Dès longtemps, l’homme a inventé des machines - fussent-elles fictives - pour emmagasiner de l’éternité, du souvenir, du temps vertical : idoles dressées sur les ruines du temps ordinaire. L’art qui pérennise est-il la solution ?
Mais la genèse des simulacres suscite aussitôt son tribut - contrepoids sinistre de ce gain d’éternité, comme si le double n’était pérennisé qu’au prix du sacrifice absolu de l’unique, de sa mort. L’art contre la vie ? L’immortalité de l’âme morte contre l’âme vive ?
L’art s’offre souvent d’emblée comme écart à la vie - renoncement à vivre pour mieux "reproduire" la vie :
"Cependant, cette grande artiste - la Stilla - qui reproduisait avec une telle perfection les accents de la tendresse, les sentiments les plus puissants de l’âme, jamais, disait-on, son cœur n’en avait ressenti les effets. Jamais elle n’avait aimé, jamais ses yeux n’avaient répondu aux mille regards qui l’enveloppaient sur la scène. Il semblait qu’elle ne voulût vivre que dans son art et uniquement pour son art."
(Jules Verne : Le Château des Carpathes)
Et, redoublement, art de l’art lui-même, c’est son âme pourtant - sa vie avec sa voix - que va lui arracher l’invention maléfique d’Orfanik, cette prémonition du phonographe et du cinéma, afin que l’incomparable Stilla, dépouillée de son essence, devienne enfin semblable à son nom, au silence germanique de son nom italianisé : still... Au moment où une balle tirée par les assaillants détruit l’enregistrement unique de l’unique, Rodolphe de Gortz s’écrit, égaré : "Sa voix... sa voix... répétait-il. Son âme... l’âme de la Stilla... Elle est brisée... brisée... brisée." Seconde et seule vraie mort de la cantatrice.
Comme si ce qui doit sauver cette voix, la forme de ce corps, l’essence de cette beauté, tuait irrémédiablement son modèle avec la complicité de l’artiste qui refuse pourtant de reconnaître le pacte qui le lie à la destruction : tel le peintre du Portrait ovale :
"C’était une jeune fille d’une très rare beauté, et qui n’était pas moins aimable que pleine de gaieté. Et maudite fut l’heure où elle vit, aima, et épousa le peintre. Lui, passionné, studieux, austère, et ayant déjà trouvé une épouse dans son Art [...] Ce fut une terrible chose pour cette dame que d’entendre le peintre parler du désir de peindre même sa jeune épouse [...] Et il ne voulait pas voir que les couleurs qu’il étalait sur sa toile étaient tirées des joues de celle qui était assise près de lui[...] ...et pendant un moment le peintre se tint en extase devant le travail qu’il avait travaillé ; mais une minute après, comme il contemplait encore, il trembla, et il devint très pâle - et il fut frappé d’effroi ; et criant d’une voix éclatante : "En vérité, c’est la Vie elle-même !" il se retourna brusquement pour regarder sa bien-aimée : - elle était morte !"
(Edgar Poe : Le Portrait ovale, traduit par Charles Baudelaire)
Mais c’est par L’Invention de Morel que la malédiction même du duplicatum semble atteindre son absolu. Inventeur de l’holographie intégrale où les corps, le temps et l’espace sont reproduits, Morel réplique au réel vivant par sa copie parfaite, déliée des aléas de la Vie, mais tous ses modèles - et lui-même - doivent le payer d’une mort atroce comme celle provoquée par la peste ou la lèpre comme si l’éternité d’un seul moment sauvé, fût-il le plus banal et le plus insignifiant, devait coûter chair et âme. Une vieille superstition rappelée par le narrateur (et dont la réminiscence hante aussi les exemples précédemment cités) va dans le même sens que toute la science de Morel :
"Par hasard, je me rappelai que l’horreur que certains peuples éprouvent à être représentés en image repose sur la croyance selon laquelle, lorsque l’image d’une personne se forme, son âme passe dans l’image, et la personne meurt.
Je m’amusai de découvrir des scrupules chez Morel pour avoir photographié ses amis sans leur consentement. En effet, je crus reconnaître, dans l’esprit d’un homme de science contemporain, la survivance de cette antique frayeur. [...]
En outre, l’hypothèse que les images possèdent une âme paraît exiger, comme base, que les émetteurs la perdent lorsqu’ils sont captés par les appareils. Morel lui-même le déclare :L’hypothèse que les images aient une âme paraît confirmée par les effets de ma machine sur les personnes, les animaux et les végétaux émetteurs."
(Adolfo Bioy Casarès : L’Invention de Morel, traduit par Armand Pierhal)
Toutefois la conscience même que s’impliquer en personne dans la reproduction éternelle de cet instant à lui-même étranger va provoquer sa mort n’empêche pas le narrateur de vouloir à toute force s’introduire en cette histoire par amour, pour l’amour intemporel et désincarné qu’il voue au double - inaccessible - de Faustine, à l’âme de Faustine :
"Mais tout cela, si je raisonne juste, signifie que Faustine est morte ; qu’il n’y a plus d’autre Faustine que cette image, pour laquelle je n’existe pas."
Le narrateur découvre le mode de fonctionnement de l’enregistreur d’éternité et, bien que sachant sa mort inévitable, il se surimpose en trompe-l’œil dans la scène déjà enregistrée pour l’illusion d’un tout improbable spectateur. Œuvre gratuite, éternité inutile payée de cette vie - immortalité pour ne rien faire et pour personne. Comme si le désir du simulacre, se suffisant à lui-même, s’érigeait en absolu et que pour la seule beauté du double cela valût la peine !
Il reste cependant un frêle espoir, placé en un ultime appel au témoin improbable, devenant ainsi un démiurge d’un type nouveau, un super-artiste :
"Mon âme n’est pas encore passée dans l’image ; si cela se faisait, c’est que je serais mort et que j’aurais cessé de voir (peut-être) Faustine, pour demeurer avec elle dans une apparition que personne ne recueillera.
A celui qui, se fondant sur ce rapport, inventera une machine capable de rassembler les présences désagrégées, j’adresserai une prière : qu’il nous cherche, Faustine et moi, qu’il me fasse entrer dans le ciel de la conscience de Faustine. Ce sera là une action charitable."
Et c’est peut-être bien un espoir de ce type qui entretient en nous cet interminable désir de simulacres : l’immortalité vraie serait possible à cette seule et unique condition que l’on pût, par la perfection croissante de la représentation, atteindre à l’âme de l’Autre pour y mêler la sienne - et nous serions ainsi sauvés par cette copie élue qui nous rendrait enfin égaux à son modèle en une tout idéale communion des consciences.
D’où la persistance du mythe, son ambivalence mortifère et le pari qu’il semble ressusciter à chaque tentative (esthétique) de duplication de la Vie. Réponse toujours questionnante à la primultime question !