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La Famine (1839) 

vendredi 9 octobre 2009, par Ernest Fouinet (1799-1845)

Quand le matin, à l’heure où la nature n’est réveillée qu’à demi, à l’heure où le soleil va se lever, vous contemplez, du haut du rocher presque inaccessible d’Ehrenbreitstein, le Rhin qui coule majestueusement à vos pieds, entre deux remparts de verdure encore voilés de brumes, votre imagination aime à errer dans le vague et le mystérieux de cette perspective. Elle remonte le fleuve, tantôt resserré entre d’étroites limites, tantôt s’épanouissant comme un lac, ici réfléchissant de riants paysages, là de sombres aspects, représentant ainsi, hélas ! le cours de la vie humaine. Puis la capricieuse fantaisie se plaît à se bercer dans les merveilleux échos des grottes de Lurley, à écouter les éternels rugissements du trou de Bingen, où des barques ont disparu pour sortir en débris par le trou de Saint-Goar, à quatre lieues de distance. Puis voici qu’à la rêveuse imagination succèdent des réalités presque aussi belles ; le soleil est sur l’horizon, et plus il monte plus il soulève les rideaux de brume et les franges des vapeurs. Les blanches maisons, les clochers d’ardoises, les vignobles, sous la fraîche verdure desquels couve tant de feu, les manteaux ondoyants des forêts, les ruines de ces nids formidables des aigles ou plutôt des vautours du moyen-âge, tout apparaît à son tour, graduellement, à mesure que les brouillards s’éclaircissent ou se dissipent. De petites voiles se montrent déjà comme les ailes étendues des cygnes, sur les ondes dans lesquelles se mirent, de plus en plus distincts, les coteaux, les collines, les rochers des deux rives. Voyez-vous ces barques sortir de Lahn ? Voyez-vous entrer dans la Moselle ces immenses trains de bois formés des chênes séculaires arrachés à la vénérable Forêt-Noire ? Entendez-vous l’Angélus ? il monte vers vous de trois ou quatre clochers de Coblentz, de celui de Pfaffendorf, et du fond de la riante petite ville d’Ehrenbreitstein, qui dort paisible à l’entrée de sa vallée, sous son formidable arsenal, comme sommeille ou sourit Naples sous son menaçant cratère.

Et c’est ainsi que la pensée, revenue de ses vagabondes promenades dans le mystérieux passé des souvenirs et des traditions dont le Rhin est le merveilleux fleuve, la pensée se tourne avec le regard vers les redoutables fortifications d’Ehrenbreitstein. Ce rocher, qui domine le vaste cours du Rhin, semble avoir été destiné à être l’éternel protecteur de ces calmes rivages. Les Romains y avaient un castrum sous l’empereur Julien ; à la forteresse romaine succéda un burg teuton qu’habitèrent quelquefois les évêques de Trèves, et qui tomba en ruines sous ces mêmes princes ecclésiastiques. Puis il fut rétabli en 1160, et l’électeur Jean, margrave de Bade, le fit enfin réparer et agrandir. C’est dans cet état que la forteresse eut à soutenir les canonnades de Marceau, ce jeune héros qui a son tombeau près d’Ehrenbreitstein.

Cette place fut quatre fois assiégée, et le dernier blocus, le plus terrible de tous, eut lieu pendant le congrès de Rastadt. Vers la fin de 1798 la disette commença à se déclarer dans la forteresse, et un jour nébuleux de décembre le colonel Faber, qui commandait le château, fut dans la nécessité d’annoncer à la garnison réunie qu’elle allait avoir l’ennemi le plus terrible à combattre, la faim. La distribution de viande devait cesser, attendu qu’il n’y avait plus aucun bétail dans l’enceinte du fort, et quand à la ration du pain, elle était réduite à moitié. Cette déclaration, faite à la fin d’une de ces lugubres journées où le brumeux automne se mêle au sombre et rigoureux hiver, eut un effet doublement triste sur les soldats déjà fatigués par un long blocus et de continuelles sorties. Il fallait en prendre son parti, et les calmes Allemands se résignèrent avec leur sang-froid national, et aussi avec l’indifférence du soldat qui ne souffre réellement que des angoisses présentes et a le bonheur de ne prévoir ni pressentir l’avenir.

La loi de la nécessité fut donc mise à exécution, et de jour en jour elle devint plus rigoureuse. La demi-livre de pain, bien faible part pour un homme robuste et livré à de continuelles fatigues, tomba par degrés au quart, aux deux onces, à l’once, à quelques bouchées. Heureux encore qui, dans ces extrémités, n’avait que soi à nourrir, mais beaucoup de soldats ou sous-officiers avaient ou leurs femmes, ou des enfants adoptés sur le champ de bataille, ou quelques chiens favoris qui les avaient suivis dans toutes leurs guerres, se tenant entre leurs jambes pendant le feu et léchant les blessures de leurs maîtres quand ils avaient été atteints. Déjà tous les rats des fossés, des souterrains et des casemates avaient été chassés et vendus au poids de l’or. Il n’y avait plus un seul chat vivant dans la citadelle, et l’on s’était livré une sorte de bataille pour un moineau abattu d’un coup de fusil. Les fidèles chiens étaient donc bien menacés et déjà quelques hommes avaient sacrifié leurs dévoués compagnons à l’implacable volonté de la faim.

Gertrude, la vivandière, réduite à la ration comme les soldats, car son fond était entièrement épuisé, avait une chienne qu’elle aimait presque autant que sa fille, la petite Milchen, au point qu’elle les appelait les deux soeurs. Voici pourquoi : Gertrude ayant, quelques années auparavant, mis au monde un enfant débile qui ne prenait que peu de lait et qui mourut sur son sein, fut obligée, pour se délivrer du lait qu’elle avait en abondance, de prendre pour nourrisson cette jeune chienne, nommée Krapp, qu’elle allaita pendant quelques mois. Ce petit animal la sauva de beaucoup de souffrances, et, soit par reconnaissance, soit qu’elle subît, même à l’égard d’un animal, l’influence de ce sentiment, tout autant physique que moral, qui fait qu’une mère s’attache irrésistiblement davantage à l’enfant qu’elle a nourri, Gertrude aima dès lors Krapp presque comme sa seconde fille. Milchen semblait partager cet attachement, et l’on eut dit que la chienne y répondait avec une sorte de raison. Sans rien perdre de son dévouement de noble brute, Krapp avait puisé dans le lait d’une femme cette intelligence humaine qui de l’instinct aimant fait l’affection tendre. Il y avait en vérité entre Gertrude, Milchen et Krapp, quelque chose de cette mystérieuse union que cimente la communication du sang par le sein maternel ; il y avait là amour de mère, de soeur, d’enfant. Aussi Gertrude et Milchen se privaient d’une partie de leur misérable ration pour nourrir Krapp, qui n’en mangeait pas moins de bon appétit et sans ménagement ; c’est là que se creusait la profonde ligne de démarcation entre la bête et l’homme.

Cette chienne, aussi fine, aussi intelligente que bonne, était la favorite de tous les soldats, qui jouaient avec elle et se plaisaient à l’instruire en temps d’abondance ; mais en temps de misère, de disette, aux jours de la dévorante famine, ils ne lui adressaient plus un geste, un mot caressant, et s’ils la regardaient, il y avait dans leurs yeux mornes quelque chose de menaçant et d’avide qui faisait que Gertrude et Milchen se jetaient bien vite devant leur pauvre Krapp.

Quand les soldats revenaient de la cantine, où le tabac, la suprême ressource des affamés, venait de manquer pour la première fois, le 15 janvier 1799, ils tombaient là, mornes, abattus, sans force. Les poings crispés appliqués sur leurs genoux, les lèvres serrées, le regard fixe, ils semblaient chercher dans leur désespoir à voir venir cet invisible ennemi qui les attaquait si irrésistiblement. Oh ! parmi les innombrables modes de guerre que la mort emploie contre notre pauvre espèce, la peste et la famine sont les plus redoutables ; c’est alors qu’elle marche à la tête d’armées de fantômes qui ne soulèvent point de poussière, qui ne font pas le moindre bruit ; à côté de ce fatal silence, le trouble, les cris, le sang, le tumulte d’un champ de bataille sont des fêtes. Où es-tu, peste qui lances la foudre ? que je te foule aux pieds ! Famine qui me déchires les entrailles ! où es-tu ?

C’est ce que les soldats de la garnison semblaient dire dans un silence sinistre comme celui de leur ennemi, la faim, en regardant les lignes des assiégeants qui les tenaient bloqués, et qui se nourrissaient d’autant plus abondamment qu’ils arrêtaient au passage tous les vivres. Tenter une sortie eût été impossible ; les forces des hommes étaient tout-à-fait épuisées, d’autant plus que le froid sévissait avec une rigueur excessive, et l’on sait combien le froid a de prise sur les estomacs vides. La mortalité était grande, et ceux qui survivaient se sentaient à demi morts.

« Enfin j’ai été obligé de tuer mon pauvre chien ! dit un vieux grenadier à son camarade en s’essuyant les yeux.

— Et moi donc, il l’a bien fallu aussi ! répliqua avec le même geste et le même accent son camarade.

— Il n’y en a plus un seul dans la citadelle.

— Bah ! il n’y en a plus, répondit d’un ton presque féroce un autre soldat. Est-ce que tu n’entends pas en ce moment même le maudit Krapp (Maudit ! ils l’aimaient tous ordinairement), le maudit Krapp qui hurle parce qu’il n’a pas assez à manger ; il ferait mieux de donner à manger aux autres…

— Tu as raison, repartit son voisin d’une voix sombre. Gertrude et Milchen se laissent maigrir pour lui, et il n’en profite guère. Elles feraient bien mieux de le vendre ; le commandant l’achèterait bien cher, j’en suis sûr.

— Le commandant ! laisse donc, il le garderait pour lui. Il ne sera pas dit que nous mourrons de faim près d’un chien qui mange ; et, cette nuit, s’il y a encore quelques bons enfants capables d’aller à la maraude, nous irons prendre Krapp. Nous sommes quatre, ce sera à nous seuls, entendez-vous ? tant pis pour les autres… En attendant, on capitulera peut-être, et nous serons sauvés. »

Ce projet fut définitivement arrêté, et quand vint le soir, où il n’y avait pas à souper pour Gertrude et pour Milchen, celles-ci songèrent à se mettre au lit de bonne heure ; quelques verres d’eau, car un puits existait dans la citadelle, voilà tout ce qu’elles purent donner à leurs brûlants estomacs, et, après leur prière bien fervente, on le pense, pour qu’une prochaine capitulation eût lieu, elles allaient entrer dans leur lit, quand elles s’aperçurent de l’absence de Krapp. On comprend aisément quelle fut leur terreur, ou, pour mieux dire, leur douloureuse conviction. Leur pauvre chienne avait certainement été assouvir à son tour la faim frénétique de quelques soldats de la garnison. Tout en regrettant Krapp d’autant plus amèrement qu’elles avaient fait pour elle plus de sacrifices, Gertrude et Milchen souffraient assez elles-mêmes de la famine pour excuser ces hommes. Elles tentèrent cependant quelques recherches dans l’enceinte de la forteresse ; mais aucune des sentinelles n’avait vu Krapp sortir, et depuis la nuit tout était fermé. Il n’y avait plus d’ouverture qui pût donner accès dans le château que quelques brèches faites par le temps ou le boulet des siéges antérieurs ; si la chienne était dehors, elle pouvait revenir par une de ces brèches, mais il était probable qu’elle ne reparaîtrait jamais. Gertrude rentra avec Milchen, et elles se couchèrent.

Leur sommeil était bien léger et bien agité ; aussi se réveillèrent-elles, non pas au bruit, mais seulement à la lueur qui vint à briller sous la porte de la cantine. Elles écoutèrent, se mirent sur leur séant.

On parle, on cherche à ouvrir la porte. « Qui vive ? s’écria Gertrude.

— Amis… si cela vous convient… sinon… il nous faut à manger… il nous faut votre chien… Dépêchez-vous, répondirent quelques voix exténuées, nous mourons de faim ; donnez-nous Krapp, ou nous enfonçons la porte… »

L’accent débile avec lequel étaient prononcées ces menaces de violence ne les rendait guère redoutables.

« Eh ! mon Dieu ! camarades, répondit Gertrude, Krapp n’est plus ici, on me l’a pris.

— Tu mens ! tu mens ! Ouvre-nous, ou nous enfonçons la porte, et malheur !... Ce ne sera pas seulement alors le chien… »

Les quatre soldats avaient réuni tous leurs efforts, et la porte s’ébranlait, Gertrude l’ouvrit à la hâte.

« Mais je ne mens pas ; mes amis, ne me reconnaissez-vous plus ? C’est moi, Gertrude, votre vivandière, que vous aimez bien… Voilà Milchen, la fille du sergent Fritz, Milchen, que vous aimez bien aussi.

— Et ton chien… ton chien ?...

— Vous voyez bien qu’il n’est pas ici ; je vous jure qu’on me l’a pris.

— Tu jures… tu jures ! Tu l’as caché… Mourir de faim près d’un chien, pour un chien !... Il faut être aussi bête que toi ; tu dépéris à vue d’oeil. Allons, camarades, cherchons. »

Et lanterne en avant, ils cherchaient sous les lits, sous les meubles, dans tous les coins de la chambre.

Un léger grattement se fit entendre à la porte.

« Ah ! mon Dieu ! c’est Krapp ! se dirent Milchen et Gertrude avec terreur et joie… Il ne faut pas lui ouvrir… »

Et le grattement recommença plus fort.

« Quand je vous dis qu’il est enfermé dans quelque armoire. Ouvre-lui… tu entends bien qu’il demande à sortir… Vite, cette armoire, ou je la brise. »

Gertrude ouvrit donc l’armoire, puis le buffet, et tandis que les soldats examinaient avec leur lanterne, Milchen sortit tout doucement de son lit et fit entrer Krapp.

O surprise ! ô merveille la chienne tenait entre ses dents la moitié d’un pain de munition qu’elle venait de dérober aux Français qui formaient le blocus. Milchen compléta l’action intelligente de Krapp en présentant aux soldats l’animal bien-aimé avec son butin dans sa gueule.

« Voyez ! camarades, leur dit Gertrude frappée d’étonnement, voyez si vous voulez encore tuer cette pauvre bête. N’est-elle pas l’instrument de la Providence ?... Prenez ce pain que Dieu vous envoie, et craignez de porter la main sur sa créature. Prenez ! prenez ! »

Saisis par ce qu’ils venaient de voir comme par la vue d’un miracle, les soldats n’osaient regarder le pauvre chien. Cette nourriture qu’il leur apportait intacte, quand il en avait tant besoin lui-même, ils la contemplaient avec une sorte de respect, comme si elle fût venue d’en haut, et après avoir partagé avec Gertrude et Milchen, ils se retirèrent aussi émus que s’ils venaient d’assister à un spectacle imposant.

La capitulation fut signée deux jours après, le 27 janvier 1799 ; Krapp fut plus que jamais le favori de l’armée, et mourut glorieusement d’un coup de feu, à côté de Gertrude, pendant qu’elle pansait un blessé sur le champ de bataille.

P.-S.

Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) de Paris-Londres : Keepsake français publié à Paris par la librairie Delloye en 1839.

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (26.XI.2008)
Texte relu par : A. Guézou

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