Fragment d’un journal du dehors — 3/7
Le moindre frémissement d’aile y est événement. Amplifié par les parois de pierre, il résonne comme le tout premier son du monde. Ici, au creux même de son silence la roche respire, vibre au diapason des oiseaux.
C’est à une amie que je dois d’avoir découvert cet endroit : « la baume aux pigeons ». Y accéder nécessite une petite escalade sans difficulté. Des marches ont été sommairement taillées dans la roche pour faciliter l’ascension. Un petit muret a également été construit à l’entrée, avec une porte très basse que l’on ne peut franchir sans s’incliner, sans se courber tout entier. Je vois là un geste d’humilité que tout visiteur est ainsi contraint d’accomplir, comme dans certains sanctuaires ou pavillons de thé. Tout de suite derrière ce seuil, un figuier a poussé, dont les grandes feuilles traversées de soleil submergent le regard d’un vert éblouissant. Amener quelqu’un dans un tel lieu, encore préservé, est une très belle marque de confiance et j’irai jusqu’à dire de bonté, c’est pourquoi ma gratitude est immense. Amener quelqu’un dans un tel lieu implique de le guider, de l’initier aux comportements les plus appropriés : approche discrète, gestes et pas mesurés, sacs laissés à l’entrée puis montée lente et prudente dans la galerie tout de suite à gauche car dans la baume à droite, plus large et moins obscure, nichent les pigeons. Les parois de la galerie sont au départ noircies par la chute d’innombrables fientes. Ça et là, de petits morceaux de duvet très fin sont restés accrochés et leur blancheur palpite, par contraste. Au bout de la galerie, la roche forme une alcôve où les yeux peinent d’abord à se faire à l’obscurité. C’est là qu’il faut s’asseoir et écouter en silence. Se recueillir. Cette petite chapelle naturelle est une matrice pour s’éveiller au monde. J’y suis revenu souvent par la suite, seul, afin de renouveler l’expérience. Le recueillement y est ouverture. Chaque instant passé ici est fondateur.
Lorsqu’un pigeon s’envole, le son est décuplé au point d’ébranler tout l’espace. Les roucoulements emplissent les lieux d’un rythme vital ineffable : la falaise a des poumons, un cœur et nous sommes là, à l’intérieur. Les sons du dehors nous parviennent aussi, distinctement mais atténués. Lorsque le silence s’installe dans la grotte tous les chants d’oiseaux du vallon deviennent perceptibles, comme dans un rêve. Dans ces moments de silence je crois aussi entendre un souffle lointain et continu, qui semble remonter du fond des âges. La lumière du jour prend sur les parois de la baume une magnifique teinte orangée, un peu brune par endroits. Si l’on reste longtemps il est possible d’en percevoir toutes les variations sur la roche. Ses irrégularités tour à tour soulignées ou dissimulées par les jeux d’ombres : stries horizontales et verticales, nervures, fissures, creux et boursouflures. En haut de la galerie les ruissellements ont aussi formé quantité de vasques et concrétions. Si l’on reste longtemps, on s’aperçoit que les pigeons ne sont pas les seuls occupants. Dans l’obscurité un scarabée se meut avec une infinie lenteur. Au plafond, des toiles d’araignées sont agitées par un très léger souffle d’air. Elles ondulent comme de minuscules voiles de gaze suspendus. Et puis il y a ces va-et-vient furtifs d’un oiseau d’une espèce différente, dont le vol est précis, incroyablement rapide et discret, contrairement à celui des pigeons. On l’entend à peine et lorsqu’il entre ou sort subrepticement de la baume, son passage dans la lumière est fantomatique. Mais à chacun de ses retours, on peut percevoir le pépiement impérieux de ses petits.
Je tente de décrire précisément, après-coup, le lieu et les êtres qui l’habitent, mais sur place ce sont les sensations primordiales qui priment. Ces sensations d’avant toute reconnaissance, identification et représentation. Lorsque les sons résonnent et traversent le corps, ce ne sont pas encore des sons d’oiseaux, de pigeons, mais de pures apparitions, avec lesquelles nous ne pouvons qu’être en présence, dans l’étonnement.
Il nous faudrait beaucoup plus souvent pouvoir entendre ainsi le monde.
Yann Leblanc —
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