...« N’oublie pas de faire briller les parquets, et jusque dans les coins s’il te plaît ! » me martelait Maman... Durant ces heures de lustrage, si j’oeuvrais sous haute surveillance, je n’en pensais pas moins notamment à cette question qui me turlupinait : « Comment maîtriser une périssoire ne demandant qu’à verser ? »... Une traîtresse, sous vireuse embarcation disait notre entraîneur de l’aviron club, ajoutant en direction des débutants son sempiternel : « Souquez ferme les gars, souquez, la vie ne sourit qu’aux gros bras ! »... Par ce biais pouvait s’envisager un avenir balisé par le conformisme des adultes, celui de fonctions supérieures obtenues grâce à cet acharnement dans l’entreprise et la poursuite d’un cap, d’un objectif fut-il terre à terre : ces planchers à faire reluire, cette périlleuse embarcation et son – loin d’être évident – maintien à flot ! Néanmoins, j’avoue que ces corvées hebdomadaires ne m’ont pas procuré que des désagréments, puisque muni du seul brevet des vingt-cinq mètres, insuffisant pour aborder de plus hauturières prétentions, pouvais-je prétendre à mieux qu’à viser l’étang de... où durant mes escapades buissonnières, ce plan d’eau m’offrit des scénarios suffisant à mon plaisir et non, hélas, à mon déniaisement. Bon garçon je réagissais promptement, répondais présent aux injonctions m’intimant de n’oublier ni les coins ni de souquer ferme, avant désillusionné, finir par accompagner ces peintres du dimanche depuis ses rives pastichant Monet. Cependant, malgré l’admiration que je voue à cet impressionniste j’ai préféré élaborer une approche plus singulière, une rénovée conception de l’art du cabotage...
Joyeux drilles, nous empruntions un sentier avant d’atteindre sa rive gauche où une soupente construite en bordure de berge servait de resserre pour le matériel de l’aviron club. Y logeaient les périssoires, délicates embarcations, sous-vireuses, traîtresses car féminines, selon les propos à désambiguïser avant emploi de notre entraîneur ; il est vrai que plusieurs d’entre nous avions fait les frais des humeurs fantasques de ces frêles esquifs, prêts à se retourner au moindre mouvement un peu trop brusque... Les rives de l’étang de... où à nos dépens nous apprenions les principes du yachting en souquant à peu près droit devant nous car la vie n’attend pas !... en période estivale étaient envahies par des pêcheurs ou peintres ; ceux-ci y plantaient leurs chevalets et paraissaient satisfaits, quoique depuis cette époque les pratiquants de cet heureux passe-temps ne soient plus assurés que trois pommes et poires disposées sur une nappe fassent œuvre académique !... J’admirais ces êtres silencieux, pour les observer dirigeais mon esquif afin d’au plus près admirer leurs pochades ou aquarelles, hélas, par le biais de mes maladroites manœuvres souvent me retrouvais à l’eau, ma maladresse soulevait leurs rires moqueurs, ainsi que ceux des pêcheurs assignés à l’espérance d’au moins une prise avant la fin de leur séance... Je n’y avais droit qu’après m’être coltiné les dits planchers, sur lesquels, arc-bouté, cramponné à la paille de fer, l’esprit concentré sur la plinthe opposée, planche après planche je les lustrais, tout en pestant contre cette vindicte maternelle m’obligeant à gagner à la sueur de mon front ces libératrices heures de canotage... Vous y aurez apprécié une activité extra-scolaire et sportive, une louable façon de se maintenir en forme, une sorte de réveil musculaire approprié que Maman me recommandait afin de combattre mes propensions à l’embonpoint et à l’oisiveté... Sans doute y ai-je appris le goût de l’effort, ainsi que des techniques de navigation m’ayant permis de mener quelques croisières et autres amours brèves ailleurs qu’au long des berges de l’étang de... Cependant, durant cet hebdomadaire exercice similaire sur le plan physique à celui de la rame, en esprit et à vue je conservais la pointe de mon canot, sa proue effilée –phallique selon la psychanalyse – droit plantée dans les eaux maremmatiques de l’étang de... et ce jusqu’à l’intrusion brutale de Maman venue inspecter les lieux, qui après d’inévitables remontrances – j’avais tendance à délaisser les coins – en riant m’invitait à rejoindre mes camarades de l’aviron club...
Auréolé d’une aptitude défiant toute concurrence en ce qui concernait l’encaustique, bientôt muni d’un premier degré de navigation, nanti de ces usuelles capacités sur mes quatorze ans je fus désigné pour assurer de dominicales croisières : un loisir peu onéreux, prisé de notre cité marensine... La belle saison advenue je ramais pour l’ensemble de ma famille à laquelle s’adjoignaient des amis obligatoirement munis de pulls marins et de canotiers, parmi les nénuphars si expansionnistes l’été assurais plusieurs rotations en zigzaguant au travers de leurs bancs, et de ces modestes balades au fil de l’eau, assurées avec un plaisir toujours renouvelé, j’étais loin de m’attendre à ce qu’elles puissent engager des surprises de la taille de l’adjonction à nos équipées d’une voisine surnommée ‘la Commandante’ qu’en secret, amoureux fou, j’idolâtrais... Un sobriquet correspondant à son état de veuve de militaire, selon les médisants possédant à son actif de nombreuses heures de vol, alors que d’après ce que j’en sus réellement de l’histoire, son défunt époux officier de la Coloniale avait trouvé la mort en Indochine, non pas suite à un accident d’aviation comme le prétendaient certains adultes, mais fauché par un obus lors du siège de Dien Bien Phu... Cette quadragénaire personne, d’attitude et de commerce agréables, en raison des nuages de lait dont elle noyait son thé lors de ses visites à notre domicile, de son étonnante carnation laiteuse d’authentique rousse, si spectaculaire lorsque généreusement elle l’offrait au dieu Hélios et à mes regards troublés par l’effort du canotage, en mon for intérieur je la surnommais ‘Virelai’, et ô combien de faux sonnets d’insignes poèmes ai-je commis en son nom... Outre cette affable et séduisante veuve parfois je baladais des filles mal dégrossies, ne voulant sous aucun prétexte mouiller leurs robes à fleurs, ni se laisser verser dans les lagunaires eaux alors que j’avais envie de les y flanquer ces bécasses, les y entendre pousser de hauts cris, « Au secours, au secours ! On se noie ! »... Les rires nerveux de ces femelles dont j’avais mission de ramener saines et sauves de nos expéditions, par avance m’agaçaient, la seule passagère dont je ne me lassais ni de sa présence ni de ses engageants propos, dont tardivement j’interpréterai leurs sexuelles allégations, demeurait cette ‘commandante’, sa seule vue m’échauffait les sens... Rétrospectivement vous pouvez imaginer mes regrets de n’avoir versé ce piaillant équipage dans l’onde, elles auraient surnagé un moment, puis seraient ressorties furibardes ou hilares, avec leurs effets d’été moulant leurs formes ; balbutiantes celles des adolescentes en comparaison de celles de ‘Virelai’, rondes, lourdes, douces, appétissantes, féminines...
Plantée à la proue de l’embarcation ‘la Commandante’ babillait, riait, s’extasiait : « Sont-ils à point, sont-ils généreux nos nymphéas ! Rapprochez-vous en capitaine ! » Une manœuvre que j’exécutais en faisant intentionnellement tanguer, se balancer la barque au gré de l’approche, puis une fois à l’arrêt m’avançais jusqu’à toucher cette femme, déjà penchée pour la cueillette des jaunets d’eau, son majestueux fessier élevé, sa main droite tendue afin de mieux les saisir. J’avoue qu’à plusieurs reprises j’eus la tentation, sans connaître à l’époque les joies de la sodomie, de la prendre par derrière, de la balancer par dessus bord, histoire de la voir telle Ursula Andress – dont vous avez admiré la plastique – sortir de l’onde avec ses effets mouillés collant à ses généreux appas... Dans de semblables conditions de roulis et de tangage les filles poussaient des couinements similaires à ceux produits durant l’acte, dans l’intention de nous faire accroire qu’elles atteignent des seuils de jouissance interdits à leurs jeunes et maladroits fouteurs... ‘Virelai’ riait, en redemandait : « Encore, encore, capitaine, ça me fiche des sensations ! »... dès lors je redoublais les ébranlements de la barque au risque de ne point maîtriser les fâcheuses conséquences de ce dont je n’envisageais pas l’issue, assurément supputée bénéfique pour son couillon de fils par Maman... Les nénuphars sont des fleurs aquatiques nanties de larges feuilles s’étalant en surface, ainsi que de multiples, profondes racines s’emmêlant autour des rames du pauvre galérien, condamné à redoubler d’effort, à souquer ferme, acquérir de gros bras afin de se libérer de leurs rets et d’abominables sensations !... À leur sujet ‘Virelai’ était intarissable, disait que Monet aurait du venir les peindre sur notre étang, tant ils y apparaissaient larges, épanouis, moi je l’étais tout autant, cramoisi de la tête aux pieds, incapable de comprendre les sous-entendus de ma passagère, qui immanquablement poursuivait en invoquant le temps, l’heure vespérale idoine au romantisme lamartinien, etc. Durant ses exaltés monologues auxquels je ne pipais mot, je flottais entre deux eaux, la laissant au gré de ses lyriques accents graduellement remonter sa robe, exposer au dieu Hélios ses épaules, ses genoux, ses bras, ses seins, ses cuisses, phénoménales à mes yeux, sa rousse chevelure d’Ophélie ayant pu flotter au gré de l’onde... Sans y avoir touché ni goûté il me fallut abandonner l’étang, voyager bien au-delà, traverser sans y naufrager de plus vastes plans d’eau, avant d’envisager une corrélation entre les lis, les jaunets, les nénuphars, les nymphéas, acceptable si rendue par la juxtaposition de touches colorées, un heureux mariage de tons, de valeurs, que seuls Monet en artisan de la lumière sut établir... Restait à corroborer si, en comparaison d’une clarté francilienne plus douce, de coloris plus assourdis, ces climatologiques ingrédients lui ayant permis d’assurer à Giverny, tel que le peintre abstrait chez lui, à son insu le souhaitait, d’heureuses liaisons chromatiques, ici sur notre étang, avec son climat océanique, sa nature maremmatique, sa pimpante luminosité, ses francs contrastes, ses nymphéas auraient pris une autre allure une autre destination ?...
Ces considérations esthétiques je les recueillais d’une bouche qui bientôt m’apparut, alors qu’auparavant, fasciné, je buvais ses paroles : effondrée, aux commissures affaissée, avec disséminés sur leur pourtour et son empâté menton quelques poils follets et points noirs disgracieux ; des traits alourdis qui finalement me convainquirent de son approximative cinquantaine... Si ce nouvel aspect de mon idole me chagrina, il eut le mérite de m’inciter à ne voir en ‘Virelai’ qu’une mère par procuration, m’assurer qu’abandonnant toute incestueuse illusion, dorénavant devais-je me cantonner à l’écoute de ses seules péroraisons culturelles... Ainsi appris-je qu’il peignait matin midi et soir, au fil des heures et de l’incidence de la lumière déplaçait son chevalet alentour de bassins artificiels où il cultivait les nymphéas ; que lorsqu’il eut atteint ses plus miraculeux effets déjà il ne souquait plus ferme ; que piégé par la fuite du temps Monet se réfugia derrière des glaucomes... Une altération visuelle qui, toujours d’après les critiques, l’aurait fait sombrer dans le n’importe quoi, proche du Parkinson ou de l’Alzheimer, que cette abstraction volontairement tutoyée ils ne voulurent pas lui en reconnaître la paternité, jaloux de son visionnaire engagement la refilèrent aux américains !... Cependant, lassée par nos platoniques cabotages, mon incompréhension des choses du sexe, mon inculture générale, frustrée par mon manque d’audace ou le sien, ‘la Commandante’ espaça nos balades nautiques, finit par s’éloigner de notre étang, se choisit un navigateur solitaire au long cours, un vrai, avec barbe poivre et sel, brûle gueule en écume et grivois tatouages, un ancien de la marine marchande mieux approprié à ses goûts, à ses envies de croisières de luxure... Tout en me masturbant je les imaginais, vieux cuir tanné contre peau blanche, liés en de torrides accouplements...
Dans une frénésie d’activités physiques je noyai ces premières peines de cœur, genoux et mains au plancher, mes yeux embués fixés sur la plinthe opposée à l’aide d’une paille de fer souquai plus ferme que jamais, mais en zigzag et par intermittence ! Cette débauche d’énergie n’échappa pas à Maman, en mère soupçonneuse me suivant à la trace, vu que dans mon sillage j’abandonnais des larmes de dépit, horreur ! tachant ses parquets en chêne ; elle comprit qu’Eros avait frappé, mais à côté de la cible puisque son grand benêt de fils était désarçonné, que l’urgence était de lui redonner un cap, un objectif... Arguant que la période périssoire m’avait été bénéfique elle me suggéra la reprise des avirons, sans chercher à comprendre que mes rageurs coups de rame n’auraient de cesse que raviver de trop récents souvenirs, d’inconvenantes représentations de ‘Virelai’ renversée à la proue de l’embarcation, avec ses somptueuses fesses en l’air, sa main droite tendue vers l’objet de son désir : ce bouquet de nymphéas dégoulinants, scintillants de gouttelettes, qu’entre mes jambes elle déposait – son décolleté me dévoilait ses seins, lourds, marmoréens – tout en me déclarant inspirée : « Vois-tu mon gentil capitaine, si Monet était venu s’installer sur notre étang, je suis sûre que le cours de la peinture en eût été bouleversé ! »... J’étais subjugué par cette mise en scène et pour ne pas lui laisser voir ma confusion, prétextais un soleil gênant, changeais de position, lui tournais le dos, puis ramais furieusement jusqu’au quai situé à la pointe des ormes ; n’avions-nous pas dépassé l’horaire prévu ?... Maman me conseilla d’aller faire un tour en dehors de mon chagrin, de partir à la rencontre des peintres du dimanche qui eux aussi s’y récupéraient de déboires amoureux ou existentiels, attentifs aux moindres variations d’atmosphère sans le vouloir expressément pastichaient Monet... Désespéré je me suis jeté à l’eau et l’étonnement survint accompagné d’une jouissance extrême, puisque au gré de mon utilisation des matériaux, presque à mon insu l’essence aquatique des dits jaunets prit la direction indiquée par le vieux peintre ; sans le vouloir je l’honorais mais hélas n’ai su, par manque de persévérance ou de talent – mais existent-ils l’un sans l’autre ? – poursuivre cette harassante quête de la lumière...
En ce temps-là, sa publicité avait été assurée par d’olympiques rameurs, grands et athlétiques, jeunes et beaux guerriers de l’aviron national, sur son vaste plan d’eau, entre ses bancs de nymphéas ils y dépensaient leurs dix mille calories quotidiennes... Plus tard, sur ses rives on remarquerait les songeuses déambulations d’un président de la République accompagné de son fidèle labrador... J’oubliais sa nature : maremmatique et lagunaire, lui conférant cet aspect d’écrin aux multiples reflets ; les touches seront assurées à base de tons simples ou rompus, le représentant lac figé, ou miroir changeant selon l’humeur du temps et de l’artiste, situé au cœur de la forêt landaise...
Illustration : Claude Monet, Le bassin aux nymphéas.