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L’Histoire inhumaine 

jeudi 26 décembre 2002, par Radu Lungu (Date de rédaction antérieure : 1994).

L’histoire naturelle révèle une lutte angoissée pour la vie, et cet acharnement instinctuel persiste sous certaines formes dans la vie des communautés humaines, entre des peuples.

Homo homini lupus, "l’homme est un loup pour l’homme" : la violence, moteur de l’Histoire ? ; ou au contraire l’humanité a depuis toujours aspiré à s’extirper de ce malheur de la satisfaction primaire, animale, la lutte pour l’existence, pour parvenir à une surprenante constatation : comprendre l’humanité, c’est se sentir passionnément concerné, "je suis homme, rien de ce qui est humain ne m’est étranger, Homo sum, humani nil a me alienum puto ?

Ainsi, un lien de force égale approche-t-il "l’invention historique" et l’évaluation morale. L’historien en racontant le passé le juge. Mais l’acte de juger doit être soumis à jugement à son tour. Ce cercle vertueux repose sur deux difficultés majeures. D’abord, les valeurs de chaque époque représentent des hommes indigents, des êtres à un tel moment de l’histoire ; raconter leur "histoire" à partir de nos connaissances, de nos jugements de valeur, c’est faire de "toute histoire... une histoire contemporaine" (B. Croce). Ensuite, l’appel à un principe estimatif transhistorique, à des concepts fondamentaux risque de transformer "l’histoire... un tribunal de justice", hégélien jugement final des hommes, des peuples et des nations.

A-t-il réussi l’historien, sans mésestimer les convulsions d’un passé en quête d’un chemin divergent de la violence, sans exacerber les vertus d’une morale atemporelle, est-il parvenu à déceler des "universaux éthiques" (F. Savater) existant dans toute "civilisation humaine" (superbe pléonasme soucieusement employé pour différencier les mortels des individus prêts à sortir avec leurs prosélytes du monde humain pour vivre en dieu ou en bête...) ?

Il s’offre à l’historien plusieurs options pour utiliser les catégories morales dans son invention de l’histoire.

L’option moraliste est la personnalisation extrême du fait historique : l’histoire devient une fresque pointilliste où uniquement les faits des princes ressortent, fruits d’une outrancière volonté événementielle. Chacune de leurs actions a valeur d’exemple, l’anonymat revenant aux banaux mortels.

L’exaltation emploie une interprétation perspectiviste du passé destinée à glorifier ou à mépriser le présent avec emphase. Nous voudrions pour le passé exactement ce que nous souhaiterions pour le présent. Les "mythes" nationaux, la mission, la prédestination nourrissent les frustrations, attisent les passions nationalistes.

Enfin, la description positiviste, en vertu d’une froide et distante méthode critique raconte "ce qui s’est vraiment passé", "wie est eigentlich gewesen ist" (L. Ranke), par un fatal déterministe scholastique, post hoc, ergo propter hoc, "à la suite de cela, donc à cause de cela".

Mais au-delà des valeurs morales propres à chaque époque et à chaque civilisation, y compris celle du temps de l’interprète, au-delà d’un sens estimatif d’appel cosmique, il y a une qualité universelle qui rapproche toutes les "morales", temporelles et éternelles, il y a un dénominateur commun propre aux humains, c’est la condition humaine.

La condition humaine exige que l’homme n’a pas de prix, veut que toute vraie vie humaine qui est détruite prématurément par la violence est absolument irremplaçable, soutient la continuité de l’esprit humain, qui nous apparait, à la fin, comme la vie d’un homme. For Whom the Bells Tolls ?

"Nul homme n’est une île complète en soi-même ; chaque homme est un morceau de continent, une partie du Tout... La mort d’un homme me diminue moi aussi, parce que je suis lié à l’espèce humaine. Et par conséquent n’envoie pas demander pour qui sonne le glas. Il sonne pour toi. " (E. Hemingway).

La condition humaine c’est la volonté libre contre le libre arbitre, c’est la volonté d’universalité contre la volonté de puissance, puisque c’est la volonté de tout être humain qui se veut humain.

Soumise à toutes les épreuves, la condition humaine a accompagné les cohortes des martyrs de la violence pendant plus de 4.000 ans d’"expériences" dans le laboratoire humain des exactions abominables. Quatre mille ans séparent l’hypogée de Roaix (Vaucluse), sépulcre d’un des premiers massacres de l’humanité, des "abattoirs" de l’industrie totalitaire de notre siècle. "Il se peut que toutes ces énergies qui ont dû succomber aient été plus nobles et meilleures que celles qui ont triomphé" (J. Burckhardt).

La terminologie utilisée, massacre, publicide, ethnocide, génocide, ethno-génocide, couvre mal l’immensité de la souffrance humaine sur l’autel de l’orgueil meurtrier. La typologie inventée, génocide de substitution, génocide d’élimination, génocide de dévastation, ou encore décadence objective, génocide culturel, génocide moral, reflète difficilement l’imagination criminelle à l’échelle humaine.

Les quelques "échantillons" de démence élevée au rang d’idéologie ethnique, religieuse ou politique nous montrent l’obstination d’une certaine constance, pas celle de la raison, mais de la force destructrice qui jalonne les corridors de l’aventure humaine.

Et pour que l’abaissement humain soit total, même les esprits les plus éveillés se sont souvent conformés à l’acceptation du "droit du plus fort" qui conteste au plus faible les droits les plus élémentaires, en lui concédant dans le meilleur des cas un "serf-arbitre" : l’esclavage du génocide moral , "conformément à la justice", comme remarquait cyniquement Socrate.

La Cité Eternelle imposa sa pax romana, tant louée par Horace, à l’univers au prix d’infinies souffrances infligées aux peuples du pourtour méditerranéen. Fiers héritiers de sa grandeur, on oublie parfois la contrepartie du... droit romain : puissance reposant sur la force de ses légions, puisant sur le travail de ses "choses", ... les esclaves.

En s’avançant dans le temps, on oublie par omission (commode exercice intellectuel) la soldatesque des invasions du premier millénaire, l’expulsion de plus de 300.000 juifs et morisques (musulmans convertis) par les rois catholiques (aux XVe et XVIe siècles) en raison de la limpieza de sangre, le sang pur, le racisme avant la lettre.

Il existe au cours de l’histoire un exemple incontestable de décadence objective, c’est-à-dire de récession démographique due à la conquête : l’exemple amérindien. La conquista espagnole a entraîné par violence directe, par malnutrition, par choc microbien et viral, la disparition, en trois générations, de la majorité de la population du continent sud-américain (des dizaines de millions de pertes humaines), de la quasi totalité d’un acquis culturel de 35.000 ans sur le tiers des terres émergées... Las Casas, le Père des Indiens, dans un dominicain geste de commisération, proposa l’utilisation de la main d’oeuvre fournie par la traite des Noirs pour épargner les Indiens... Le résultat : dès le XVIe siècle la traite était née, coûtant à l’Afrique de 15 à 20 millions d’âmes en trois siècles. Elle rapprocha, comme dans les temps géologiques, les deux continents...

La création du Nouveau Monde nord-américain fut un gigantesque hold-up. Conformément à la doctrine de la "Destinée manifeste", les Indiens devaient s’effacer, suivant "la piste des Larmes", devant le train, ce "grand tueur d’Indiens". "Un bon Indien est un Indien mort", disait-on à l’époque. Le résullat : de 10 millions estimés au début du XVIIe siècle, les Peaux-Rouges se retrouvent à à peine 20.000 en 1890. Même George Washington, héros national et premier président des Etats-Unis, n’hésitait pas dans sa jeunesse à organiser des scalping parties contre les Indiens pour s’emparer comme ses compères des terres en écrasant les populations auxquelles elles avaient toujours appartenues. Les survivants furent campés brutalement dans des réserves des ghettos conçus pour ces "nations domestiques dépendantes", des îlots éloignés de "la civilisation" , d’où on pouvait sortir, mais pour se retrouver seul, démuni dans un monde incompréhensif et qu’on ne comprenait pas, seul devant ses dieux qui l’avaient abandonné à l’alcool, aux maladies, à l’indifférence, à l’incompréhension.

Et puisque l’Indien était irréductible et réduit à des proportions inexploitables, on amène des Noirs africains : il y en avait 3.500.000 (dont 88% en condition servile) en 1850, date du dernier transport négrier en provenance d’Afrique... Un véritable génocide culturel leur a été administré pour donner naissance à un melting-pot, le Noir américain, cet homme physiquement et mentalement nouveau, en tant que produit d’une "génogénèse sélective", la négritude passée au moule américain.

Partie des grands principes des Lumières, la Révolution française dégénéra en violence. Elle dévora ses enfants, d’abord les Vendéens et les Chouans, ensuite les Jacobins, pour sacrifier finalement les fils de la patrie sur les plateaux castilliens et dans les steppes russes, au nom d’une triade entachée du sang des 50.000 "terreurisés", des 250.000 "fratricidés", des 1.300.000 "héros" de la patrie. L’enfer pavé de bonnes intentions... Ses beaux principes, ses colonnes infernales serviront de gage à d’autres tremblements, à d’autres tribuns.

La colonisation, à l’exception des deux guerres mondiales, aura été l’entreprise humaine qui a produit le plus de victimes dans le monde. En vertu d’un prétendu "droit du plus fort" à protéger le plus faible, l’idée de la responsabilité morale de l’Europe sur le continent africain lança au XIXe siècle l’assaut du continent. La certitude de la supériorité incontestable de l’Europe ébranlera plus tard même les convictions d’un Léon Blum : "Nous avons trop l’amour de notre pays pour désavouer l’expansion de la pensée, de la civilisation française" (!).

Avec la Révolution d’Octobre et la montée du fascisme de toutes nuances, le Monde va céder sur des grands espaces de terre et de temps à la tentation totalitaire. La misère humaine atteignit le comble de ses malheurs.

Se fondant sur les "lois de la Nature" ou sur les "lois de l’Histoire", le nazisme et le stalinisme cultivaient, pour le premier, la volonté de détruire une pseudo-race, les Untermenschen (les "sous-hommes"), et pour le deuxième, la volonté de détruire une pseudo-classe, les "ennemis du peuple".

Les Bolcheviks ouvrent le premier camp de concentration en 1918, et le premier camp de travail forcé en 1919. Durant les années 1920-1930, on estime à plus de 1.500.000 le nombre de victimes par an du régime communiste... Une récapitulation des pertes consécutives à la guerre civile, à la terreur, aux épidémies, à la collectivisation, aux purges, dénombre, selon des estimations minimales, entre 36 et 40 millions de morts entre 1918 et 1953, nous laissant sur la conscience une marge de manoeuvre de quelques millions d’âmes inconnues jetées dans la fosse commune de la cruauté humaine.

"L’Archipel du Goulag" élimina non seulement les ennemis de la révolution, mais aussi ceux au nom de qui la révolution avait été faite. La vérité apparut plus tard au grand dam d’une intelligentsia occidentale, acquise aveuglément à la propagande stalinienne.

Le 20 mars 1933, ouvre le premier camp de concentration à Dachau. Avec lui, la plus terrible industrie du meurtre collectif inaugura le long chemin du calvaire hitlérien s’acheminant vers l’apocalyptique "solution finale". Selon des estimations crédibles, 8 millions de personnes passèrent par les camps de concentration, et seulement 700.000 survécurent. Les victimes, les "sous-hommes" : des Juifs, des Tziganes, des prisonniers slaves, etc. Et si Hitler enviait aux Russes l’immense Sibérie où auraient pu être déportés "ses Juifs", Himmler leur contestait la primauté de l’abominable : "...que personne n’aille nous dire que c’est du bolchévisme. C’est un retour aux anciennes traditions de nos ancêtres"...

Les massacres nazis et staliniens s’accompagnaient de la déshumanisation des victimes : des êtres humains réduits à l’état du délabrement physique, voués à une survie maximale de quelques années... Elias Canetti note que "le triomphe de la haine, c’est de manger son adversaire et de le réduire à l’état d’excréments". Excrémentation équivaut à la négation de l’autre, à son abaissement au niveau le plus bas de la "vermine", des "rats", des "bûches", des "fantômes bovins", des "esprits reptiles", selon la panoplie du "vocabulaire" totalitaire, qu’il soit nazi, stalinien ou asiatique.

L’idéologie dominante du Japon impérialiste était le kokutaï, le fait de considérer ses sujets comme absolument exceptionnels. "Rien de nouveau sous le soleil", puisque chaque dogme totalitaire crée son prototype de "sur-homme" : l’aryen de sang pur comme le guerrier en kimono. Ce n’est pas par hasard que pendant la seconde guerre mondiale, les deux alliés allemand et nippon rivalisèrent de cruauté, de sadisme, envers les populations soumises et les prisonniers de guerre, réduits au rang d’esclaves et de cobayes.

Ce n’est pas par hasard non plus que la Chine du Grand Timonier éleva l’idée de révolution au rang d’épopée vivante exigeant ses offrandes : des dizaines de millions de victimes par mort violente, de la famine des années 1959-61 suite au Grand Bond en avant, de la "grande révolution culturelle" des années 1966-68 ; tant de martyrs incomptabilisables, tant de martyrs dont l’espérance s’est retrouvée concentrée dans la silhouette de l’homme du "printemps de Pékin", les mains nues contre la force brut des chars.

"L’histoire et la morale se réconcilient", jubila Vaclav Havel, le président et l’écrivain, en cette même année 1989 de la "révolution de velours" à Prague, de la chute du mur à Berlin, de l’insurrection roumaine. Les signes d’une réconciliation de l’homme avec soi-même, avec son passé "d’abattoir et de valse", annonçaient l’aube d’une humanité responsable et morale.

Hélas !, la "mécanique du châtiment", dont parle George Steiner, s’est remise en marche en réveillant partout dans le monde les vieux démons des nationalismes haineux, des exclusions fanatiques.

Face au nouveau déchaînement des passions de la "bête immonde" la "volonté de puissance", seule l’énergie de toute l’humanité pourra imposer cette manière propre d’être de l’Etre, la condition humaine.

"Légers, très élevés, les nuages passaient au-dessus des pins sombres et se résorbaient peu à peu dans le ciel ; et il lui sembla qu’un de leurs groupes, celui-là précisément, exprimait les hommes qu’il avait connus ou aimés, et qui étaient morts. L’humanité était épaisse et lourde, lourde de chair, de sang, de souffrance, éternellement collée à elle-même comme tout ce qui meurt ; mais même le sang, même la chair, même la douleur, même la mort se résorbaient là-haut dans la lumière comme la musique dans la nuit silencieuse : il pensa à celle de Kama, et la douleur humaine lui sembla monter et se perdre comme le chant même de la terre ; sur la paix frémissante et cachée en lui comme son coeur, la douleur possédée renfermait lentement ses bras inhumains." (A. Malraux).

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