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En marge de la décadence 

mardi 3 février 2004, par Radu Lungu

"Le Silence éternel de ces espaces infinis... m’effraie", s’écriait Pascal submergé par l’image de l’Espace-Temps perpétuellement dilaté.

En rythme du bruit de fond de l’Univers, Silence de l’Homme magnifié par le Big-Bang de sa propre Révélation : l’unification de tous les "temps" - le temps cyclique de l’Eternel retour, le temps irréversible de l’"Etre-pour-la-Mort", le temps cosmique des "trois premières minutes de l’Univers", le Temps en face de l’Inconnu.

"Animal indirect par excellence", l’Homme alterne dans la vie de tous les jours la cosmogonie et l’apocalypse : créateurs et démolisseurs quotidiens, nous pratiquons à une échelle infinitésimale les mythes éternels ; et " chacun de nos instants reproduit et préfigure le destin de semence et de cendre dévolues à l’Infini" (Cioran).

"Né avec la vocation de la fatigue", mais "malade d’espoir", l’Homme - visionnaire - se sent étiré entre une pensée triomphante de Progrès et une tentation descendante d’une inexorable Décadence. Sa myopie innée est corrigée par le constat courageux de la relativité des choses et faits.

La Décadence, c’est Rome. Roma æterna... dont la soif de puissance et domination a trop pris son âme. Roma perpetua... dont la magnificence de ses empereurs a brisé les espoirs d’un million de pauvres oisifs trop accoutumés aux panem et circenses.

Et pourtant, Æternitas romana sempiternellement...

Rome : décadence référente. Tout chemin y mène-t-il ?

"Le déclin de l’Occident" prémonition savante de "l’âme faustienne" (occidentale) assoiffée de l’infini, essoufflée par l’inaccessible, ignorant le triptyque augustinien des âges de l’Homme et de son histoire.

S’agit-il d’un Epuisement ? Vivons-nous les signes d’une Décomposition ?

Qu’est-ce que la Décadence ? "Les instincts s’assouplissent ; les plaisirs se dilatent... ; la volupté devient fin en soi, sa prolongation un art, l’escamotage de l’orgasme une technique, la sexualité une science" (Cioran)... ; "l’art s’effiloche dans une convulsion esthétisante... ; même éloigné de la religion, l’homme demeure assujetti aux simulacres de dieux qu’il s’est forgé... ; le collapsus démographique ignore l’avenir au profit d’un présent certain... ; celui qui souffre au milieu des hommes en traînant son désert remplace les grands solitaires d’autrefois qui clamaient leur propre solitude... ; les hommes produisent plus d’armes que de bonheur... ; le désir de retour à la nature décline la tyrannie d’une science oppressante, témoigne d’une perte de confiance en la connaissance abstraite... ; le penchant vers l’Irrationnel ou la Raison rend les Hommes mystiques ou intolérants... ; un ahurissant sentiment d’autosatisfaction dérive d’un commode complexe de supériorité... ; les automatismes des gestes, la dialectique, en ravageant la spontanéité des réflexes et le fraîcheur des mythes, a réduit le héros à un exemplaire branlant... ; la conscience a pénétré partout et siège jusque dans la moelle ; aussi l’homme ne vit-il dans l’existence mais dans la théorie de l’existence... ; c’est le sang trop tiède pour étourdir encore l’esprit, c’est le sang refroidi et aminci par les idées, le sang rationnel..." (Cioran).

La Décadence, c’est homo ludens plus que homo faber, homo metaphysicus plus que homo religiosus.

Est-ce le temps de la Décadence ? Nous ne savons pas très bien ce qu’est la Décadence. Nous avons seulement l’intuition qu’elle fait partie de l’Histoire, comme la Vieillesse, comme la Décrépitude, comme la Mort.

Quarante mille ans nous séparent de la première tombe, quarante mille ans du temps de la conscience de la mort. Le temps pour que trois cent milliards de fatalistes puissent enterrer leurs morts : 1/62 500e de l’espace de la Vie, 1/125 000e du temps de la Terre, 1/350 000 de la Durée cosmique. Une gouttelette dans le creuset de la souffrance cosmique.

Ainsi, est-il donc tôt pour parler de Décadence (?)...

Et pourtant notre "âme faustienne" d’occidentaux "ptolémaïques" (égocentriques) crie à "la Fin de l’Avenir", de son Avenir. En gardant l’arrogance de son european exceptionalism sauveur et insolent.

"Il y a une croissance et une vieillesse des cultures, des peuples, des langues, des vérités, des dieux, des paysages, comme il y a des chênes, des pins, des fleurs, des branches, des feuilles, jeunes et vieux, mais il n’y a pas d’"humanité" vieillissante" (Spengler).

C’est l’idée de toute Régénération, c’est le secret de l’Espoir transmis par l’effort de Mémoire d’une Humanité circonscrite à toute sa Plénitude.

Dans cette vision "copernicienne" de l’Histoire, le Progrès et la Décadence, frères ennemis indissociables dans l’écoulement des Temps, sont l’oeuvre de toute l’humanité, plus que jamais désenclavée, plus que jamais unifiée, en plein processus d’homogénéisation culturelle.

Notre Devenir se trouve Où ? Toujours dans cette Méditerranée, mare nostrum spirituelle, la plus longue mémoire culturelle de l’Humanité, "éponge imbibée de tous les savoirs", dans cette Méditerranée si proche du berceau de Lucy l’africaine, cette "mer terrestre" basculée vers le nord d’une Chrétienté qui s’est permis à elle seule le luxe de deux révolutions industrielles à une distance de quelques petits siècles ? Ou peut-être ailleurs vers d’autres "zones de vitalité", plus vers l’est, dans la "méditerranée" des steppes ? Ou ailleurs encore vers d’autres "champs", éveillés après une mise en sommeil temporaire ?

Notre Devenir se trouve Où ? Certainement en nous tous, dans toute cette Humanité à la fois riche et fragile, démiurge et démente.

"Faut-il prendre l’histoire au sérieux ou y assister en spectateur ? Y voir un effort vers un but ou la fête d’une lumière qui s’avive et pâlit sans nécessité ni raison ? La réponse dépend de notre degré d’illusion sur l’homme, de notre curiosité à deviner la manière dont se résoudra ce mélange de valse et d’abattoir qui compose et stimule son devenir" (Cioran).

"La nature est imprévisible". Aussi sa "christallisation" la plus pure : l’Etre...

P.-S.

Bibliographie sélective :

O. Spengler, Le déclin de l’Occident, 2 vol., Paris, Gallimard, 1948.

E. Cioran, Précis de décomposition, Paris, Gallimard, 1949.

P. Chaunu, Histoire et décadence, Paris, Perrin, 1981.

J. Gimpel, La fin de l’avenir, Paris, Seuil, 1992.

 

 

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