de ses grains de beauté,
prendre son corps et le serrer dans ton poing comme s’il s’agissait
d’une luciole.

La famille

Qui a aimé ta mère avant toi ?
Tu regardes son sourire de femme jeune et belle
sur une photo prise un jour, dans un parc.
Elle porte un pantalon vert moulant, évasé en bas,
de hauts sabots et de grosses lunettes.
Maman, elle aime chanter et aimerait devenir artiste,
participer, pour de vrai, à un concours, L’Etoile sans nom, peut-être,
échapper à cette ville de province
et à tous ces garçons ennuyants qui lui font la cour
et la raccompagnent chaque soir chez elle ;
elle, bien sûr, elle leur promet qu’ils se reverront.
Elle ne sait pas vraiment qui elle attend ni comment sera leur vie
amoureuse,
mais elle ressent une joie intense,
rien qu’en regardant les cartes postales
que sa soeur lui a apportées, du temps où elle travaillait à la poste.
Elle s’assied en tailleur, renverse le sac sur le tapis
et le monde entier se retrouve à ses pieds.
Elle a des amoureux sans visage dans tous les coins du monde,
ils lui envoient des saluts et des baisers,
elle connaît leur nom, déchiffre leur écriture
et partage avec eux des souvenirs dans chacune des villes qu’ils
ont visitées.

Mais Antonio reste celui que maman a le plus aimé,
un Italien grand et bronzé de Turin,
qui était venu pour l’épouser et lui avait apporté une grande robe
de mariée ;
je ne sais pas ce qui s’est passé, mais je crois que sa voix l’a effrayée,
maman était jeune, plus jeune que je ne le serai jamais,
et avait trop voyagé dans ses piètres cartes postales.
Elle s’est réjouie des cadeaux d’Antonio comme une enfant,
quant à moi, j’ai beaucoup joué avec le petit canard
en peluche jaune,
et ouvert de nombreuses fois l’énorme boîte de bonbons.
Plus tard, elle y a mis tous les papiers importants.
Elle m’a quelquefois prêté le tailleur pourpre, pour les occasions,
je l’aimais bien, mais j’avais l’impression de tromper maman,
de voler Antonio et c’est à ce moment que j’ai commencé à rêver de lui.
Chaque nuit, il me prenait par la main et me demandait de
l‘emmener chez maman,
c’était un bel homme, Antonio, j’étais contente pour maman,
il portait toujours un foulard rouge autour du cou et un bouquet
de fleurs à la main.
Nous traversons un couloir sombre,
on dirait celui du foyer,
il veut me montrer la porte sur laquelle il avait inscrit leurs noms
et dessiné un coeur transpercé d’une flèche.
C’est la porte tout au fond du couloir, nous arrivons, il frappe.
J’entends ma voix, elle nous dit d’entrer.
Je porte la robe de mariée de maman
et me sens terriblement fautive.
J’ai bien fait de ne pas embrasser le bel homme,
Antonio retournera dès demain matin
dans le rêve romantique de maman,
là est sa place, quoiqu’il advienne.

Maman a-t-elle eu les mêmes angoisses, la même peur de mourir ?
Elle n’a pris aucun contraceptif,
elle n’a jamais eu, comme toi, à accomplir de grandes missions,
avaler jusqu’au bout des milliers de comprimés blancs, minuscules,
contenant une infime dose d’hormones concentrées, pour se
mettre à l’abri.
Pourvu qu’il n’arrive rien, mon Dieu,
ne pas tourmenter son amant avec du stress supplémentaire,
surveiller avec fébrilité
l’apparition de la première goutte de sang.
C’est ce qui t’est arrivé, Ana, quelque temps plus tard,
chaque fois que tu as fait l’amour avec quelqu’un,
de qui il s’agissait, si tu étais contrariée,
furieuse ou amoureuse était sans importance,
tout se terminait avec la première tache.
Le lien entre lui et toi ne tenait qu’à ça,
des figures rouges, abstraites dessinant peu à peu ton bonheur
comme dans un tableau de Picasso.

Plusieurs fois, maman a été enceinte,
on ne me disait rien,
mais je savais d’après son teint qu’elle était allée à l’hôpital
et qu’ils l’avaient entièrement vidée de son sang,
j’avais peur de l’approcher,
elle était tellement frêle que j’aurais pu me retrouver toute seule,
rien qu’en l’effleurant,
si transparente que j’aurais juré qu’elle pouvait voler…
Que ferais-je si d’un bruissement d’ailes elle s’élevait au-dessus de la maison et me quittait ? Qui me resterait-il ? J’ai donc décidé de ne plus la laisser
un seul instant sans surveillance,
et aux toilettes, il fallait qu’elle laisse la porte ouverte – c’était nécessaire car elles étaient à l’extérieur de la maison – et que je lui parle des escaliers,
pour ne pas que, dans un moment d’inattention, elle agite des mains, deux fois, et hop, s’élève.

ana, avec un a minuscule comme tu aimes, tu as plus de vingt-huit ans,
et ne sais trop quoi faire d’eux.
Tu as un amoureux, un travail, une maison où tu n’as pas l’impression
de mourir chaque jour un peu plus,
comme quand tu étais chez tonton Trapu.
Chaque soir, tu t’arrêtes pour regarder ta silhouette dans les vitrines de tes magasins préférés, quand ils sont fermés,
tu te dis que tu vis, que c’est peut-être ça la vie
dont tu rêvais si souvent quand tu étais petite.
Tu n’as jamais porté de vraies chaussures à talons,
la poitrine en avant, fière et sûre de toi,
je ne me souviens pas que cela ait fonctionné une seule fois.
Femme, tu l’as seulement été durant l’ère ana-giorgi-alin,
tu as rêvé que tu dominais des armées d’hommes,
tu as inventé des orgasmes puissants, des sensations fortes.
Voulant désespérément grandir, devenir grande, tu as rêvé de machines
qui te recoiffaient, comme des ciseaux fonctionnant à l’envers,
simplement pour échapper à l’épidémie Chauvana,
à cette Ana négligée et gourde.
Tu rêvais que tu échangeais tes collants lycra
contre des résilles, noires et brillantes,
et ton uniforme avec le petit short, contre la robe en velours de maman.
Tu te voyais avec des ongles longs et rouges,
tu croyais qu’ils pousseraient d’un coup
remplaçant ce que tu avais au bout de tes doigts ridicules, boudinés,
rongés jusqu’au sang durant tant d’années.
En fait, tous tes plans de grandeur ont pris la fuite.
Il n’est rien resté de la vamp dans laquelle tu t’étais projetée à l’âge de dix ans.
Tu as caché tes seins du mieux que tu as pu,
à dix-sept ans, même ta mère ne savait si tu avais besoin d’un soutien-gorge.
En te camouflant sous des pull-overs trop larges et un millier de maillots et de tricots,
tu oubliais ces protubérances dégoûtantes.
En été, tu te détestais encore plus,
tu haïssais ta mère qui ne t’avait pas faite grande et souple.
Tu t’étais fourré dans la tête que rien de bon ne pourrait t’arriver en ce monde,
que la seule issue pour toi
était de partir,
là où personne ne pourrait te voir.

Et maintenant Ana, que penses-tu de l’éternel féminin ?

P.-S.

Traduit du roumain par Fanny Chartres. Sortie : 18 mars 2010 aux Editions du Chemin de fer
Avec l’aimable autorisation des Editions du Chemin de fer.
Illustrations : Marine Joatton. Née en 1972 - artiste contemporaine française qui vit et travaille à Paris (site).

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