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Madame de Ruremonde (1885) 

lundi 18 mai 2009, par Catulle Mendès (1841-1909)

De toutes les flirteuses qui, dans les salons de Paris, de Pétersbourg et de Londres, abandonnent longtemps leur main, avec un frémissement bien imité, entre les doigts de quelque bon jeune homme ébahi, ou, renversées dans un fauteuil, croisent les jambes sous la jupe étroite qui s’applique et se renfle, ou bien, penchées, au dessert, vers leur voisin de table, avec l’air d’écouter une confidence, lui placent sous les yeux, sous le nez, sous les lèvres, dans son assiette ! le double fruit vivant de leur gorge qui assoiffe et affame, — Mme de Ruremonde, certes, est la plus parfaitement exécrable ! Aucune n’a poussé plus loin qu’elle l’abominable vertu de toujours s’être refusée après s’être toujours offerte. On cite d’elle des traits d’audace presque incroyables, déconcertants. Pendant six semaines, elle a voyagé en Italie avec M. de Puyroche, beau, jeune, hardi, qui n’a ni froid aux yeux ni froid au coeur, et de qui la poigne est solide ; ils descendaient dans les mêmes hôtels, et la porte, entre les deux chambres, d’ordinaire, fermait mal, — un soir, elle l’appela, ne pouvant elle-même, étant trop lasse, défaire ses cheveux ni dégrafer son corsage, — ils passaient souvent les nuits dans le petit salon des spleeping-cars, retenu pour eux seuls, elle, câline, s’asseyant tout près de son compagnon, lui mettant parfois la tête sur l’épaule, lui disant : « Aidez-moi », quand elle voulait monter, à demi déshabillée, sur le plus haut des deux petits lits, d’où, plus tard, dans la pénombre, elle laissait pendre son pied nu. Eh bien, de retour en France, M. de Puyroche a juré, — il faut croire un fat qui s’humilie ! — que Mme de Ruremonde, chemin faisant, avait peut-être été la maîtresse, à Venise, d’un gondolier, et, à Naples, d’un lazzarone « mais qu’elle ne s’était jamais donnée à lui, jamais ! pas même le soir ou, à Procida, alanguie d’une promenade et ravie par la mer elle se baigna devant lui, toute blanche, dans les lauriers, sous les étoiles !

Une fois cependant, — l’heure de la défaite sonne pour les plus fières, — elle fut prise de passion, à son tour, oui, conquise, elle, cette conquérante. Il n’était ni très beau, ni célèbre ! Un jeune homme, voilà tout. Quelqu’un, même, qui n’était pas du « monde », qui avait été présenté, un soir de redoute, chez Mme de Soïnoff, était venu par hasard, ne reviendrait plus. N’importe ! elle l’aima, tout à coup, de tout son être ! Elle ne comprit pas d’abord, s’étonna, se crut folle, se demanda si elle n’avait pas bu trop de champagne, en causant, au buffet. Mais non, les lèvres à peine trempées dans la mousse qu’enviaient toutes les lèvres. Qu’était-ce donc qui se passait en elle ? Il ne lui avait pas parlé, il la regardait, seulement, avec des yeux où s’allumait la furie d’un inextinguible désir ; cela suffisait pour qu’elle fût délicieusement extasiée, et, quand ils valsèrent ensemble, — c’était elle qui, soudain, saisie de démence, était allée à lui, et lui avait dit : Venez, — quand ils s’enlacèrent dans le tourbillon berceur des musiques et des soies ; lorsqu’elle se sentit pressée contre ce jeune coeur inconnu qui battait ardemment, et qu’une brûlante haleine lui caressa le cou et les frisons près de l’oreille, elle oublia qui elle était, où elle était, et, se penchant vers lui, mourante : « Votre nom ! votre adresse ! je vous jure que je serai chez vous, demain, à trois heures. » Puis, toute la nuit, après la fête, sous les dentelles qui tant de fois enveloppèrent de blancheurs mouvantes son sommeil d’impassible mondaine, elle se rappela cette adresse, ce nom, mordant les baisers futurs dans l’imbécile oreiller muet, acceptant, cherchant les illusoires étreintes des draps qui se dérobent. Car la plus froide coquette est mordue un jour par le victorieux Désir qu’en vain elle défie, et l’amour outragé, bafoué, prend, tôt ou tard, une brusque et terrible revanche.

Le lendemain, après les longues heures d’insomnie qui allument le sang et exaspèrent les nerfs, elle marchait, très voilée, le long des murs, allant chez lui. Elle n’avait pas songé à prendre une voiture ; l’air frais était bon à sa peau qui brûlait. Elle aurait voulu qu’il neigeât, qu’il gelât ; que des froideurs blanches lui tombassent sur le corps, sur le coeur. De la neige ! qui l’aurait éteinte peut-être, l’aurait enveloppée comme d’une opaque et lourde pudeur. Car c’était terrible, vraiment, ce qu’elle faisait, ce qu’elle allait faire ! Elle qui avait repoussé, après les avoir attirés, les plus beaux et les plus illustres hommes mendiant à genoux le petit sou d’or d’un regard ou la monnaie rose d’un sourire, elle apportait, elle-même, presque sans avoir été sollicitée, toutes les richesses de son coeur et de son corps, à qui ? à un inconnu, dont le nom ressemblait à tous les noms qu’on lit sur les enseignes, et qui, logeant à Montmartre, — oh ! de l’autre côté du boulevard extérieur ! — devait être quelque rapin ayant fait un atelier de sa mansarde. Elle se méprisait, se mettait en colère contre elle-même, aurait voulu se battre. Mais elle continuait son chemin, furieuse, et charmée. La fatalité d’une inexorable envie marchait derrière elle, lui mettant aux épaules d’invisibles mains, qui la poussaient. Elle eût tout donné pour pouvoir retourner sur ses pas, et souffrait de ne pas être arrivée déjà ! Elle avait des visions de bras qui s’ouvrent et se referment, de bouches qui se meurent, de regards qui s’embrasent, s’alanguissent, se ravivent. Mais qu’était-ce donc enfin qui la possédait de la sorte ? Elle ne s’était jamais connue ainsi. Elle pensa aux antiques légendes des enchantements d’amour. Sans nul doute, elle subissait quelque envoûtement, quelque charme. Elle se disait bien, — marchant toujours plus vite, courant presque, — qu’il devait y avoir un moyen de vaincre cet obstiné, cet absurde désir, de se soustraire à une déchéance si long temps évitée. Mais, non, non, elle n’imaginait rien, se sentait maîtrisée, n’essayait plus de lutter, courait plus vite.

Comme elle montait la rue Saint-Georges, ses yeux, vaguement, s’arrêtèrent sur l’étalage d’un magasin de modes.

Vingt chapeaux s’accrochaient derrière la vitrine, vifs, éclatants, ailés, pareils à un vol d’oiseaux qui s’agriffe à des branches. Il y avait des « mousquetaires » de feutre noir, d’où pendent de longues plumes, et des toques de loutre, gracieusement chiffonnées, moqueuses, impertinentes, qui ont l’air de vouloir être portées sur l’oreille, et des « coiffes » de satin bouillonné, plus modestes, dont les brides remuent, lentes et douces. De temps en temps entre les rideaux de soie paille, très légère, qu’une main écartait, on voyait le joli visage pâle de la marchande, qui avançait une tête tout auréolée à la diable d’une courte frisure d’or, souriait aux passants, et aux passantes, avec des lèvres dont le carmin s’avivait sous le duvet d’une petite moustache.

Mme de Ruremonde s’était arrêtée. A cause des chapeaux sans doute. Même quand on va à un rendez-vous, on peut être ravie, au passage, par le délicat éclat d’un oiseau de paradis collant son bec d’émail vert, étageant sa queue de petite comète sur un retroussis de velours.

Elle entra dans le magasin, pour faire quelque emplette évidemment. Souriante, affairée, la marchande, — à qui ses vagues moustaches seyaient fort bien en vérité, — allait, venait dans la mignonne boutique tendue de satin mauve, comme un boudoir ; et il y avait, au fond, deux tentures qui, s’entr’ouvrant sous le vent de la robe, laissaient deviner plutôt que voir une autre pièce, presque sans jour, soyeuse, mystérieuse, tendre.

Tous les chapeaux, vite retirés de l’étalage, faisaient déjà, sur la table en bois de rose, un pêle-mêle d’ailes vivantes et de fleurs épanouies.

— Voulez-vous essayer cette toque, madame ? Elle est tout à fait à la dernière mode et vous ira très bien.

— Non, je ne suis pas coiffée. Mettez-la, je vous prie. Je jugerai de l’effet.

La complaisante marchande se coiffa vivement de la toque.

— Ah ! elle est jolie, en effet, dit Mme de Ruremonde en espaçant elle-même, du bout des doigts, les petits frisons de l’auréole d’or tout autour du chapeau ; et vous êtes adorable ainsi.

Elles se regardèrent, en silence, longtemps, les yeux fixes.

— J’ai d’autres chapeaux, là, dans la chambre voisine, dit enfin la marchande, et si vouliez prendre la peine de les voir...

— Très volontiers, dit Mme de Ruremonde.

Le soir venu, elle descendait de Montmartre ; car elle n’avait pas manqué d’aller chez son valseur de la veille ! Un peintre, en effet. Trois heures durant,— tandis qu’il la regardait, éperdu, — elle était restée dans l’atelier, curieuse, furetant, riant aux nymphes étendues sur le sable marin, aux odalisques, qui se tordent sur des lambeaux de pourpre ou sur des peaux de bêtes, feuilletant les albums japonais, maniant les bibelots, se mirant dans le miroir de Venise ; puis, couchée sur le divan, elle avait écouté, les brides de son chapeau dénouées, une cigarette rose aux lèvres, les tendres paroles de l’artiste agenouillé. Mais pas un sourire trop rapproché de la prière, pas un baiser ! Impeccablement vertueuse. Tous les refus après toutes les promesses. Et maintenant, elle s’en retournait, laissant derrière elle un désespéré de plus, ravie, triomphante, dans sa fierté d’impassible mondaine et de flirteuse immaculée.

P.-S.

Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.) du Nouveau Décaméron. Troisième journée : Dans l’atelier, publié à Paris par E. Dentu en 1885 par la Bilbiothèque de Lisieux.
http://www.bmlisieux.com/

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