La Revue des Ressources
Accueil > Création > Nouvelles > La Toison

La Toison  

vendredi 22 juin 2012, par Henri Cachau

Ceux des petites classes nous en demeurions au stade de la devinette, de l’énigme, ainsi pouvaient naître des interrogations quant au sens réel ou métaphorique de ces mots que les grands, ceux du ‘certif’, peu ou prou à la hauteur du discernement adulte, prenaient un malin plaisir à nous refiler en seconde main. Ces : toison, con, rouston, fourrure, jardinet d’amour etc., qui en vérité dénotaient leurs inquiétudes concernant les choses de la vie et du sexe en particulier, auxquelles ils ne tarderaient pas à s’affronter. Evidemment, en tant que petits dotés d’une supposée innocence, si nous étions incapables de saisir la plupart de ces termes – en espérant que ‘la Communale’ nous renseigne sur leurs véritables sens –, dans nos comprenettes entendues comme mal dégrossies, cette ignorance ne nous empêchait pas de bêtement reprendre en chœur cette rengaine qu’ils poussaient une fois libérés de leurs scolarités suite à l’obtention de l’indispensable certificat d’études – des succès obtenus avec mention par certains, permettant à notre maire de faire un dithyrambique éloge de notre institutrice –, dont le refrain laissait sous-entendre qu’elle avait du poil au menton, aux pattes et au con !…

Notre institutrice ressemblait au Balzac de Rodin, tout chez elle par son ampleur, son volume, sa stature, poussait à la ressemblance avec cette phénoménale statue, dont elle ajoutait à sa monumentalité par le port d’une invraisemblable simarre à peine dissimulant son embonpoint. Dès notre entrée dans sa classe unique, filles ou garçons, nous appréhendions d’affronter cette espèce de virago, une frayeur que nous dominions assez rapidement après avoir décelé sous son aspect d’ogresse sa réelle bonhomie. Et bien entendu, vicieux comme garnements de nos âges, vite nous nous sommes mis, encouragés par la discourtoise audace de nos aînés, à lui jouer quelques tours, notamment écorcher son patronyme en le confondant avec le dit alphabet, qu’avec plus ou moins de succès, puisque n’épargnant pas sa peine, elle essaierait de nous inculquer. Avec un malin plaisir, nous les petits mâles, dès notre arrivée à l’école nous malmenions son nom de famille en la gratifiant de retentissants : « bonjour ‘m’alphabet’ ! », alors que les petites filles, plus respectueuses (plus mielleuses) de son autorité, y allaient d’un « bonjour Madame ou maîtresse ! » Ensuite, au gré des passages en classes supérieures, devenus moins angéliques, par mimétisme nous récupérerions les impolitesses des grands, qui sans crainte raillaient notre enseignante en marmottant la fameuse rengaine. Alors vexée, cramoisie, empêtrée dans son ample vêtement, elle les pourchassait jusque dans les recoins sombres du préau où souvent elle y intervenait pour faire cesser leurs fumeries ! Sans vraiment nous rendre compte de l’aspect injurieux de ce refrain, amélioré une année sur l’autre par celui qui obtiendrait une mention en français lors de sa remise de diplôme, à notre tour nous entonnions cette railleuse comptine dont je vous livre l’un des meilleurs quatrains :

Madame Falbet notre maîtresse,

A du poil au cul du poil aux fesses,

Sans compter ceux des pattes et menton

Lui assurant moumoute et toison !

Fallait croire que ces nouveaux récipiendaires aient été fortement impressionnés, par sa monumentalité, sa voix de stentor et cette surprenante pilosité déjà apparente par les disgracieux poils follets garnissant son menton, qui selon la rumeur en imposait bien au-delà du quadrilatère scolaire, pour se risquer à de pareilles irrévérences. Bientôt ces diplômés partiraient, ivres (souvent) d’un rêve héroïque et brutal, à la conquête d’une toute autre toison ; en réalité seraient dirigés sur quelques corps expéditionnaires en partance vers des horizons inconnus : africains ou indochinois. De ces voyages au long cours, dont ils se seraient passés, ils en revenaient taciturnes, regagnaient les fermes de leurs géniteurs, s’y aventuraient silencieux et pensifs, entre les travées de vigne, de maïs ou de tabac… Une quête vraiment étrange que celle de cette hypothétique toison, et ce n’est pas la vue des mutiques revenants d’Afrique ou d’Asie, notamment de plus âgés cousins, qui me débarrasserait de cette obsession, et quoique ne brillant pas par précocité intellectuelle cette marotte m’incita d’aller de visu vérifier l’emplacement et le caractère de celle-ci... Ainsi fait que suite à un dernier trimestre calamiteux, ne présageant rien de bon pour l’année suivante devant m’amener au certificat, en guise de rattrapage scolaire mes parents me payèrent des cours auprès du Balzac en chair et en os, haut sur patte et monumental de nature... Ces heures studieuses se déroulaient sous les frondaisons de tilleuls ombrageant le seuil de la maison de l’institutrice, qui revêtue de son éternelle simarre passait cette saison estivale allongée ou plutôt avachie dans un hamac suspendu entre leurs énormes fûts. À l’aveuglette elle piochait soit dans un amoncellement de livres jonchant le sol – elle en annotait certains, les délaissait pour d’autres –, soit dans une corbeille rebondie de fruits et autres gâteries. Il est entendu que ces actions étaient effectuées avec un minimum d’efforts, une économie de gestes ne l’empêchant pas de suer, de soupirer ; malgré sa lassitude et son endormissement de me réprimander, de me reprendre pour une division ratée, parfois lors de ses lectures, sans raisons apparentes, de se mettre à rire aux éclats, un mouvement qui provoquait un ébranlement de sa gigantesque carcasse, le ballottement de ses chairs molles ainsi que le spectaculaire balancement de son hamac…

Une aventure vieille comme notre monde cette conquête de la toison d’or, mais avant de m’y lancer, précautionneux, il me fallut consolider les vagues données récupérées auprès d’élèves qui sans raisons s’en abstinrent, et c’est en feuilletant le dictionnaire – une recommandable opération – que j’appris qu’il pouvait s’agir, soit d’un pelage laineux correspondant aux ovidés, soit d’une abondante chevelure, plus succinctement de poils fournis et épais, sans autre précision sur leur emplacement, ni sur le con et roustons, des mots grossiers que je comprenais avoir plusieurs significations. Ou selon la mythologie, celui d’un fabuleux bélier, que Jason et les Argonautes conquirent en Colchide, cette contrée du Pont-Euxin n’ayant rien à voir avec ce ‘colchique dans les prés’, que lors de ses moments de bonne humeur l’institutrice nous faisait chanter à capella. Cependant, glanés ici ou là au gré de mes recherches, ces renseignements jamais ne suffirent à lever l’énigme des : « poils au cul et aux fesses / sans compter ceux des pattes et mentons ! », sous entendue dans l’irrévérencieuse ritournelle colportée au travers notre village et bien au-delà...

J’arrivais à cet âge ou certaines connaissances réclament l’apport d’expériences concrètes, et me demandais comment avant la fin de ces cours d’été, atteindre ce but, m’approcher de cette toison apparemment propriété exclusive de ‘m’alphabet’. Etant donné que de l’avoir aperçue, avoir identifié ses formes et textures me permettrait, sinon de gagner leur respect, mais au minimum l’attention narquoise de ceux du certificat lors de la rentrée d’octobre. Hélas, dès que je fus soumis à la férule de l’enseignante, je me rendis compte que j’aurais les pires difficultés à la faire se mouvoir, encore moins l’émouvoir, à la faire descendre de son hamac, d’où pantelante, sans cesse elle s’éventait, pestait contre la chaleur étouffante. D’une voix sourde et lasse elle me dictait ces exercices que j’exécutais assis sur un tabouret situé à l’aplomb de sa phénoménale présence, qu’une fois terminés je lui remettais en m’élevant à sa hauteur alors qu’intérieurement moi aussi je pestais, non contre la chaleur mais contre mon impuissance à faire se bouger le Balzac de Rodin perpétuellement avachi et grommelant !... Survint une après-midi ou, comme touché par une idée malsaine je simulai une pâmoison, mollement, décomposant les mouvements je glissai de mon siège puis m’effondrai au sol ; à partir duquel au travers de mes yeux mi-clos, d’abord je la vis s’inquiéter de mon simulé vertige, puis essayer d’abandonner sa couche, s’y empêtrer dans les cordages avant de violemment se débattre afin de s’en soustraire. Allongé, j’en rajoutais, je geignais, souhaitais accentuer sa panique, sa précipitation, mais plus elle s’agitait, plus le piège se refermait. Bientôt, proche de l’étouffement elle se mit à jurer comme un charretier, à invoquer les saints noms du divin, puis s’efforça de se libérer de l’entrelacs du filet et des pans emmêlés de son ample vêtement, pour, après de nombreuses contorsions, se saisir de ciseaux posés sur une pile de livres puis se délivrer en tailladant les rets. Ensuite, à moitié dépenaillée elle disparut à l’intérieur de sa maison, d’où elle en ressortit munie d’une trousse de première urgence dont la seule vue me fit réellement tourner de l’œil... Hélas, ce branle-bas ne suffit pas pour me dévoiler la moindre parcelle de cette convoitée toison, puisque au travers de sa robe méchamment tailladée je n’aperçus que d’incertaines zones sombres. Quant aux secours, ils furent assurés par notre cantonnier s’en venant à cette heure vespérale en direction des tilleuls, quand il fut suffisamment proche, qu’il vit tout ce chambardement, il précipita son pas, ne me porta pas secours mais directement s’occupa de l’institutrice, choquée…

Je ne m’avouais pas vaincu, quelques jours après cet essai infructueux, prétextant un début d’insolation je simulai une défaillance, lentement piquai du nez vers le sol. Une nouvelle fois le hamac fut violemment secoué, émit un claquement sec lorsqu’il se referma sur sa proie ; ligotée, saucissonnée tel un mafflu cervelas, l’institutrice poussa de hauts cris, vainement essaya de s’en soustraire, bientôt ne proféra que des sons étouffés qui m’alarmèrent, me firent comprendre qu’elle pouvait passer. Instantanément je me levai, me mis à courir tout en appelant à l’aide en direction du chemin vicinal bordant la propriété, où j’y rejoignis notre cantonnier oeuvrant aux abords de cette chaussée ; effaré par mon incompréhensible narration, plus rapidement qu’à l’accoutumée il vint, en un tour de main libéra la malheureuse proche de l’apoplexie. L’homme, j’en suis sûr, sut dénouer les nœuds de l’intrigue, il récupéra la captive avant qu’elle s’étouffe, tel le souriceau de la fable à l’aide d’un coutelas trancha les liens et les pans de vêtements emmêlés ; ne cessant de maugréer et sans se préoccuper de ma présence – choqué à mon tour je ne savais si me relever ou toujours feindre la pâmoison – il trouva les gestes adéquats. Alors qu’il essayait de ramener à la raison la pauvre femme, violemment il la gifla, vlan et vlan ! Je ne sais pas pourquoi mais ces gifles me procurèrent un malsain ravissement. Cependant, n’arrivant pas à lui faire recouvrer ses esprits, il lui souleva ses monstrueuses jambes, avec difficulté lui remonta son ample vêtement, libéra des formes flasques, congestionnées, avec au beau milieu de cet amas de chair un large triangle gris noir, une moumoute géante recouvrant le bas-ventre de ‘m’alphabet’. Ensuite l’ayant en partie dénudée, il entreprit un massage cardiaque, alors l’institutrice s’engagea dans un long râle. Écoeuré, précipitamment je quittai les lieux, me réfugiai dans un champ de topinambours proche, à l’abri desquels je vomis tout mon soûl...

Plus tard, suite à un temps non évalué de l’évanouissement de ‘m’alphabet’, depuis ce repaire je jetai un œil circonspect vers les tilleuls où je les vis devisant comme si rien ne s’était passé, ils buvaient de cet apéritif anisé dont je tairais le nom. J’en fus soulagé, en catimini j’abandonnai les lieux, regagnai mon domicile tout en m’interrogeant sur la réalité de ce que j’avais entraperçu : cette dégoûtante toison ? Etais-je déçu, contrarié ? Je m’attendais à un spéculaire ouvragé, à une amulette mystérieuse et magique, et non à ce fourni tablier graisseux dont le dictionnaire me donnerait l’exacte définition…

Chez madame Falbet je n’y retournais pas, n’eus même pas l’autorisation d’aller récupérer mes livres et cahiers, ni d’ailleurs ne devais reprendre le chemin de son école. Je fus dirigé vers un pensionnat où l’on ne parlait pas de toison d’or, seuls y étaient inculqués des principes religieux… Cependant, je n’abdiquais pas, avant de me voir propulsé vers une nouvelle scolarité, je souhaitais avoir confirmation de ce que j’avais entrevu, pour le cas ou j’aurais été victime d’une hallucination ou d’un cauchemar ? Ainsi, peu de jours avant mon départ, en fin d’après-midi, je me plaçai aux aguets dans le champ de topinambours, certain d’y être témoin d’évènements qui ne tarderaient pas d’advenir. Effectivement, ponctuel, à l’heure de l’apéritif, de son pas chaloupé notre cantonnier vint rejoindre ‘m’alphabet’, ayant depuis l’alerte récupéré sa position préférée ; avec précaution il se pencha sur la masse de chair gisant dans le hamac, s’enquit de ses lectures, puis pénétra dans la maison d’où il ressortit avec un plateau de boissons dont il assura le service, ensuite, assis sur mon ancien tabouret s’entretint avec elle. Après avoir longuement palabré, à savoir si sur mon compte, celui de chenapans chaque jour plus impolis, puis s’être assuré qu’aucune présence ne les dérangeait, lui massa son immense poitrail, graduellement remonta les pans de sa nouvelle simarre… L’institutrice gazouillait, le hamac se balançait dangereusement, mais avant que le piège une nouvelle fois se referme, avec difficultés elle en descendit, se plaça face à son amant, souleva son ample vêtement, lui découvrit ses chevilles, genoux et cuisses pachydermiques, sa bedaine flasque, ses seins énormes… Situé à une trentaine de mètres de l’action, je vis se détacher, occupant une vaste portion du bas-ventre féminin, cet énorme triangle poivre et sel, cette peu ragoûtante moumoute frisée ayant accaparé la majeure partie de mes préoccupations enfantines… Je m’évanouis, ne récupérais mes sens qu’à la nuit tombée, j’étais si mal payé de ma curiosité que je mettrai du temps avant de partir à la conquête de toisons plus aimables (fréquentables). Ce retard je le paierai cher, passerai pour un benêt au regard de camarades sans doute moins imaginatifs, mais plus pragmatiques, car l’ayant réussi, eux, le certificat d’études, avant l’heure capables de discernement concernant les choses du sexe...

P.-S.

Illustration : Gustave Courbet, L’origine du monde.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter