La Revue des Ressources
Accueil > Dossiers > Asiatiques > Asies réelles > L’Orientaliste

L’Orientaliste  

lundi 22 mai 2006, par Françoise Genevray

Quiconque a goûté Ali et Nino se réjouira d’en apprendre davantage sur l’auteur. Tom Reiss, qui préfaçait la traduction française de ce merveilleux roman [1], publie une biographie intitulée The Orientalist et pourvue d’un sous-titre dans le goût tapageur et désuet du feuilleton populaire ou de la presse à sensation : Solving the mystery of a strange and dangerous life [2]. L’ouvrage vient d’être traduit à Paris en même temps que le second roman de Kurban Saïd, La Fille de la Corne d’Or [3]. Cinq ans de recherches, commencées en Azerbaïdjan et poursuivies sous d’autres latitudes (Allemagne, Autriche, France, Italie, Turquie, États-Unis, etc.), reconstituent le parcours d’un homme qui, brouillant les pistes à la fois par goût et par nécessité, se forgea une identité imaginaire et « mentit toute sa vie au sujet de sa nationalité » (p. 227). Le journaliste new-yorkais a donc mené une véritable enquête à travers les catalogues des éditeurs et des bibliothèques, les fichiers de police et de douane ou autres archives administratives, sans compter les inédits, divers entretiens et de précieuses correspondances exhumées par ses soins. Son ouvrage touffu, captivant, dissipe les leurres entretenus par un personnage atypique et tente d’éclairer les zones d’ombre d’une destinée aussi mouvementée que finalement tragique. Essayons de borner le compte rendu à ce qui intéresse le tropisme oriental du « héros », bien qu’on ne puisse évidemment le séparer d’un contexte historique qui forme davantage que l’arrière-plan du livre.

Qui était Lev Nussinbaum, alias Essad Bey, alias Kurban Saïd ? L’écrivain commence à édifier sa propre légende en modifiant l’identité parentale. Son père, à l’en croire, était un aristocrate musulman. Pourtant Abraham Nussimbaum, né en 1875 à Tiflis (Tbilissi), capitale officielle du Caucase sous l’administration tsariste, provenait d’une famille juive ashkénaze venue de Russie méridionale pour trouver un meilleur abri en Géorgie, puis à Bakou. Sa mère, d’antique noblesse russe selon Lev, en réalité venait elle aussi des zones de résidence assignées aux juifs dans l’empire russe. Abraham Nussimbaum fit fortune à Bakou dans le pétrole, qui allait transformer la physionomie de la vieille cité postée à cheval sur l’Europe et l’Asie. Son épouse, après avoir frayé avec les groupes révolutionnaires, mit fin à ses jours quand Lev n’avait que six ou sept ans. De son enfance dans une ville alors trépidante, cosmopolite, où la modernité industrielle côtoie les mœurs antiques, Lev chérit plus que tout le souvenir des murailles encerclant les vieux quartiers, les mosquées et le palais des khans, dont la vue alimente ses précoces fantaisies romanesques. Des excursions dans le proche Caucase, il conserve l’idée d’une coexistence fraternelle des juifs et des musulmans, et plus généralement celle d’un Orient pacifique et tolérant, possible échappatoire à la violence venue d’Europe, celle des grands cataclysmes du siècle.
Né en 1905, l’enfant grandit dans l’intervalle entre deux révolutions, dont la deuxième contraint le magnat du pétrole à la fuite. Lev en profite pour découvrir le désert, au fil d’un périple caravanier au Turkestan et en Perse, suivi, dans Bakou occupée par les troupes germano-turques, d’une brève parenthèse qui voit l’Azerbaïdjan amorcer des réformes démocratiques et rêver d’indépendance nationale. Quand les bolcheviks prennent le pouvoir, avant d’annexer la petite république transcaucasienne à l’Union soviétique, réquisitions, pillages et assassinats signent pour les Nussimbaum le début d’un exil définitif, dont la route passe par la montagne géorgienne, Batoum, Constantinople et Paris (1921). Les premières péripéties de son existence vont nourrir la mythologie personnelle et l’idéologie politique du futur écrivain : « le désert et la montagne allaient se fondre et devenir une solution spirituelle de rechange à l’oppression écrasante de la révolution, du totalitarisme et du conflit mondial » (p. 131). Les minorités ethniques dont parleront ses livres sur le Caucase, publiés presque tous dans l’Europe nazie, ne sont-elles pas une façon détournée d’évoquer le sort fait aux juifs en Europe ?
Abraham et son fils s’établissent à Berlin. Élève du lycée russe, Lev se cache pour suivre des cours d’arabe et de turc à l’université, où il s’inscrit en 1922 sous le nom d’Essad Bey Nousibaoum, première utilisation dans un document officiel de ce nom fictif, dont il retranche bientôt le troisième terme. Bien que souvent percée à jour par les antisémites, sa nouvelle identité « lui servit plus tard de précieux alibi racial et religieux, et lui permit de rester en vie » plus longtemps (p. 238). Sa passion de l’Orient, d’un Orient intérieur dont il choisit la forme et l’esprit, ne fait que grandir avec la nostalgie du pays natal et la montée des périls dans l’entre-deux guerres. Elle s’affiche volontiers dans le costume de guerrier caucasien (toque d’astrakhan, tunique avec cartouchières, sabre à la ceinture) qu’il arbore en public. Lev n’a que dix-sept ans quand il se convertit à l’Islam, choix plus culturel que religieux car la composante confessionnelle semble y tenir peu de place (ce que le biographe omet de préciser). L’excentricité apparente d’une telle démarche, qui amuse ses camarades russes, recouvre un sens profond, qui consiste à « retrouver le rêve multiethnique de son enfance juive à Bakou » (p. 238). L’Orient dont Lev se sent, se veut originaire est un refuge où aucune police secrète ne pourrait le traquer. Ses convictions monarchistes reposeront sur l’idée qu’un grand et vieil empire multiethnique protège mieux ses minorités que les jeunes États nationalistes.
Délaissant le russe pour l’allemand, appris dès Bakou avec sa gouvernante étrangère, le jeune émigré a vingt et un ans lorsqu’il se voit offrir une tribune dans la prestigieuse Literarische Welt comme « spécialiste de l’Orient ». Ce terme désigne le monde de l’Islam et des autres religions non européennes (qui ne semblent pas avoir retenu Essad Bey), ainsi que la Russie devenue soviétique, avec ses possessions centrasiatiques. De 1926 à 1933, le périodique berlinois (qui accueille aussi Walter Benjamin) publie 144 de ses articles, « mélange de journalisme, de commentaire politique débridé et de poésie d’Asie centrale » (p. 246). La revue esquissée par T. Reiss reste trop succincte pour donner une idée exacte de cette production, qui traite surtout de l’actualité courante, entre géopolitique et mondanités, ainsi que de grandes figures littéraires [4]. Des articles paraissent aussi dans plusieurs journaux allemands et aux États-Unis. Essad Bey publie en outre des essais sur l’histoire et la société contemporaines, Pétrole et sang en Orient [5], La Russie à la croisée des chemins [6], Histoire du Guépéou [7], Allah est grand ! Décadence et résurrection du monde islamique [8]. Ses biographies de Staline (1931) et de Mahomet (1932), celles de Nicolas II (1935) et de Lénine (1937) obtiennent des succès internationaux. Pétrole et sang (1929) soulève pourtant en Allemagne des controverses issues de plusieurs bords. Certains n’apprécient guère l’humour avec lequel Essad Bey traite des réalités du monde islamique : dans le microcosme émigré, les nationalistes turcs ou arabes prennent sa désinvolture pour une trahison des mouvements indépendantistes, ou pour une diffamation de l’Orient. D’autres détracteurs relèvent et stigmatisent son origine juive, lui contestant le droit et la capacité d’exposer l’authentique culture orientale. Essad Bey se voit accuser d’escroquerie identitaire et intellectuelle, mais sa célébrité le protège d’attaques encore marginales. Pendant qu’il cherche à son Orient rêvé une traduction idéologique (chapitre 11) et politique (chapitre 12), quitte à s’égarer en des compagnies douteuses (pp. 325-331) car son antisoviétisme lui vaut des soutiens hétéroclites, le parti nazi conquiert le pouvoir à Berlin. Le nouveau régime s’intéresse aux juifs cachés et commence à étoffer son dossier de police, mais les années 1933-1934 lui offrent encore un répit agrémenté de voyages et de conférences à l’étranger. En 1935 tombe l’interdiction de publier en Allemagne. Lev reprend alors le chemin de l’exil : Vienne, et après l’Anschluss l’Italie. C’est alors qu’il commence à signer Kurban Saïd, pseudonyme qui lui permet de toucher ses droits d’auteur, notamment pour Ali et Nino (1937). Un écran supplémentaire, couverture « aryenne » cette fois (la baronne Elfriede von Ehrenfelds), devient nécessaire quand la police fasciste menace à son tour l’orientaliste et que ses contrats d’édition italiens sont annulés. Il s’installe en 1938 à Positano, au bord du golfe de Salerne, subsistant avec peine dans une solitude et un dénuement presque complets. Une cruelle maladie met fin à ses jours en 1942, non sans que l’écrivain ait encore pu remplir six carnets mêlant mémoires et journal (Celui qui n’entendait rien à l’amour) [9], que son ancienne éditrice viennoise conservera pendant soixante ans avant de les confier à T. Reiss.

Écrire une biographie constitue une tâche épineuse quand certaines pages (comme le périple au Turkestan et en Perse, puis entre Azerbaïdjan et Géorgie au temps de la révolution bolchévique) n’ont qu’une source d’information - l’intéressé lui-même. D’autant que ce dernier possède un talent avéré pour l’affabulation : même dans les ouvrages voulus documentaires comme Pétrole et sang ou Douze secrets du Caucase [10], « il est bien difficile de savoir où Lev abandonne l’histoire pour laisser libre cours à sa fertile imagination » (p. 67). Ce constat relativise fortement la valeur scientifique des descriptions et autres études laissées par « l’orientaliste », mais n’empêche pas le biographe de cerner d’aussi près que possible les circonstances ayant déterminé sa vocation. L’ouvrage de T. Reiss n’est pas sans défauts. Quelques inexactitudes concernent des écrivains russes : on ne peut dire que Tourguéniev, bien qu’il peigne dans Pères et fils le nihilisme naissant, « transmit à la génération des années 1860 l’idéal nihiliste » (p. 56) ; André Biely est qualifié de « poète surréaliste » (p. 206), épithète plus d’une fois abusive selon l’usage aujourd’hui répandu (pp. 205, 259, 265). Il faudrait une note expliquant « il était un Houdini de l’idéologie » (p. 24) [11] ainsi que « la tribu perdue » (p. 68). Le sort des Arméniens en Azerbaïdjan, objet d’allusions incidentes (pp. 44, 109, 112, 119, 125), manque d’éclaircissements, lacune surprenante dans un ouvrage si riche en développements historiques. Trop riche même par endroits : le lecteur peut juger déplacées dans une biographie plusieurs pages sur la Russie d’Alexandre II (pp. 53-59), sur les événements conduisant de la république de Weimar à la seconde guerre mondiale (chapitres 7 et 8), ou sur tel acteur de la scène culturelle allemande, G. S. Viereck (pp. 325-332), avec lequel, il est vrai, Essad Bey cosigna un livre. Mais ces longueurs permettent aussi de rappeler des faits souvent méconnus de nos jours, partis-pris de la diplomatie internationale (pp. 323-324) ou flottements de l’opinion (pp. 357-360) qui éclairent certains choix d’Essad Bey lui-même, impossibles à comprendre hors du contexte : ne s’est-il pas employé à se faire nommer biographe officiel de Mussolini ?

Plus appropriés au cadre de la présente rubrique « asiatique » sont les aperçus relatifs à l’histoire de l’Azerbaïdjan (chapitres 1-3) et à ses populations, comme ces milliers d’Allemands descendant d’anciens colons implantés au cœur du Caucase (Helenendorf, pp. 123-127), ou comme ces « juifs des montagnes », dits « autochtones », de l’Azerbaïdjan dont les origines discutées (pp. 67-69) tiennent peut-être au royaume khazar [12]. Au cœur du livre figure la nostalgie orientale de Lev Nussimbaum : « Je serais très probablement mort de cette plongée dans la pauvreté », écrit-il à propos des premiers mois vécus à Berlin, « sans cette passion pour l’Orient qui me soutenait » (p. 232). Passion décisive, qui lui dicte le choix de ses études, celui de sa spécialité journalistique, et la construction persévérante d’une identité qui passe par le costume, par l’hétéronymie et par l’invention dans Pétrole et sang d’une parentèle issue de Samarcande : « Lev fera toute sa vie en sorte d’implanter ses racines de plus en plus vers l’est » (p. 79).
Particulièrement intéressant se révèle le chapitre 11, qui inscrit ses préoccupations idéologiques dans la tradition de « l’orientalisme juif » illustrée par Arminius Vambéry, Benjamin Disraeli, Eugen Hoeflich ou Martin Buber. Ce courant de pensée et de recherche prospéra surtout dans l’Europe centrale de langue allemande à la charnière des XIX et XX èmes siècles. Il rassemblait des juifs bien assimilés à titre personnel, mais inquiets de l’antisémitisme racial en plein essor, qui se firent les interprètes de l’Orient de façon à situer le judaïsme dans un grand ensemble panasiatique. S’efforçant d’expliquer la culture sémite, y compris l’islam, à l’Occident, ils eurent à cœur de souligner les points de convergence et de concorde entre juifs et musulmans. « L’orientaliste juif ne partait pas en Orient à la découverte d’un Autre exotique, mais bien à la recherche de ses propres racines, et les Arabes étaient pour lui rien moins que des frères » (p. 21). T. Reiss reproche à Edward Saïd [13] d’avoir sous-estimé (p. 21) et même disqualifié la contribution de l’orientalisme juif en l’abordant « sous l’angle méprisant de la colonisation occidentale » (p. 265, cf. aussi p. 280). Toutefois, écrire que « la présence cruciale des juifs dans les études orientales n’est pratiquement jamais évoquée » (p. 21) revient à négliger, par exemple, les travaux de Bernard Lewis, pourtant cités dans les notes (p. 390).
Convient-il pour finir de contester le titre de cette biographie ? Non, car le temps est bien révolu où le terme « orientaliste » désignait un savant, un homme de cabinet, « celui qui est versé dans la connaissance des langues orientales » (première mention au Dictionnaire de l’Académie, 1835). Les photos de l’écrivain-journaliste coiffé d’un fez ou d’un turban rappellent les poses de Pierre Loti et sa ferveur pour un Orient imaginaire. Lev Nussimbaum n’était pas un chercheur érudit, plutôt un amateur éclairé de l’Orient (avec les ambiguïtés du mot) qui sur certains points pressentit les évolutions géopolitiques futures. Malgré l’importance donnée à la restitution du contexte événementiel, politique et idéologique, T. Reiss se garde de réduire le parcours de « l’orientaliste » aux déterminations par l’origine et par l’histoire qui semblent prévaloir. C’est ainsi qu’il lui prête « l’impression d’être différent des autres enfants, et la conviction que cette différence n’avait pas une origine précise telle que l’origine ethnique ou la religion, mais qu’elle était due à quelque chose de profond et d’indéfinissable dans son âme qui l’isolait du groupe » (p. 209). L’ouvrage se lit donc à la fois comme un travail d’investigation, comme un document historique et comme le roman d’une vie accidentée, à certains égards marginale, mais somme toute représentative de ces destinées que le siècle passé malmena par millions.

Notes

[1Kurban Saïd, Ali et Nino [1937], trad. de l’allemand par Michel-François Demet, Paris, Nil éditions, 2002. La préface réunit un extrait et le résumé d’un article de Tom Reiss intitulé « The Man from the East », The New Yorker, 4 octobre 1999, librement traduit de l’anglais par Odile Demange. Ali et Nino a été repris dans la collection J’ai Lu, n° 7959, 2006.

[2New York, Random House, 2005. Trad. française par Françoise Jaouën, Buchet-Chastel, Paris, 2006. On s’étonne que l’éditeur imprime « traduit de l’américain » et non « de l’anglo-américain » ou « de l’anglais (États-Unis) ».

[3Die Prinzessin vom Goldenen Horn, Vienne, Zinnen, 1938. La Fille de la Corne d’Or, trad. par Odile Demange, Buchet-Chastel, Paris, 2006. À la différence d’Ali et Nino, traduit une première fois en 1973, ce deuxième et dernier roman de Kurban Saïd était inédit en français.

[4Quelques titres extraits de la liste donnée pp. 419-420 : « Le Caucase - un magasin de curiosités raciales », « L’Égypte et le mouvement de libération arabe », « Le cinéma et le prestige de la race blanche », « Gengis Khan le poète », « Sa Majesté le roi de Boukhara », « Ibn Saud et les wahhabites », « Le lieutenant Dostoïevski », « Le mythe du Lénine oriental », « La république d’Azerbaïdjan », « Tolstoï était-il épileptique ? », etc.

[5Oel und Blut im Orient, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1929.

[6Russland am Scheideweg, Berlin, E.C. Etthofen, 1933.

[7OGPU : Die Verschwörung gegen die Welt, Berlin, E.C. Etthofen, 1932 (trad. française, Paris, Payot, 1934).

[8Essad Bey, Wolfgang von Weisl, Allah ist gross : Niedergang und Aufstieg der Islamischen Welt, Vienne, Rolf Passer, 1936 (trad. française, Paris, Payot, 1937).

[9Der Mann, der nichts von der Liebe verstand, manuscrit inédit.

[10Zwölf Geheimnisse im Kaukasus, Berlin, Deutsch-Schweirische Verlagsanstalt, 1930.

[11L’explication se trouve en note dans la préface d’Ali et Nino, op. cit. (2002), p. 9.

[12Le chapitre 2 de L’Orientaliste porte un titre d’autant plus maladroit (« Les juifs sauvages ») qu’il entretient la confusion avec les fantaisies d’Else Lasker-Schüler signalées p. 247.

[13Edward W. Saïd, Orientalism, New York, Vintage Books, 1978. Trad. française de Catherine Malamoud, L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1980.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter