Milan Kundera se définit comme un postmoderne ou un "moderniste antimoderne", car il adhère à la fois à une vision de la modernité lucide et ironique, et adopte une position résolument opposée aux auteurs du Nouveau Roman, notamment Nathalie Sarraute, qui offrent, selon lui, un "modernisme" trop codifié et ne font pas du roman un genre majeur, comme l’envisagent les auteurs du roman européen : Hermann Broch et ultérieurement Witold Gombrowicz.
Kundera, à travers son œuvre, observe les diverses expériences de chacun, pour en retirer une certaine force qui aide à comprendre les possibilités de l’homme. Il s’agit de sa conception de la modernité ou de la condition postmoderne, au sens où Jean-François Lyotard l’entend dans son ouvrage du même nom. Ce dernier mène une étude concernant le savoir dans les sociétés les plus développées. On a décidé, dit-il, de la nommer "postmoderne" ; ce mot désigne, pour lui, "l’état de la culture après les transformations qui ont effectué les règles du jeu de la science, de la littérature et des arts à partir de la fin du 19e siècle".
Son hypothèse de travail est que "le savoir change de statut en même temps que les cultures entrent dans l’âge postmoderne, dans les sociétés post-industrielles", c’est-à-dire que le savoir, à partir de cette période, est produit pour être vendu, il cesse de se suffire à lui-même. Dans le même contexte, nous voyons la classe dirigeante des chefs d’entreprise et des hauts fonctionnaires se substituer à la classe politique traditionnelle.
Pour appuyer cette idée, Kundera, dans un article consacré à Gombrowicz et la condition moderne, nous rappelle un séjour passé en Bohème décommunisée, au cours duquel un ami lui déclare que "ce qu’il voit ici, c’est la fondation d’une société capitaliste avec tout ce qui est vulgaire, cruel, stupide, avec des parvenus, des escrocs. La bêtise commerciale a remplacé la bêtise idéologique. Mais ce qui rend pittoresque cette nouvelle expérience, c’est qu’elle garde l’ancienne toute fraîche dans sa mémoire, que les deux expériences se sont pour ainsi dire télescopées, et que l’Histoire comme à l’époque de Balzac, démontre sa capacité de mettre en scène d’incroyables imbroglios."
En effet, la culture postmoderne, selon Kundera, a besoin de l’héritage des siècles passés. "L’avènement des Temps modernes, précise-t-il dans son lexique de L’art du roman, est le moment-clé de l’Histoire de l’Europe. L’homme devient le fondement de tout, l’individualisme européen est né, et avec lui, une nouvelle situation de l’art, de la culture." De plus, il cite les auteurs nommés par Lyotard, dans sa définition du mot "moderne" :
"A l’opposé d’Apollinaire est Kafka. Le monde moderne comme un labyrinthe où l’homme se perd. Le modernisme antilyrique, antiromantique, sceptique, critique. Avec et après Kafka : Musil, Broch, Gombrowicz, Beckett, Ionesco… Au fur et à mesure qu’on s’enfonce dans l’avenir, l’héritage du " modernisme antimoderne " prend de la grandeur."
Kundera se définit donc comme un " moderne antimoderne ", plus qu’un postmoderne ; c’est-à-dire en réaction contre le modernisme de la fin des années cinquante, avec des personnes qui ont fait connaître l’œuvre de Broch, de même que celle de Musil et Gombrowicz, en ayant "la passion de la forme nouvelle", "une orientation moderniste" mais qui ne ressemblait pas à celle de Broch. Kundera, dans L’art du roman (" les modernismes "), consacre une partie entière au modernisme codifié de cette époque.
L’auteur y voit cinq apories majeures, et à travers Broch, c’est sa propre optique qu’il nous confie : la première exigence du modernisme titularisé est la destruction de la forme romanesque ; à cela s’oppose la conviction de Broch que cette forme est loin d’être épuisée. La seconde veut que "le roman se débarrasse de l’artifice des personnages, car ils ne cachent que l’identité de l’auteur ; pour Broch, en revanche, "le moi de l’auteur est indétectable". Le troisième point est que la notion de totalité est bannie, alors que selon Broch, "le roman est un des derniers postes où l’homme peut encore garder des rapports avec la vie dans son ensemble." Le quatrième, qui semble le plus important, est la barrière entre le roman traditionnel et le roman moderne, alors que ce dernier "continue la même quête à laquelle ont participé tous les grands romanciers depuis Cervantès". Kundera, d’ailleurs, intitule un chapitre de L’art du roman : " L’héritage décrié de Cervantès ". Enfin, le dernier point du modernisme titularisé montre que l’Histoire se termine et qu’une autre, nouvelle, commence. Broch, au contraire, garde la nostalgie "d’une Histoire qui s’achève dans des circonstances hostiles à l’évolution du roman".
Kundera se positionne contre le contrat esthétique qui fonde les étapes successives de la piste de la modernité, que nous retrouvons dans L’ère du soupçon. Ces points de discordance sont ici : la nécessité, pour Nathalie Sarraute, de l’aspect psychique né de la condition de l’homme moderne : "…la mise en mouvement de forces psychiques inconnues et toujours à découvrir dont aucun roman moderne ne peut se passer." Puis le fait que la notion de personnage devienne obsolète car "ce dernier n’est aujourd’hui que l’ombre de lui-même". Nathalie Sarraute fait ensuite de Dostoïevski le maître de Kafka et de tous les écrivains modernes dans l’étude du psychologique : "ce besoin continuel d’établir un contact, trait de caractère primordial du peuple russe auquel l’œuvre de Dostoïevski tient si fortement a contribué à faire de la terre russe la terre d’élection, la véritable terre noire du psychologique… Sur ces terres immenses, dont Dostoïevski a ouvert l’accès, Kafka a tracé une voie et il est allé jusqu’au bout." Le point suivant concerne les dialogues qui gênent les écrivains actuels, alors que pour Kundera, comme il l’explique dans Les testaments trahis, la théâtralisation du roman entre dans la composition et la nouvelle esthétique du roman. Les derniers éléments sont sans doute les moins négligeables, à savoir l’importance du fait vrai car "le document seul importe, précis, daté" ; l’abandon pour Sarraute des accessoires et le souci de débarrasser le récit des formes du vieux roman. Selon Kundera au contraire, les auteurs du dix-huitième siècle, Diderot plus précisément, "incarnent le premier temps de l’art du roman" , Jacques le fataliste étant l’exaltation de quelques principes familiers aux anciens romanciers et qui lui sont chers. Un autre thème de désaccord se situe dans la notion de soupçon : "soupçon" de l’auteur vis-à-vis de ses personnages devenus inutiles, "soupçon" de l’auteur pour le lecteur et enfin "soupçon" du lecteur lui-même à l’encontre des personnages : "L’évolution actuelle du personnage témoigne, à la fois chez l’auteur et chez le lecteur, d’un état d’esprit singulièrement sophistiqué. Non seulement ils se méfient du personnage de roman, mais à travers lui, ils se méfient l’un de l’autre. Il est devenu le lieu de leur méfiance réciproque." En dernier lieu, selon Sarraute, le roman va mourir car on préfèrera le document vécu, le roman deviendra une forme beaucoup trop archaïque et la littérature est obligée d’évoluer vers un support nouveau - alors que Kundera s’investit dans le roman.
Voilà pourquoi le modernisme de Milan Kundera se bâtit en réaction contre celui de Nathalie Sarraute, qu’il appelle "codifié ". Il pense ainsi foncièrement que les auteurs français n’ont pas la même vision du modernisme qu’en Europe centrale. Il poursuit, dans son article "A bâtons rompus", sur la réaction de Gombrowicz par exemple, à l’égard du modernisme des années soixante : "On peut le trouver arrogant, injuste mais on ne peut contester ceci : sa rencontre avec le modernisme occidental (notamment français) des années 60 est le conflit esthétique le plus important, le plus révélateur de cette époque." Ce qu’il trouve de plus important chez Gombrowicz est "moins la démolition du nouveau roman que la démolition du faux dilemme, l’art conventionnel contre le modernisme doctrinaire" pour garder la route de l’Histoire ouverte.
Etre antimoderne pour Milan Kundera, c’est être également "hors de l’esprit du temps", hors de l’Histoire ; car "être dans l’Histoire implique non seulement un désir de conquérir le nouveau mais aussi un renoncement à tout ce qui a déjà existé".
Witold Gombrowicz, selon lui, est "un des rares artistes modernes à s’être rendu compte de " cette mélancolie du progrès". Dans son journal de 1960, il prend l’exemple de compositeurs : "Déjà Chopin et Wagner comprirent avec effroi qu’ils ne pourraient pas cultiver la même terre, ils se mirent donc en quête d’autres terrains encore en friche, qui se révélèrent bien pires".
Le progrès, l’avancée dans l’Histoire, la nouveauté de l’époque étaient le communisme. Dans la définition "être moderne" du lexique de L’art du roman, Kundera cite un romancier tchèque d’avant-garde, Vladislav Vancura : "nouvelle, nouvelle, nouvelle est l’étoile du communisme, et en dehors d’elle il n’y a pas de modernité". Toute la génération de Vancura courait au parti communiste "pour ne pas manquer d’être moderne". Le déclin historique du parti communiste a été scellé dès que celui-ci s’est trouvé partout "en dehors de la modernité" : "…Le désir d’être moderne est un archétype, c’est-à-dire un impératif irrationnel, profondément ancré en nous, une forme insistante dont le contenu est changeant et indéterminé : est moderne ce qui se déclare moderne et accepté comme tel".
Ferdydurke de Gombrowicz, selon Kundera, "est la plus éclatante démythification de l’archétype du moderne". Ainsi le narrateur se reproche de s’être frotté les mains, dans sa chambre, seul assis sur une chaise car "c’est le contraire de toute modernité, c’est démodé". La modernité est évoquée également dans une scène, qui peut paraître classique : celle de faire reluire ses souliers ; mais cette action, selon le narrateur, ne sert à la jeune fille qu’"à perfectionner son type en secret par son pied et son mollet pour se maintenir dans un bon style moderne… Une moderne, surprise ainsi avec sa jambe devrait se montrer plus aimable, moins formaliste " Il ajoute que "les modernes savent jongler habilement tantôt avec la bonne éducation et tantôt avec la mauvaise".
Le chapitre 9 du roman est consacré à la modernité et s’intitule "espionnage et suite de la plongée dans la modernité". Le narrateur est encore en présence de Madame Lejeune et de sa fille, qu’il avait voulu compromettre mais "le moderne ne la compromettait en aucune façon !" Il avait attendu que la situation se déstabilise en "adoptant son style propre, un genre pleinement moderne et juvénile".
A travers les personnages des Lejeune, Gombrowicz s’attaque à une forme de modernité automatique qu’arborent les bourgeois sous prétexte qu’ "ils marchent vers les Temps nouveaux", qu’ils sont "les combattants de la Nouvelle Epoque". Pour cet auteur, modernité et ridicule sont très proches.
Gombrowicz toutefois ne fait pas que critiquer la modernité ambiante, il nous livre sa vision de ce que devrait être le modernisme. Il aborde le sujet du style en souhaitant que les écrivains bannissent "la maîtrise suprême" qui n’est plus de leur temps, car "le styliste moderne ressentira le langage comme un phénomène infini qui est en mouvement de façon permanente et qu’on ne peut maîtriser." Il faut abandonner l’excès de théorie et les attitudes pédantes. Le style est le véhicule pour atteindre, non les théories mais les hommes. Il poursuit dans ce sens en affirmant que "de nos jours, le courant de pensée le plus moderne sera celui qui saura redécouvrir l’individu".
L’auteur parle de lui-même, comme d’un homme "lucide et moderne" car non seulement il est conscient, cultivé, connaît toutes les vérités de son époque, sans préjugés, mais il est surtout conscient que "ce qu’il sait de sa nature et de celle de l’univers est incomplet : et c’est exactement comme s’il ne savait rien".
C’est à cette lucidité, à ce regard acerbe et ironique contre le modernisme affiché, que Kundera adhère. Néanmoins, Kvetoslav Chvatik, auteur du Monde romanesque de Milan Kundera, voit dans la "modernité tardive" de Kundera un paradoxe : celui de la difficulté de communiquer. Il réside en ceci que " es mots, les signes et les images grâce auxquels l’homme devrait s’orienter dans le monde, le séparent de ce monde comme une imperméable paroi de verre".
Le poids de l’incommunicabilité peut être observé dans toute son œuvre car il est un motif récurrent. Ainsi, dans L’insoutenable légèreté de l’être, Tereza n’arrive pas à se sentir aussi légère que Tomas ; ils ne se comprennent finalement pas, se rapprochent, s’éloignent aussitôt pour se retrouver ensuite. Sabina est en désaccord avec son amant Franz, qui n’a pas la même façon de concevoir la vie et qui est lui-même en conflit avec sa femme. "Le petit lexique des mots incompris" montre que Sabina et Franz ne donnent pas les mêmes significations aux mots.
Il en est de même dans Le livre du rire et de l’oubli, dans lequel Jan et Edwige prêtent aux mots des sens opposés. Dans La plaisanterie également, Ludvik a des divergences avec Kotska, son ami, et entretient des rapports de haine avec Zemanek, le chef du parti, et de vengeance envers Helena, l’épouse de ce dernier. La valse aux adieux illustre aussi des rapports de haine entre Ruzena et Jakub, son meurtrier, et d’incompréhension réciproque entre Olga (la fille adoptive de Jakub) et Ruzena ; sans compter les nombreuses relations d’indifférence entre les personnages.
Les causes de ces échecs de communication sont diverses : l’égoïsme, le repli sur soi dans une société qui veut instaurer à la fois la confiance et le rejet de toute individualité, mais c’est également le paradoxe inéluctable provenant de la naissance d’une position novatrice du roman, qui se définit contre les courants du dix-neuvième siècle et le "modernisme emprunté" et codifié de la seconde moitié du vingtième siècle.
Dès le début de sa création romanesque, Milan Kundera s’est élevé contre le courant de la "littérature issue de la littérature", et l’orientation du Nouveau Roman. Le modernisme de Kundera, postmoderne ou antimoderne, quelque soit la dénomination , dans tous les cas, a la connotation de la parodie et de la distance, à l’instar de celui de Gombrowicz, qui embrasse à la fois deux pensées : conserver l’héritage culturel européen et acquérir des connaissances nouvelles. Il conçoit ainsi le roman comme "la découverte d’un nouvel aspect de l’être, une interrogation esthétiquement valable sur l’existence humaine". Cette nouvelle orientation de la modernité permet au roman de ne pas sombrer dans l’oubli ; l’enjeu n’est pas destructeur, il est libérateur.